Le soleil est encore haut dans le ciel en ce début d’après-midi, projetant des ombres nettes sur les murs décrépis du quartier. Ahmad, le dos trempé de sueur, marche d’un pas lent mais régulier. Il vient de passer plusieurs heures à désherber le jardin. Le travail, modeste et silencieux, lui a fait du bien. Il approche de chez lui. Il s'attend déjà à retrouver la voix douce de sa sœur, le soupir fragile de sa mère. Mais alors qu’il tourne au coin de la dernière rue, à deux pas de sa maison, Ahmad ralentit.
Trois silhouettes familières semblent l'attendre. Des jeunes de son âge, du quartier. Il les connaît bien. Des visages d’enfance, usés trop tôt par l’abandon de l’école, par la précarité devenue quotidienne. Eux aussi ont grandi trop vite, comme lui. Mais pas de la même manière. L’un d’eux, celui qui mène toujours la bande, esquisse un sourire ambigu et lève le menton. "Ahmad, viens. On doit parler." Ils désignent une ruelle étroite, à l’abri des regards. Ahmad hésite une fraction de seconde. Il sait que rien de bon ne se cache dans les coins sombres. Mais il avance quand même. Droit. Le regard fixe, sans défiance mais sans soumission. Refuser, ce serait montrer la peur. Et il n’a pas le droit à ça. La faiblesse et les lieux, ici, ne font pas bon ménage.
Le silence s’installe un instant, presque lourd. Puis le leader prend la parole, un sourire aux lèvres. "Ça fait un bail. Comment tu vas ?" Ahmad ne répond pas. Il se contente de lever légèrement le menton, un geste discret pour lui signifier d’en venir au fait. Il n’a ni l’énergie ni le luxe de jouer à l’ami. "On a un petit taf pour toi. Un truc simple. Pas de bruit. Pas de blabla. On cherche quelqu’un de... discret. Et surtout, muet comme une tombe." Les deux autres ricanent doucement. Ahmad reste de marbre. Ses poings se serrent dans ses poches. Son cœur cogne un peu plus fort. Il pense à sa mère, à la toux sèche qu’elle tente toujours d’étouffer. À sa sœur, qui réclame des crayons de couleur, innocente de ce que coûte la couleur, dans ce monde. "Ça paye bien. Un bon billet, sans effort. Et y a zéro risque. Franchement, c’est cadeau. Alors, qu’est-ce que t’en dis ?" Ahmad inspire profondément. Puis secoue lentement la tête. Une fois. Négativement. "Quoi ?" s’exclame l’un des garçons. "T’es sérieux ? Tu galères plus que nous trois réunis. Ta mère est malade. Ta p’tite sœur va aller à l’école bientôt. C’est pas gratuit, tout ça..." Ahmad lève les yeux, plantés dans ceux du garçon. Aucun mépris. Juste une fermeté muette. Il a compris. Ils n’essaient pas de le blesser. Juste de faire de sa douleur une monnaie. Il sait reconnaître une tentative de manipulation déguisée en compassion.
Un silence tendu les enveloppe tous. L’air devient dense, presque tranchant, comme un fil sur le point de rompre. Le chef finit par hausser les épaules. "Comme tu veux. Tu sais pas ce que tu loupes. Mais si jamais tu changes d’avis... Tu sais où nous trouver." Ils s’éloignent sans se retourner. Sans le saluer. Ahmad reste seul dans la ruelle. Un souffle s'échappe, malgré lui. Il lève les yeux vers le ciel pâle, là où le soleil s’efface doucement derrière une antenne tordue. Il se sent à la fois vidé et vivant. Ce n'est pas de la fierté. Juste de la gratitude. Il sait que quelques jours plus tôt, dans d'autres circonstances, il aurait peut-être dit oui. Aujourd’hui, il a résisté. Il se retourne, mains encore tremblantes, et reprend sa marche. Sa maison est à deux rues de là. Modeste. Usée. Mais à cet instant, elle a des allures de refuge...
Loin de là, ailleurs, un autre refuge s’offre au silence. Celui de Layla. Un endroit dans le domaine où l’air est plus frais. La bibliothèque, vaste et silencieuse, comme endormie par l'absence prolongée de visiteurs. Layla s’y est réfugiée après le déjeuner, attirée par les étagères hautes et le silence qui y règne. Elle aime cet endroit, même s’il l’attriste. Tous ces livres, alignés comme des promesses jamais tenues. Les tranches sont intactes, certaines encore recouvertes de poussière. Elle passe les doigts dessus, les caresse comme on caresse une mémoire oubliée. Elle se promène lentement entre les rayons, le regard happé par un titre, un nom, une reliure. Puis elle s’installe au sol, à l’écart, dans le creux formé par deux bibliothèques. Le dos contre le bois, elle ferme les yeux un instant. Son carnet est resté sur la table, ouvert. Elle avait commencé à relire quelques vers, avant de s’égarer dans ses pensées, glissant doucement vers Ahmad...
La porte s’ouvre soudain. Des voix. Elle sursaute. Elle n’a pas le temps de se lever, ni de se signaler. Elle se recroqueville derrière l’étagère. Retient son souffle. Elle entend la voix de sa tante, dans l'ombre du silence.
— Alors, t’en es où avec Layla ?
— Franchement, je ne pense pas qu’on soit faits l’un pour l’autre. Elle est très gentille mais…
— Je t’ai pas demandé ton avis sentimental. Sois lucide. T'es un homme d'affaires, non ? Ce domaine, tu le vois ? Un quart reviendra à Layla. Hors de question que le premier venu s’en empare. Ça doit rester dans la famille.
Un silence. Layla sent son estomac se contracter. Elle ne cligne même plus des yeux.
— Écoute-moi. Si elle te plaît pas, tu prendras une autre épouse plus tard. Le sujet est clos. T’as qu’à faire bonne impression. C’est pas compliqué de séduire une gamine de son âge, quand même ?
— Mais... Très bien, maman…
Le ton est sec, sans hésitation, comme si elle n’était qu’un chiffre dans un tableau de succession. Ça lui fait froid dans le dos. Layla baisse la tête. Ses mains sont posées sur ses genoux. Elles tremblent. Elle les serre, fort, jusqu’à sentir ses ongles mordre la peau. La tante continue. "Ma sœur n’a pas le droit à l’erreur, de toute façon. Elle a déjà épousé l’amour de sa vie, au lieu d’un cousin comme je l’ai fait. Elle ne pourra pas refuser ce mariage-là sans provoquer un second scandale." Quelque chose craque, quelque part en Layla. Pas un sanglot. Pas un mot. Juste un silence de plus. Un silence plus lourd.
Puis, un bruit de pas se fait entendre dans le couloir. "On s’en va," chuchote-t-elle précipitamment. "Personne ne vient ici, mais sait-on jamais." Ils se lèvent. La tante sort en premier. Layla entend ses talons s’éloigner. Le cousin, lui, reste un instant. Il fait quelques pas distraits, puis remarque le carnet ouvert sur la table. Il le prend. Lit à voix haute, pour lui-même, presque amusé.
Ô vous, messagers des cieux sans frontières,
Vous volez sans chaînes, loin des barrières.
Moi, cloué au sol, pris dans mille questions,
Je vous envie, porteurs de liberté sans nom.
Un silence. Une autre voix. Layla retient son souffle. C’est son père.
— C’est très beau. Je ne savais pas que tu écrivais. Il m’arrivait d’écrire aussi, autrefois.
— Je n’écris pas. C’est pour les rêveurs. Moi, je réalise mes rêves. Ne vous méprenez pas, monsieur.
Un silence plus dense. Le père murmure, pensif. "J’aurais dû m’en douter..." Puis il tourne les talons et disparaît dans le couloir, laissant le cousin refermer le carnet sans comprendre avant qu'il ne sorte à son tour. Layla reste figée, le cœur battant.
Elle sort enfin de sa cachette. Son regard glisse vers le carnet, refermé comme un secret trop exposé. Elle le reprend, doucement. Ses doigts glissent sur la couverture comme pour l’apaiser, ou s’apaiser elle-même. Tout est là. Ce qu’ils attendent d’elle. Ce qu’elle ressent. Ce qu’ils ignorent. Elle ne dira rien. Pas encore. Mais quelque chose vient de bouger en elle, et quelque part, sur l’échiquier familial...
Il n'y a pas de retard qui tienne, t'es toujours en avance tkt ;)
J'aime beaucoup ta comparaison avec l'époque médiévale et les mariages dynastiques. J'ai passé un temps fou sur le jeu vidéo Crusader Kings 2 et les mariages politiques ne sont pas à prendre à la légère, j'ai dû m'en inspirer inconsciemment x)
Tu as tout à fait raison, ce type de mariage arrangé ne touchait pas que les filles, et ta remarque est plus que pertinente.
D’ailleurs, ici au Maroc, ce n’est pas rare d’entendre des garçons dire : "Ma mère veut me marier à une cousine éloignée, j’ai pas envie, mais ça va faire scandale si je refuse."
Et puis, quelque temps après, j’apprends qu’ils se sont effectivement mariés.
Dans les œuvres, on parle presque exclusivement des filles, alors que concrètement, ici, c’est quasiment du 50/50.
(Même si, je reconnais, les garçons ont parfois un peu plus de marge pour "désobéir")
Désolé de m'être étalé autant, je suis juste content que tu aies perçu la nuance ;)
Pour la mère de Layla, c'est discret le passage mais pourtant tu n'es pas passée à côté 🤗
Comment peut-elle refuser à sa fille ce qu'elle a accepté pour elle ?
Merci beaucoup, encore et toujours, pour tes lectures attentives et tes retours très justes.
Très belle continuation à toi aussi, vivement que tu puisses te libérer, il me tarde moi aussi de te lire !