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Belzebuth avait été exaucé. Mais le roi ne revenant pas de son dernier voyage vers la Surface, ce fut donc tout naturellement qu’une autre guerre vint décider de la régence. D’ici à ce qu’elle connût une fin, au-dessus, le monde avait sombré, emportant avec lui l’Humanité. Toutefois, le peuple de Drashkar resta ignorant de ce fait, jusqu’à ce que les démons inférieurs, de nouveau pris de l’envie de tourmenter les hommes, remontent comme à leur habitude à l’heure où la nuit devait tomber sur la Terre.

Lorsque la nouvelle arriva au jeune roi Samael, sa première proclamation visa à rassurer son peuple. Les portes de Drashkar s’ouvrirent devant une foule en fête d’avoir la Surface comme nouveau domaine. Mais ce que ses sujets n’avaient pas encore compris était devenu l’épée de Damoclès qui menaçait le règne de Samael.

Les démons les plus puissants de sa cour furent envoyés aux quatre vents avec pour but de découvrir ce qu’avaient été les derniers jours de lumière sur Terre. Longtemps les quatre généraux parcoururent le monde, usant de leur magie pour lever le mystère. Pas une fois durant leur voyage, ils ne furent confrontés à un vestige de vie. Tout avait disparu, effaçant par là même le chaînon entre anges et démons.

Tandis que les nobles de sa cour s’en étaient allés avec leur tâche cruciale, Samael s’appliquait à détourner ses gens du problème. Son attitude était composée, mais une part de lui savait qu’il ne lui restait que quelques siècles avant que le désoeuvrement ne déchire son peuple.

Une séance extraordinaire fut tenue entre le roi et les quatre généraux, la nuit où ces derniers revinrent avec leur terrible découverte. Leurs voix résonnèrent entre les murs désormais déserts de Drashkar :

— Le soleil et la lune ont suivi le prophète dans la mort, rapporta le général de l’Est.

— Et avec eux, la vie s’est éteinte, mon roi, annonça un autre. Seuls les immortels loin de la Surface ont survécu au Jugement Lumineux.

C’est ainsi que fut désormais connu le jour où la lumière avait explosé pour disparaître. Un jour de fête qui apporterait bientôt sa propre malédiction.

— Ne reste donc plus que nous et les anges, déclara Samael. Et quelques siècles avant la folie. Belzebuth m’a laissé un royaume de damnés.

Le roi renvoya ses conseillers auxquels il avait délégué la gestion du royaume. Assis sur son trône d’ossements, il médita comme seuls les êtres éternels peuvent le faire : longuement, jusqu’à ce que le temps lui-même oublie de s’écouler.

Samael, anciennement Intendant des Entrailles, avait hérité de sa mère sa cruauté en affaires et de son père le nom du plus illustre des démons de la débauche. Pourtant né des amours de la grande sorcière noire Zelina, il portait dans ses veines un sang si teinté de magie obscure, que le peu qu’elle lui avait transmis d’humain avait tôt fait de s’effacer face à ses racines démoniaques. Il avait embrassé sans regret la noirceur de son coeur et s’était ainsi assuré l’immortalité qui aurait autrement pu lui échapper.

Mais si les siècles s’étaient chargés de faire du nouveau roi des démons une créature plus semblable à son père, des attributs maternels transparaissaient également dans son apparence. De Zelina, son fils avait reçu les magnifiques boucles cuivrées qui faisaient pâlir les flammes de Drashkar et les doigts graciles qui arrachaient sans peine le coeur des mauvais payeurs. Cependant, le cadeau le plus considérable que sa mère avait pu lui faire se cachait sous cette peau parfaite et légèrement ombrée. Un savoir qu’elle avait perfectionné au fil des siècles et que même les démons lui avaient envié : l’art des invocations.

Lorsque Samael remonta en Surface une éternité plus tard, son peuple venait tout juste de prendre conscience du vide que l’Humanité avait laissé derrière elle. Les quatre généraux, dispersés dans un monde désormais partagé entre leur fief, s’occupaient à distraire cette population à vif et sans repère.

Parmi cette élite très affairée, un suzerain reçut une nuit la visite de Samael. Il s’agissait de Lilith, la seule démone que comptaient les hautes sphères de Drashkar. Elle s’inclina au plus bas lorsque son roi se présenta dans son château doré niché au coeur de sa province.

— La folie frappe à nos portes, Lilith, Mère des Succubes et Générale du Nord. Aideras-tu ton roi à la renvoyer ?

Un sourire se creusa entre les lèvres roses de la démone.

— Les demandes de mon roi sont miennes à satisfaire, dit-elle simplement.

Et quittant son trône d’or, elle suivit Samael vers l’obscurité permanente du dehors.

Tout comme les humains du temps de leur existence, aucun démon ne pouvait naître sans avoir un mâle et une femelle pour géniteurs. Le procédé, toutefois, avait ses différences, car s’ils appréciaient très largement celui pratiqué par les Hommes, une telle union entre démons resterait stérile. C’est pourquoi Lilith piqua son doigt d’une aiguille en cette nuit sans lune. Sur cette plaie déjà en passe de se refermer, Samael apposa sa propre coupure. Ainsi, leur sang noir se joignit pour laisser perler une goutte commune qui alla bientôt nourrir la terre à leurs pieds.

Sa tâche accomplie, Samael s’en était retourné vers les murs oubliés de Drashkar. Patiemment, Lilith veilla à l’endroit où le roi l’avait laissée. Dans cette langue qui n’avait eu de sens pour l’oreille humaine, elle chanta, sans jamais s’interrompre. Un chant destiné aux forces de la nuit, lesquelles existaient désormais sans partage sur le monde.

Ainsi, le soir de ce qui autrefois aurait été la neuvième lune, naquit une jeune femme à la chevelure rubis et aux yeux couleur de nuit. Ses courbes découvertes creusèrent leur voie hors de terre sans un bruit pour troubler le silence. Lilith contempla la délicate créature avec un sourire malicieux.

— Fille de mon sang et du grand Samael, tu seras Catea, la démone écarlate.

— Mère, répondit seulement celle-ci avant de s’incliner.

Catea, reçut sa formation sans rien voir d’autre que les mêmes murs et les mêmes visages. Bien qu’elle arborât aux yeux de tous un corps achevé souvent objet de convoitise, son esprit fut ignorant des choses du monde. Lilith, qui s’appliquait en personne à son éducation, veillait à ce qu’il le demeure. De fait, si Catea fut méticuleusement informée du fonctionnement du royaume, elle n’apprit rien de ce qu’avait été la Surface du temps où le Jugement Lumineux ne s’était pas encore abattu.

Comme tous les démons, elle se savait héritière d’une grande malveillance qui faisait d’elle une créature de l’obscur. Mais contrairement à ceux qui avaient connu l’ancien temps, Catea ne put prendre pleinement conscience du legs qui était le sien car, dans un cas, la bonté humaine n’existait plus pour souligner la noirceur des démons, et dans l’autre, la nuit était sa seule expérience. L’obscurité et le mal faisaient donc le monde de Catea sans que pour autant l’existence de deux autres notions, totalement inverses et complémentaires à celles qu’elle connaissait, ne l’effleure. La sombre innocence qui entourait son univers fit donc d’elle un démon différent, une nouvelle âme qui ignorait encore tout de l’étendue de son potentiel obscur. En cela, elle grandit comme n’importe quel humain avant elle.

Lilith prenait un plaisir tout particulier à cultiver cette innocence dans le coeur de sa fille. Son allégeance lui demandait de complaire à son roi bien sûr, mais la satisfaction qu’elle y trouvait était d’une toute autre nature. Comme tous les autres nobles, Lilith avait gagné son rang par son intelligence et sa malice. La démone qui avait autrefois tourmenté les humains s’était, au fil des siècles sans lumière, découverte une nostalgie grandissante pour l’ancien temps. Le souvenir d’un âge d’or disparu qu’elle avait l’impression d’effleurer en présence de sa fille. Catea, cette créature du mal qui s’ignorait, comme jadis tous les hommes à l’aube de leur vie. Une feuille blanche qu’une goutte d’encre viendrait bientôt souiller. Lilith pourrait observer cette goutte à loisir, voir l’infime résidu de noir faire son chemin pavé de destruction, et grandir jusqu’à la tache irréversible. Et comme pour toutes les victimes qu’elle s’était délectée de voir sombrer, Lilith aurait pour elle la satisfaction d’avoir été le stratège, l’esprit de génie sans lequel le spectacle de cette délicieuse déchéance n’aurait pas été possible.

Mais si Catea se pliait sans résistance aux activités choisies par sa mère, une part d’elle s’était toujours interrogée sur le monde en dehors du château. Sa propre malice avait déjà incité la jeune femme à tenter de s’éclipser, seulement pour découvrir que celle de la suzeraine surpassait la sienne. À chaque fois, Catea avait été reconduite dans ses quartiers avant d’avoir aperçu l’extérieur. Lilith, loin d’être irritée par cette désobéissance chronique, semblait ravie de constater que le tempérament démoniaque de sa progéniture n’avait pas été apprivoisé par son éducation inhabituelle. C’était en fait devenu la distraction favorite de Lilith que de voir quels stratagèmes Catea inventerait pour tenter de s’enfuir. Un jeu de ruse entre mère et fille pour savoir qui des deux courberait l’autre. Une guerre filiale que Lilith avait toujours remportée, seulement pour perdre sur un autre front.

En effet, les activités malveillantes au sein du château n’étaient rien en comparaison du désastre qu’entrainaient celles en dehors des murs. Plusieurs siècles s’étaient égrainés depuis la naissance de Catea et l’ennui, peste des immortels que Belzebuth lui-même avait redoutée, avait commencé à répandre son poison parmi les démons inférieurs. Ces derniers, lassés par les cadeaux de leur suzerain et poussés par l’absence d’humains à tourmenter, étaient retournés à la distraction la plus durable qu’ils connaissaient : la guerre. À travers les provinces, les quatre généraux étaient cependant parvenus à mater l’étincelle à force de magie et mensonges, non sans avoir vu quelques milliers de démons sombrer dans le sommeil.

Une victoire en demi-teinte qui ne devait pas durer, car bientôt ni les fausses promesses de l’élite, ni la crainte ne parvint à décourager les armées de se battre. Les guerres de Surface se multiplièrent au sein d’une population dévastée par l’ennui. Et plus le désoeuvrement fut criant, plus les assauts devinrent violents, condamnant les démons encore éveillés à des cycles de sommeil de plus en plus longs et fréquents. Bien trop vite, les membres de la cour eux-mêmes ne furent plus en mesure de résister à l’appel de la guerre.

Ainsi revint une nuit Lilith. Elle vit les quelques nobles qui la servaient encore déserter le château pour rejoindre les tranchées. Elle les laissa partir, la suzeraine, car aucune punition ne découragerait plus ces âmes désemparées qui préféraient embrasser le sommeil que subir l’ennui. La province de l’Est était déjà tombée, et le général, désormais régent d’une région de comateux, avait préféré se poignarder pour les suivre que d’errer à travers les siècles en attendant leur réveil.

Lilith sourit en admirant sa magnifique demeure dorée. Un château qu’elle avait fait construire à la couleur du soleil, cet astre méprisé qu’elle avait réussi à égaler. Un astre sans lequel elle ne pouvait aujourd’hui plus rien. Elle se leva de son trône en silence. Seul le bruissement de sa robe accompagna ses pas vers les quartiers des nobles.

Celui qui possède le coeur d’un autre peut le contraindre à obéissance. Lilith aurait pu s’emparer de celui de sa fille et exiger de Catea la docilité absolue, mais pas une fois elle n’avait cherché à établir un contrôle sur sa progéniture. Pas même lorsque Catea avait été sur le point de quitter le château. C’était ce qui rendait le jeu intéressant, ce qui faisait de leur lien quelque chose de très proche des attachements humains d’autrefois.

Lilith entra dans la chambre pour trouver une Catea endormie. Les boucles écarlates reposaient sur sa couche, éparses. Sur le bas de sa légère robe blanche restaient encore quelques traces de terre, témoins d’une récente tentative de sortie. Lilith se pencha sur la silhouette étendue. Et alors que l’intéressée ouvrait tout juste les yeux au bruissement du tissu, la mère plongea ses griffes de démone dans la poitrine de sa fille. Lilith scanda ensuite dans la langue des siens, penchée au-dessus de la précieuse pierre noire :

— Catea l’Écarlate, murmura-t-elle, mère de la nouvelle humanité, tu dormiras jusqu’au retour de la lumière.

Lorsqu’elle souffla ensuite sur le joyau, ce fut un colibri couleur d’ombre qui s’enfuit par la fenêtre. Lilith venait d’infliger une blessure qu’aucun sommeil ne pourrait entièrement soigner : elle venait de voler un morceau de coeur.

Tandis qu’en Surface les quatre seigneurs étaient laissés avec l’objectif ingrat d’encadrer une population en délitement, Samael, roi des démons, était affairé à une tâche non moins ambitieuse. De l’infinité des grimoires de sa mère qu’il avait fait apporter le jour de la mort de la sorcière, bien avant le Jugement Lumineux, il n’avait pu en parcourir qu’une fraction lorsqu’un colibri aux plumes noires s’invita dans l’immense bibliothèque de Drashkar.

— Ainsi donc mon peuple s’est endormi.

Une étincelle obscure partit de ses doigts, et bientôt, tous ses sujets en sommeil aux quatre coins de la Surface furent rapatriés entre les murs de Draskar. Traversant la pièce couverte de livres, Samael s’assit un moment près de l’oiseau. Avec ce qu’il savait de la magie d’invocation, seule la puissante Zelina aurait pu le détrôner. Mais de tous les ouvrages que le roi avait parcourus depuis la nuit où il avait quitté Lilith, aucun ne mentionnait de précédent à ce qu’il espérait accomplir.

Dans les siècles prochains, les démons les moins sévèrement touchés rouvriraient à nouveau les yeux. Ces mêmes démons qui retomberaient bien vite dans ce cycle sans issue de combats et de sommeil. Pour que Drashkar retrouve son prestige d’antan, l’Humanité devait faire son retour, la lumière revenir sur Terre.

Pour cette entreprise sans équivalent, Samael s’installa dans la salle du trône. Ce fut avec son sang qu’il traça le pentagramme devant servir à l’invocation. Des symboles anciens qui précédaient le bannissement de Lucifer lui-même. Ses préparatifs terminés, Samael alla s’asseoir sur son trône, le colibri obscur sur son épaule. La voix qu’il laissa entendre fit trembler les murs de Drashkar :

— Moi Samael, Seigneur des Entrailles, appelle Hélios, l’ange lumière. Viens à moi fils du Soleil.

Une ombre passa. Puis un brusque éclat emplit la pièce qui aurait pu réduire Samael en cendres si ce n’avait été pour le cercle qui confina la lumière. Le démon sourit en voyant apparaître l’ange. Le visage gracieux et calme ne laissa rien deviner du ton froid qui s’éleva de l’intérieur du pentagramme :

— Samael. Un nom porteur de disgrâce. Le dernier à l’avoir reçu est tombé du Paradis, souillant ses ailes blanches, cadeau de l’unique Seigneur.

— Je suis son fils.

Hélios garda le silence.

— Le semi ange a entrainé l’Homme dans sa mort. Donne-moi un nouveau soleil pour sa survie et je pourrai garantir le retour de la création de Dieu.

— Le prophète est mort de la main d’un des tiens, et de ce crime même est né votre châtiment. Le ciel ne prendra aucune part dans vos expériences, vous vous êtes vous-mêmes condamnés.

À ces mots, une autre étincelle noire partit des doigts de Samael. Cette fois, sa magie avait fait venir à lui des objets de la salle des reliques. Une légende accompagnait chacune des petites cloches en verre. À l’intérieur, sur des plateaux en argent soigneusement alignés, reposaient les fameuses flèches de Lucifer. Quittant son trône avec un sourire, le roi laissa le hasard décider.

— L’incertitude, constata Samael en levant la cloche. Vois-tu, autrefois l’un des nôtres fut changé par une de ces flèches. Son désir de soleil l’a fait quitter nos murs pour la Surface. Et pour pouvoir survivre à son rêve, il fit ce qu’aucun autre démon n’avait fait avant lui. Ainsi, au cours de son long voyage pavé de bonté, l’ombre et la lumière ont fini par trouver un équilibre dans son coeur pour faire de lui un homme. Ce jour-là, l’Histoire nous a appris une chose : l’humanité n’est qu’une question de complétion entre les forces.

L’ange, toujours forcé à l’immobilisme par les inscriptions du pentagramme, s’était muré dans le silence. Samael s’approcha pour lui faire face. Ce qui était dans le cercle ne pouvait en sortir, mais même avec cette garantie, il était difficile d’effacer une éternité de méfiance. Aussi le démon prit soin de laisser une légère distance avec la lumière dont l’ange soleil était le dépositaire. La flèche dans sa paume s’éleva dans les airs, portée par une force invisible.

— Behemoth a lutté durant plusieurs siècles avant de s’élever. Je n’en attends pas moins d’un ange en chemin vers sa chute.

À peine Samael s’était-il tut que la flèche déchira l’air pour aller trouver la poitrine d’Hélios. Le projectile n’avait pas atteint le coeur, mais une plaie non loin suppurait du sang doré. Une étrange expression parcourut le visage de l’ange alors que l’incertitude trouvait sa voie dans ses veines. Celle d’un être qui voyait pour la première fois le gouffre au bord duquel il oscillait, lui qui ignorait encore tout des démons tapis dans son coeur.

 

L’ennui était l’ennemi de tous les immortels, et tout sensé qu’il était, le dernier roi de Drashkar n’y était pas étranger. Sa seule distraction dépendait dorénavant de cet ange au point que le visage d’Hélios lui soit devenu familier dans ses plus infimes détails. Samael avait, du reste, eu tout le temps de le connaître, car l’élixir de sentiment avait sa propre longévité. Aussi, lorsque la première flèche commença à relâcher son emprise, Hélios était déjà un prisonnier de longue date. Cependant, malgré toute la douleur que pouvait lui causer l’incertitude qui le rongeait de l’intérieur, pas une fois l’ange ne trahit son silence. Cela devint donc le jeu de Samael que de viser au plus près du coeur sans jamais le toucher.

Un jeu qui gagna d’autant plus en intérêt lorsque le démon entreprit de cumuler les projectiles. L’ange, désormais touché par un mélange de colère et de compassion qu’il ne pouvait réconcilier, se déchirait dans sa propre incohérence.

— Tes yeux trahissent ta souffrance, déclara Samael avec ce qui aurait presque ressemblé à de la peine. Donne-moi le soleil et je mettrai fin à ta douleur.

Depuis que la pointe de la première flèche avait lacéré la chair de l’ange, la voix de Samael avait été la seule à briser çà et là le silence. Mais bientôt, même les quelques mots au détour d’une décennie devinrent superflus : une éternité dans les yeux l’un de l’autre à infliger et à subir la souffrance, comme deux amants enchainés.

Malgré sa désinvolture face à l’obstination de son prisonnier, le temps passant, le roi Samael fut indéniablement rattrapé par le fait que désormais l’avenir – s’il devait exister – ne dépendait déjà plus de lui mais de cet ange qu’il avait forcé à descendre dans les Entrailles.

Celle qu’il avait créée et fait grandir pour devenir le chaînon entre les espèces immortelles s’était elle aussi endormie avant la naissance du soleil, emportant avec elle l’espoir d’une nouvelle humanité. Catea l’Écarlate, le seul être obscur jamais élevé dans l’ignorance de la lumière. Son innocence devait la libérer du mépris pour le soleil que ressentent tous les démons. Une obscure pureté qui ferait moins de résistance qu’un autre à ce que cette même lumière s’établisse dans la moitié vide de son coeur. Une démarche laborieuse qui n’aurait de sens qu’avec un soleil pour protéger la vie des premiers Hommes.

Il restait encore une flèche qui n’avait pas trouvé d’usage. Une enduite d’un sentiment qui avait fait tomber bien des empires à travers les âges. L’ange était trop faible pour s’inquiéter de ce dernier projectile, lui qui luttait de tout son être pour empêcher la flèche qui avait détruit Bénir de teinter son coeur d’or.

Bien qu’il ne soit qu’un descendant de ceux qui avaient jadis été chassés du Paradis, le roi ne pouvait pas être moins touché dans sa vanité à l’idée de faillir devant un ange. Lassitude ou orgueil, l’un ou les deux guidèrent certainement le geste de Samael lorsqu’il attrapa le colibri sur son épaule. Dans sa paume, l’oiseau piailla tristement. Jusqu’à ce que ses os se brisent dans le silence. La poussière noire s’égraina entre les doigts ouverts de Samael avant d’aller recouvrir la pointe de flèche.

— L’un de nous va fléchir aujourd’hui, trancha le démon avec un sourire.

Mene mene tekel upharsin.

Le sourire de Samael s’élargit à l’écoute de ces mots funestes patiemment choisis. L’annonciation de la chute d’un royaume, venue briser une éternité de mutisme. Le silence était à peine revenu que la dernière flèche s’enfonça juste à la frontière du coeur d’Hélios. Il fallut moins longtemps pour que l’effet pollue les veines de l’ange fatigué. Bientôt, des images de Catea s’insinuèrent dans l’esprit déjà tourmenté du prisonnier. Il la vit, cette démone à la toison écarlate, sortir de terre en cette nuit sans fin pour dévoiler ce corps parfait aux yeux du monde. Des courbes magnifiques cachées sous un tissu superflu qui ne pouvait qu’amoindrir pareille beauté. Une chaleur brusque monta dans les membres d’Hélios qu’aucun ange n’aurait jamais dû connaitre. Ce qu’il restait de sa volonté chercha désespérément à chasser le corps de cette femme de sous ses paupières closes, mais dans cette lutte ancestrale de l’esprit contre la chair, les ennemis étaient bien trop nombreux. La haine et le mépris, la vanité et l’égoïsme, tant d’autres poisons avaient déjà lacéré l’âme usée de l’ange lorsque la flèche du désir vint à son tour enflammer les poutres brisées de sa résistance. Hélios se débattit avec violence entre les murs de sa prison intérieure. Le sang doré s’écoulait abondamment de sa poitrine meurtrie, comme pour remplacer les larmes que ses yeux n’étaient plus en état de verser.

Mais comme Samael l’avait prédit, cette confrontation prendrait fin. Cette fois les siècles de souffrance avaient fait partir l’étincelle : toutes les émotions que l’on avait forcées dans les veines de l’ange s’entrechoquèrent douloureusement dans une puissante explosion, balayant d’un même coup sa raison et les chaînes invisibles du pentagramme. Alors la lumière, jusque-là confinée, emplit soudain la pièce, et Samael, comme tout démon, laissa derrière lui une pluie de cendres. Ne restait plus qu’Hélios, devenu ange de folie.

Il erra bientôt hors des murs de Drashkar, seul voyageur à arpenter la Surface. Les images étaient là, toujours. Elles l’appelaient à chaque instant sans que jamais il ne trouve de répit, lui qui avait désormais la moitié du coeur de Catea dans son sang. Il parcourut ainsi la Terre, sans sommeil ni repos, en quête de la seule chose que son esprit pouvait formuler.

Au terme de son errance, les pas d’Hélios l’amenèrent enfin vers le Nord du monde, là où son autre moitié l’attirait depuis toujours. Des pas tracés dans une piste dorée que ses pieds écorchés avaient laissés derrière eux. De l’autre côté de l’horizon se trouvait un enchevêtrement de ronces immenses et massives. L’ultime rempart que la démone Lilith avait offert au château d’or où reposait son unique fille : un sort qui avait transformé la mère elle-même en gardienne infaillible.

Hélios passa le bouclier végétal sans peine car le sang teinté qu’il apportait avec lui était une clé en soi. C’est sans hésitation qu’il trouva sa voie dans cette prison dorée. Comme un aveugle (et aveuglé il était par cette moitié qui l’appelait), il traversa les couloirs obscurs jusqu’à atteindre les quartiers les plus privilégiés.

Là reposait Catea, dans l’exact état où sa mère l’avait autrefois laissée, au commencement de toute cette folie. Il l’avait trouvée. Quelle que fut l’émotion qui l’anima, la brusque étincelle apparue dans les yeux de miel de cet ange égaré avait déjà tout embrasé sans espoir de retour. Les mains d’albâtre de cette créature divine glissèrent sur la robe aux bords couverts de terre. Le geste brusque déchira le tissu dans une plainte que plus personne n’était là pour entendre. Et alors que le vêtement mutilé glissait doucement au sol, l’ange effleura ces courbes qu’il avait tant rêvées. Descendant le long des jambes, il écarta les deux portes qui gardaient la forteresse inviolée de cette femme endormie. Puis il pénétra à l’intérieur, avec la sauvagerie d’un envahisseur, euphorique d’avoir enfin pris la citadelle qu’il avait tant convoitée.

Sous la violence de l’envie, les ailes immaculées de l’ange laissèrent s’échapper une pluie de plumes. Prises dans les cheveux de blé du fils du soleil, elles avaient également couvert la couche qu’il avait souillée, comme pour dissimuler son infamie. Entre les jambes de Catea se répandait doucement un fluide qui, dans le cas d’une humaine, aurait dû être aussi écarlate que sa toison. Une plume hasardeuse avait trouvé son chemin jusqu’à cet endroit malheureux, et effleurant la surface de la tache, sa couleur changea lentement. C’est cette vision particulière qui accapara le regard d’Hélios. Il ramassa la plume nouvellement noire et la contempla sans vraiment la voir. Le sang obscur qui maculait le bout de ses doigts semblait comme faire partie d’un grand rêve dont il ne parvenait à s’éveiller.

Une chose brisa le charme de la folie pourtant. Un cri déchirant quitta les lèvres tremblantes de l’ange. Ses mains auparavant si fermes dans leurs gestes avaient perdu leur assurance. L’image de cette femme qu’il avait ravagée se brouilla alors que ses yeux s’emplissaient de larmes. La raison était revenue en même temps que la douleur lancinante était apparue à la base de ses ailes. N’ayant plus de folie pour faire taire sa culpabilité et sa honte, Hélios fut confronté sans détour à son geste insupportable. Désemparé comme jamais ange avant lui ne l’avait été, il s’enfuit par la fenêtre, laissant derrière lui les débris qui avaient creusé dans sa chair de pécheur.

Il s’envola comme une comète, vers ce havre de paix que le Seigneur avait un jour offert à ses envoyés. Les larmes qu’il avait si longtemps retenues s’échappèrent enfin lorsque sa première aile se détacha. Il est dit que le cri de cet ange en chute fut si entier qu’il désola l’Eden même. Il ne pouvait qu’espérer l’apercevoir une dernière fois, ce jardin merveilleux, car il avait trahit ses voeux. Seuls les êtres purs avaient accès au Paradis et il le savait. Tandis que la deuxième aile de celui qui avait été un frère s’arracha à son tour dans la plus horrible des souffrances, les autres messagers supplièrent Dieu d’une dernière faveur.

Ainsi, alors qu’il chutait depuis les abords du Paradis qu’il avait failli à atteindre, l’ange sans aile fut installé dans le ciel par la main divine. À compter de ce jour, le monde connut un second astre de lumière. Un dont le contour était auréolé de noir, à l’image de cette poudre obscure qui avait un temps teinté le coeur d’Hélios.

 

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