18. La vague

Partout autour de Katy, les soldats s’effondraient. Fauchés par des lames rotatives, détruits par des prolsbombes, percés par des balles, ils tombaient un à un, interrompant leur course folle le long du vieux port. La jeune fille devait faire tous les efforts du monde pour se maintenir à leur hauteur, poussée par Rupert et Théodorus à aller plus vite. Elle étouffait parfois un cri en se mordant la langue.

Le port était presque entièrement vide, hormis quelques vieilles coques qui pourrissaient là et les braves navires venus les faire évacuer. Affolés, les Résistants s’entassaient à la hâte dans les bateaux, qui allaient de simples barques à de grands voiliers.

La petite équipe voulut monter dans une barge à l’extrémité d’un ponton, mais elle était déjà pleine. C’est alors qu’une bombe atterrit entre eux et le quai, les coinçant sur le ponton flottant. Rupert laissa échapper un juron. Heureusement, un trois-mâts majestueux vint vers eux et une échelle de corde fut lancée par-dessus bord.

Katy grimaça.

— Tu vas y arriver, lui souffla l’encouragea Théodorus.

À mouvements lents, elle grimpa les échelons, luttant contre la douleur lovée dans son ventre. Chaque geste lui tirait horriblement la peau, elle avait peur qu’à tout moment ses points de sutures cèdent à nouveau. Finalement, elle parvint sur le pont, vite suivie par ses deux compagnons.

Le voilier était déjà presque rempli de soldats, mais le capitaine ordonna de faire une manoeuvre pour rechercher d’éventuels retardataires.

Malheureusement c’était inutile, il ne restait plus que des cadavres sur la terre, les Amaryens avaient rejoint le vieux port.

Ils installaient déjà des canons qui commencèrent à cracher des bombes à un rythme terrifiant. Les gerbes d’eau éclaboussèrent Katy tandis qu’autour d’elle tombait une pluie meurtrière. Elle vit un bateau à moteur être frappé par un de ces projectiles et être détruit à moitié, des hommes rongés par les flammes sautèrent dans la mer en hurlant et se noyèrent. Elle vit une barque couler et ceux qui se trouvaient à bord se faire égorger par les ennemis dès qu’ils rejoignirent la terre ferme. Elle vit un soldat s’extraire de l’épave à moitié immergée de son navire pour nager vers leur bateau en les suppliant de le récupérer.

— Lancez la corde ! cria le capitaine.

Les marins s’exécutèrent mais le soldat fut frappé de plein fouet par un harpon qui lui transperça le torse en teintant l’eau de rouge. Le capitaine secoua la tête, le teint pâle, et ordonna qu’on quitte le port. Les voiles se gonflèrent et le bateau prit de la vitesse, fendant les flots. Il délaissa la Terre Libre.

Dans la baie, la mer était secouée d’explosions et blanche d’écume. Une multitude de cadavres et de morceaux d’épaves flottaient çà et là. Sur la côte, la ville était en feu. Au moins la moitié des bateaux d’évacuation avaient été coulée.

Près de Katy, Théodorus pleurait la mort du professeur Écuyer et de son assistant. Rupert donnait des ordres, mais sa voix semblait légèrement tremblante. Ils échangèrent un regard, alors Katy comprit. Elle comprit que le miracle s’était produit. À travers ses mèches roux pâle, les yeux de Rupert étaient emplis de détresse. Le miracle s’était produit lorsqu’un colosse de bronze s’était éteint.

Elle se sentait vide, terriblement vide. Sans même s’en rendre compte, elle sombra dans un sommeil sans rêves.

 

___

 

Katy fut réveillée par une violente secousse, elle sentit une cascade d’eau froide lui éclabousser le visage. Crachant et toussant, elle se mit debout, égarée. L’eau continuait à tomber sans répit, c’était une pluie drue qui faisait glisser le pont. Autour d’elle les matelots s’activaient et criaient des ordres en tous sens. Le ciel était noir de nuages et des éclairs illuminaient l’écume charriée par les vagues. Le navire tanguait bien trop du point de vue de la jeune fille, qui sentit la nausée monter en elle. Rupert s’aperçut qu’elle  était réveillée et voulut lui crier quelque chose mais sa voix se perdit dans le grincement du bois et le sifflement du vent.

Titubant jusqu’à elle, il lui tendit une corde.

— Accroche-toi ! lui hurla-t-il dans l’oreille. Le navigateur dit que la tempête va empirer !

Déjà trempée et frigorifiée, elle noua la corde — ou plutôt le bout, comme on disait dans le jargon marin — autour de sa taille, en veillant à ce que le noeud se resserre si on y appliquait une tension.

Démarra alors un interminable calvaire. Le vent forcissait d’heure en heure et le froid mordant pétrifiait ses muscles. Elle alterna les séjours sur le pont et à l’intérieur du bateau, sans parvenir à trouver un coin confortable. Théodorus accompagnait chacun de ses périlleux déplacements. À cause de son âge, il était inutile dans les manoeuvres et réduit à l’impuissance. Leur seul passe-temps était de se blottir l’un contre l’autre dans un coin et d’attendre une hypothétique délivrance. Parler était exclu car on n’arrivait pas à s’entendre en raison du bruit. Ouvrir un livre le rendait immédiatement inutilisable dehors, et dans les cales, même les marins les plus aguerris ne pouvaient pas lire sans avoir la nausée. Impossible de  dormir convenablement. Dans cet enfer, les soldats comme les marins en étaient réduits à attendre, les nerfs à vifs, la lumière d’un rayon de soleil.

 

___

 

Le cinquième jour, Katy était à bout, elle mâchonnait sans conviction un morceau de pain humide, à la lumière vacillante d’une lampe à huile. Les yeux dans le vague, elle détaillait les rides sur les joues de Théodorus, qui avait fini par s’assoupir. Dans la pénombre, elle voyait les masses indistinctes des autres passagers, prostrés dans un demi silence fait de grincements et de gargouillements. Elle apercevait à peine la tignasse rousse de Rupert, serré contre un baril d’eau. Pour la énième fois, elle sentit son coeur chavirer et l’acide de son estomac remonter jusqu’à la gorge. Elle tenta de lutter contre l’envie de vomir car elle ne pouvait pas monter sur le pont. Là-haut, les vents et la pluie étaient si violents que deux soldats étaient déjà passés par-dessus le bord. Seuls les matelots étaient autorisés à participer aux manoeuvres, tentant tant bien que mal de maintenir le cap dans ces conditions inhumaines.  « Rarement vu pareille sauce, lui avait un jour confié le capitaine, à croire que les Amaryens contrôlent les tempêtes, ou alors c’est le Ciel qui nous en veut. »

La jeune fille fut brusquement tirée de sa léthargie par un bruit sourd plus puissant que les autres. Elle releva la tête, imitée par les hommes encore conscients.

Un marin descendit précipitamment de l’échelle de bois et plongea dans le niveau inférieur. Lorsqu’il remonta, un de ses camarades ayant fini son quart lui demanda ce qui se passait.

— On a une voie d’eau !

Les traits de son interlocuteur se décomposèrent.

— Quels sont les ordres ?

— On ne fait rien pour l’instant, je vais prévenir le capitaine.

— Qu’est-ce qu’il se passe ?! demandèrent plusieurs Résistants. Qu’est-ce qu’une voie d’eau ?!

L’homme balaya du regard l’assemblée avant de déclarer :

— Un trou dans la coque.

Des exclamations affolées s’élevèrent.

Katy savait ce qu’était une voie d’eau, et elle savait qu’il n’y avait pas assez de canots de sauvetage pour tout le monde.

La nouvelle parcourut l’embarcation comme une déferlante : rapide et dévastatrice. Les marins, anxieux, attendaient les ordres de leur capitaine. Les soldats, à bout de nerfs, entraient dans de grandes colères ou fondaient en larmes.

Le capitaine descendit en personne constater les dégâts, puis la mine sombre déclara à tous les passagers.

— C’est sans espoir, nous allons couler.

Un concert de cris horrifiés accueillit son aveu.

— Préparez les canots de sauvetage ! ajouta-t-il.

Les matelots obéirent immédiatement, le front emperlé de sueur.

La jeune fille resta prostrée un instant. Il n’y avait pas assez de canots, cependant avec cette tempête, de toute manière, ils se retourneraient comme des coquilles de noix. Mais c’était toujours mieux que d’attendre que le navire coule.

— Viens, souffla-t-elle à Théodorus.

Semblant avoir compris le fond de sa pensée, il la suivit sans rien dire.

Ils rejoignirent Rupert, qui était harcelé par une foule d’hommes désespérés.

Grâce à sa petite taille, elle se glissa jusqu’à lui pour lui chuchoter à l’oreille :

— Partons maintenant ou nous mourrons.

Le ton qu’elle avait employé était neutre et la phrase une simple proposition.

Katy avait fait son choix : soit ils survivaient tous les trois, soit elle mourrait. Elle ne serait pas encore la dernière survivante.

— Non, dit-il, je quitterai le bateau en dernier. Ces hommes sont sous ma responsabilité, je ne peux pas les abandonner.

— D’accord, nous resterons aussi. N’est-ce pas Théo ?

Le vieil homme hocha la tête.

— Oui, je suis vieux, j’ai assez vécu, si je dois mourir, alors soit.

Elle serra les dents, elle aurait eu envie qu’il se révolte et se sauve.

— Quelles têtes de mules, commenta l’intendant.

Il se pinça les lèvres.

— Bon ! Tout le monde sur le pont ! Et tentons de sauver notre peau ! s’exclama-t-il soudain.

Alors que tous les soldats se ruaient sur l’échelle, elle lui cria :

— Pourquoi ?!

— Parce que j’ai fui, j’ai évité de choisir. Désormais c’est le hasard qui piochera les survivants, si toutefois il y en a.

Dehors, la tempête avait atteint son point culminant, les vents étaient si forts qu’ils menaçaient de la faire s’envoler et la pluie cingla son corps aussi durement que des cailloux. Les canots accrochés se balançaient dangereusement au-dessus de la mer en furie. Le pont était aussi glissant qu’une patinoire et garder l’équilibre relevait de l’exploit. Plusieurs fois, sous les yeux impuissants de leurs camarades, des soldats lâchaient prise, et, ballotés par le vent, finissaient par tomber à la mer. Certains eurent la chance d’avoir une corde de rattachement assez solide pour les retenir, d’autres la virent se briser et emporter leurs derniers espoirs de survie.

Katy, Théodorus et Rupert se trainèrent jusqu’à la foule compacte de passagers prêts à embarquer. Ils durent jouer des coudes pour se préserver une place. Les hommes, s’ils n’étaient pas tous paniqués, avaient visiblement une folle envie de survivre.

Le premier canot fut mis à l’eau, accompagné par les vivats de ceux qui y avaient embarqué. Mais l’euphorie ne dura pas longtemps, une vague presque aussi haute que le voilier s’écrasa sur la petite embarcation. Et avant que ses passagers n’aient pu faire quoi que ce soit, elle était retournée puis broyée par la masse d’eau.

Depuis le navire, tous les soldats et matelots avaient assisté à la scène. Un sentiment de désespoir s’abattit sur les hommes. Ils reculèrent dans un silence de plomb. Certains foncèrent dans la cale en criant que leur seule chance était de maintenir le bateau à flots, d’autres sautèrent à l’eau ou coupèrent leur corde, las de se battre pour une cause perdue. Ceux qui s’entêtèrent à vouloir descendre dans les canots étaient peu nombreux.

— Qu’est-ce qu’on va faire ? demandèrent d’autres.

Il y eut un bref silence.

— Si le capitaine a donné l’ordre d’évacuer, c’est que le navire est perdu, dit Rupert en ébouriffant sa crinière rousse.

— Mais les canots de sauvetage sont inutiles dans cette tempête, avança Katy.

— Les souder ! cria soudain Théodorus.

— Hein ?

— Si nous attachons deux canots l’un sur l’autre, ils ne pourront se retourner !

— Mais comment veux-tu attacher deux canots ensemble ? fit le rouquin.

Alors que le scientifique exposait son plan, les hommes furent peu à peu convaincus.

— C’est faisable, convint le capitaine.

— Qu’est-ce qu’on attend, alors ? cria un soldat.

Et malgré le vent, la pluie, le froid, le roulis du bateau ou le tonnerre de l’orage, il se mirent au travail avec un regain d’énergie. Finalement, ce fut vite fini. Les quatre canots restants avaient été disposés de telle sorte qu’on puisse les refermer et goudronner leur bord pour les souder l’un à l’autre.  Un habile bricolage dans leur coque permettait d’ouvrir ou de fermer un orifice, et ainsi de renouveler l’oxygène ou de bloquer l’entrée de l’eau. À l’intérieur, on avait disposé des vivres, des sacs pour ceux qui étaient malades, de quoi s’éclairer et se chauffer, ainsi que des harnais accrochés à la coque pour ne pas être projetés contre les parois.

L’atmosphère du pont se refroidit d’un coup une fois l’ouvrage achevé. Chacun savait qu’il n’y avait pas assez de place pour tout le monde, surtout que, pour que leur système marche, il fallait des personnes au dehors des canots doubles pour les refermer. Mais personne ne l’avait dit. Maintenant, il fallait choisir.

— Et si on tirait à la courte-paille ? proposa timidement un soldat.

Tout le monde opina. Accrochés de toutes leurs forces au bateau, ils luttaient à chaque instant pour ne pas perdre l’équilibre.

Katy se tendit, elle ne pouvait pas laisser le hasard faire.

— C’est une bonne idée, lança-t-elle, mais M. Stew doit monter dans les canots, après tout, c’est son idée.

Les autres étaient d’accord, un calme soudain s’était emparé du navire en perdition.

Le savant fronça les sourcils, ouvrit la bouche pour protester, puis croisant le regard de son ancienne assistante, et la referma.

Ils formèrent des petits groupes, celui qui piochait la courte-paille était éliminé, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’il y ait le bon nombre de personne encore en lice.

Katy se retrouva dans le même groupe que Rupert. Ils échangèrent un long regard, elle savait qu’il connaissait le fond de sa pensée. Il la comprenait mieux que personne.

Au premier tirage, ils s’en sortirent tous les deux. Au deuxième aussi. Elle craignait tant qu’il pioche la courte-paille… Au quatrième tirage, elle sentait l’impatience la gagner, le bateau s’affaissait de plus en plus. Et ils jouaient leur vie. Le neuvième tirage arriva, ils n’était plus que trois : elle, son compagnon, et un jeune soldat. Rupert arborait un visage impassible, comme si cette histoire ne le concernait pas. Mais il fixait Katy d’un regard pénétrant. Ils tirèrent.

Le jeune soldat poussa un petit cri en voyant qu’il avait perdu. Il jeta un coup d’oeil à ses deux adversaires, puis, les larmes aux yeux, se résigna. Katy chassa sa culpabilité pour se concentrer sur leur victoire. Elle survivrait, ils survivraient, et ensemble ils reprendraient la Terre Libre.

Les heureux élus se dirigèrent vers les canots. Théodorus les regarda s’installer avec compassion pour tous ceux qui devaient rester à bord. Il gratifia Katy et Rupert d’un sourire empreint d’un soulagement si immense qu’il en pleura presque.

Elle détacha sa corde de survie, priant pour qu’une mauvaise vague ne l’envoie pas par-dessus le bord, et s’attacha à son harnais. L’intendant en fit de même, mais au moment où il agrippait le crochet de son harnais, une puissante secousse ébranla le bateau.

Comme dans un cauchemar, au ralenti, elle vit les mains de son ami être arrachées à la rambarde de bois. Elle vit son corps être propulsé par une force gigantesque dans les airs. Un instant il sembla flotter. Un éclair déchira le ciel et éclaira son visage d’une lueur blafarde. Ses cheveux flamboyants prirent une teinte pâle, sa peau devint livide. Dans ses yeux gris se refléta la blancheur immaculée de l’éclair.

Il la regardait.

Son corps éclaboussé de gouttes d’eau, balloté par les bourrasques, promis à une mort certaine chuta dans la mer furieuse. Mais, jusqu’à ce qu’il percute les flots déchaînés, il ne cessa de la fixer.

D’un regard désolé.

En une fraction de seconde, il disparut de sa vue.

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