19. Le Silence a deux Mains

Par Ardichi
Notes de l’auteur : ﴾ Acte III : L'Antre deux Silences ﴿

Le soleil décline doucement. Une lumière pâle s’attarde sur les murs. Ahmad termine de vendre quelques objets qu’il a réparés dans l’après-midi. Il glisse les quelques pièces dans sa poche, les mains pleines de poussière, le regard déjà ailleurs. Sur le chemin du retour, il aperçoit une vieille dame du quartier, penchée sous le poids de deux sacs. Elle ne demande rien. Il s’approche, tend les bras sans un mot. Elle le laisse faire, sans surprise, comme si ce geste allait de soi venant d'Ahmad.

Le trajet est long. Silencieux. Les sacs grincent un peu. Les pas résonnent dans les ruelles étroites. Parfois, une brise soulève un pan du voile de la vieille dame, révélant un profil ridé mais digne.

Arrivés devant sa porte, elle lève les yeux vers lui. "Qu’Allah t’accorde un avenir lumineux, mon fils." Elle lui prend la main, la serre doucement, puis, dans un geste ancien, l’embrasse légèrement. La chaleur de ses lèvres contraste avec la fraîcheur du soir. Ahmad ne sait pas quoi répondre. Il baisse les yeux vers sa main. Une griffure y demeure, la trace du coup de poing récent. Le souvenir surgit, sec, sans visage. Il retire sa main, presque brusquement, mal à l’aise. Comme si elle n’était pas digne d’être embrassée si chaleureusement. Il reprend sa marche, tête baissée.

Il rentre chez lui, retire ses chaussures, se lave les mains. Prépare à manger. Le parfum du cumin et d'oignons emplit la pièce. Sa mère est allongée, sa sœur bavarde en pliant des vêtements. Le repas se passe dans une légèreté inattendue. Des rires discrets, des regards simples. À la fin, sa sœur lui demande. "Tu as vu Layla aujourd’hui ? Elle va bien ? Est-ce que tu l’aimes ?" Un sourire flou passe sur son visage. Il se lève, sort, laissant les questions flotter dans son sillage, sans les fuir, sans y répondre.

 

Pendant un autre repas, plus formel chez le grand-père de Layla, l’ambiance est tendue sous un vernis de bienséance. Les plats sont nombreux, les visages discrets, les gestes parfaitement réglés. Le cousin de Layla prend la parole sans cesser de couper sa viande. "Ce n’est pas le comportement d’une bonne épouse de ne pas se tenir droite." Le père de Layla amorce un mouvement, prêt à intervenir, mais Layla le devance. Elle se laisse glisser encore plus profondément dans son siège, le dos affaissé, presque nonchalant. "Qui t’a dit que je serai une bonne épouse ? Bon courage à toi pour en trouver une bonne…"

Le bruit des couverts s'arrête. Sa mère fronce les sourcils. Sa tante détourne les yeux. Le cousin se raidit. Layla surprend son père esquisser un sourire, l’espace d’un instant, un regard fugace. Ni colère. Ni approbation. Juste... une réflexion en suspens. Le grand-père éclate d’un rire bref, spontané, avant de reprendre avec plus de sérieux. "Tu as le même tempérament que ta mère. Tu sais ce que tu veux. J’espère que tu ne nous causeras pas d’ennuis comme elle a fait..."

Il jette un regard à sa fille, tête plongée dans son assiette. Il semble agacé mais résigné, puis revient à Layla. "Redresse-toi quand même, veux-tu ? On dirait une voyou. À mon époque…" En bon vétéran de la vie, il part dans un monologue biographique, parlant de ses jeunes années, de ce qu’étaient les filles autrefois, puis dérive sur les vendanges, les montres à gousset. Seul le petit frère de Layla semble captivé. Les autres décrochent, peu à peu. Layla termine son repas en silence et se soustrait à la compagnie. Son cousin fait de même quelques instants plus tard.

Elle sait que son comportement au dîner aura des répercussions. Ce n’est que la bienséance qui a évité le scandale. Le couloir est vide devant elle. Son cousin apparaît au bout. Elle fait demi-tour, accélère le pas, mais finit dans un cul-de-sac. Il s’approche. Pas rapides, maîtrisés, réguliers. Trop réguliers. Layla sent une boule dans sa gorge. Une crainte confuse. Elle a la nausée sans comprendre pourquoi. Elle recule sans réfléchir, se cogne contre le mur. Le bruit de ses propres battements de cœur l’étourdit. Il est là, presque face à elle. Elle sent son parfum discret. Il sourit. Trop doux, trop forcé. "Ai-je fait quelque chose de mal ? Pourquoi me fuis-tu ?" Il continue d’avancer, lentement. Ses mains sont calmes, mais ses doigts s’agitent au bout, comme un tic nerveux qu’il ne maîtrise pas. Il évite son regard une demi-seconde puis le reprend. Sa mâchoire se crispe, hésite, puis il inspire lentement. "Je fais des efforts, Layla, pour que tous se passe bien entre nous. Mais tu n’as pas l’air de comprendre ce qui est en jeu." Il est maintenant à moins d’un mètre d’elle. Layla, dos au mur, coincée dans un angle, se sent soudain minuscule. Sa respiration est courte, ses jambes un peu tremblantes. Mais son regard, lui, ne cède pas. Elle sait qu’elle n’est pas en danger et pourtant, une peur sourde l’envahit. Une peur plus ancienne, plus large. Celle de devenir ce qu’ils veulent d’elle... "C’est à ton tour de faire un geste. Ce serait mieux pour tout le monde." Il adosse son épaule d'un côté du mur, tend un bras de l’autre côté. Il ne la touche pas, mais il la cerne. Ils sont seulement à quelques centimètres l'un de l'autre. "Tu sais ce que nos mères attendent de nous."

Layla le regarde. Longtemps. Son cœur cogne contre sa poitrine comme s’il voulait fuir à sa place. Elle ne sait pas si c’est de la peur, mais elle sent que si elle cède maintenant, elle ne retrouvera plus la force de s'affirmer. Très doucement, elle lève la main. Elle tremble, à peine, mais se calme lorsqu'elle prend son poignet. Non pas pour l’écarter d’un coup sec, mais pour le comprendre. Pour se convaincre que ce bras n’est pas une menace. La main de son cousin est chaude, fébrile. Elle perçoit une tension sous la peau, une retenue maladroite. Elle comprend que lui non plus ne sait pas ce qu’il fait vraiment. Elle baisse lentement son bras, avec une douceur inattendue, mais ferme. Comme on dépose une arme sans provoquer. Elle le libère d’un rôle qu’il s’apprêtait à jouer. "Si tu ne veux pas choisir pour toi ce que tu veux… ce n'est pas mon cas à moi." Son souffle est court. Elle essaie de le dissimuler comme elle peut. Lui, ne comprend pas s’il vient d’être humilié ou sauvé.

Puis sans attendre de réponse, elle se retire. À chaque pas, elle sent ses forces l'abandonner dans les mollets. Un vertige. Mais elle ne se retourne pas. Elle ne doit pas. Ses sandales claquent doucement sur le carrelage, comme des points finaux que nul ne peut effacer...

Seule dans l’escalier, elle s’arrête, une main contre la rampe. Sa paume est moite. Sa gorge sèche. Elle inspire profondément, plusieurs fois. Un haut-le-cœur la prend, vite maîtrisé. Elle serre les dents. C'est le prix à payer pour la voie qu'elle a choisi et elle vient d'en faire les premiers frais.

Elle part ensuite dans sa chambre, puis ouvre la fenêtre. Le ciel est profond, d’un bleu sans fond, piqué d’étoiles. La clarté de la pleine lune effleure les murs d'une lumière pâle. L’air entre, calme, vivant. Elle pense à Ahmad, à sa main dans la sienne. Elle ne sourit pas. Mais ses lèvres cessent de trembler. Et pour la première fois depuis des heures, elle sent sa poitrine se relâcher, juste un peu. Puis dans un murmure pour elle-même, elle se confie. "Je suis sûre que lui aussi regarde la lune… Je vois son reflet." Elle reste ainsi, un long moment, les bras posés sur le rebord, la lune en face. Le silence en elle n’est plus un poids. Il est devenu un lieu. Un lieu qu’il habite encore...

 

Ahmad, dîner fini, sort de son habitation. Dehors, l’air est tiède. Il marche lentement, les mains dans les poches. Ses pensées flottent. Elles ne vont pas vers Layla, elles y reviennent, sans cesse. Même les questions de sa sœur y reviennent. Il lève les yeux et contemple l'immensité des cieux. La lune est pleine, ronde, gracieuse au milieu d’un ciel trouble. Des nuages glissent lentement devant elle. Ahmad tend une main vers l’astre, comme pour en recueillir la lumière, ou peut-être la retenir.

 

"Même la lune doute, mais elle continue d’éclairer,

Elle qui paraît si loin, et si proche à la fois.

Et moi, qu’ai-je à t'offrir, sinon ce silence déclaré ?

Peut-être que ce mutisme vaut mieux, parfois."

 

Il referme la main. La lumière passe à travers. Il se laisse aller et s'allonge à même le sol, son regard toujours fixe. Ce soir, il dormira en sa compagnie, à la belle étoile...

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Artose
Posté le 14/08/2025
Hey 👋,
Quelle plaisir à lire(toujours).
Est-ce que tu penses qu'on aura la fin avant la clôture du site?
Je ne te mets pas la pression c'est juste pour savoir 😅
Clairette
Posté le 29/06/2025
Waouh Layla se "rebiffe" enfin presque mais comme ça fait du bien surtout pour une femme comme moi qui lit ton texte et des fois j'ai envie de bousculer les personnages.
Je languis de lire la suite comme à chaque chapitre en vérité.
Ardichi
Posté le 01/07/2025
Merci Clairette !

Oui, Layla se rebiffe. Peut-être que vos commentaires l'ont boostée ;)
Je suis content que ses nouvelles prises de position te plaisent.
J'espère que la suite sera à la hauteur de ce que tu languis.
Merci encore pour tes retours et la force que tu m'apportes régulièrement 🤗

À très vite et bonne lecture à toi !
Claire
Posté le 14/06/2025
Pour moi, ce chapitre montre que Layla a franchi un cap, enfin. Je suis contente qu'Ahmad commence (même doucement comme le montre ce chapitre) à s'accepter émotionellement, j'attends le prochain chapitre avec impatience !
Ardichi
Posté le 15/06/2025
Merci Claire pour ton retour ! Il valide ce que je mets en place.

Oui, enfin, Layla ose, même si ce n’est pas spectaculaire, elle a franchi un cap, comme tu dis.
Et Ahmad aussi commence à retrouver sa paix intérieure des débuts, il ne fuit plus qui il est.
Bon, tout ça vient après 19 chapitres x)
Merci d’avoir patienté autant de temps 🤗

J’espère que je saurai répondre à ton impatience au prochain chapitre.

À très bientôt et bonne journée !
RosePernot
Posté le 13/06/2025
Tu as toujours une plume légère et délicate, et les descriptions des lieux sont reposantes et calmes, contrastant avec les actions qui se déroulent. Je suis heureuse que Layla ai pris sa décision de suivre son propre coeur, et ne pas laisser les autres décider à sa place. Mais à quel prix se fera cette rébellion ? Cela reste à voir. Belle continuation, et à la joie de te lire bientôt !
Ardichi
Posté le 13/06/2025
Merci pour ton retour, surtout que ce chapitre je le trouvais plat, je l'ai modifié pour rendre la scène de Layla un peu plus tendue.

Ce n'est pas forcément le chapitre dont je suis le plus satisfait et je n'arrive pas à mettre le doigt sur le "pourquoi".

Ce chapitre fait clairement son taf pourtant, il permet l'évolution de Layla, comme tu l'as constaté dans sa décision de suivre son propre cœur.
Elle a franchi un cap, elle agit maintenant, elle n'est plus passive.
Ahmad se trouve petit à petit, il accepte ses sentiments, ne les refoule plus.
Le cousin aussi évolue, il tente des choses même sans trop savoir comment s'y prendre ni ce qu'il fait.
Et dans une moindre mesure le père aussi.

Bref, je ne sais pas ce qui cloche docteur x)

Je t'embête pas plus avec mes appréhensions.

Merci pour toute la force que tu m'apportes, je ne cesserai pas de le dire.

J'espère répondre à ta joie de lire pour la suite.
Très belle continuation ;-)
RosePernot
Posté le 14/06/2025
Pas de problème, après on n’est pas toujours satisfait de certains passages qui sont pourtant essentiels à l’avancée de la situation. Et puis chaque auteur peut avoir ses passages préférés au cours de la rédaction. Moi j’ai horreur de faire des dialogues mais j’adore faire des fiches personnages biens creusées avant même le début de la rédaction du premier jet. C’est donc normal si certains passages te plaisent plus que d’autres, et puis de toute façon tu peux toujours les modifier par la suite si tu trouve une alternative qui te plaît plus. Merci aussi pour tes encouragements, je suis en échange linguistique pendant 2 semaines donc je vais essayer de m’avancer tous les soirs. L’histoire que je compte écrire est riche en personnages, et j’adore les développer peu à peu, pour rendre chacun unique ! J’espère que ça te plaira aussi, et belle continuation comme toujours !
Ardichi
Posté le 15/06/2025
Merci docteur 🤒

Haaa les dialogues, c'est toujours casse-tête, on ne sait pas s'ils sonnent suffisamment justes et vrais, c'est vraiment pas évident à écrire...

Pour les fiches personnages, ça ne m'avait même pas traversé l'esprit d'en faire, pas sur papier en tout cas. Et pourtant, je trouve la méthode très saine pour un développement cohérent et structuré des persos.

Je réfléchis longuement sur les persos, même secondaires, mais j'oublie au fur et à mesure plein de choses. Ton commentaire m’a rappelé qu’à l'origine le cousin devait être plus charmeur, un habitué des relations avec les filles, sûr de lui et avide de pouvoir et d'argent... Au final, bah tu as vu, c'est plus tout à fait ça x). D'où l'utilité d'écrire des fiches personnages.

Tu es en correspondance pour échange linguistique avec la langue norvégienne ? (Ne réponds pas si je suis trop indiscret, dsl)

Il me tarde de lire cette histoire !
Et tu as raison de développer petit à petit, la précipitation n'apporte que des fruits pas mûrs ;)

Belle continuation à toi aussi, bon courage pour ton échange linguistique et l'écriture.
À très vite !
RosePernot
Posté le 15/06/2025
Échange linguistique en allemand ;-)
En tout cas je préfère le cousin comme ça, alors ça ne me dérange pas trop, mais je me doute que certains personnages jouent un rôle sous un certain caractère, en dépit des lecteurs qui s’en font un ennemi :D
Belle continuation et merci pour tous tes encouragements !
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