(2) Chapitre 8 : Le code de la route est accessoire.

Par Milo.rd

Chapitre 8: Le code de la route est accessoire.
ˢᵘᵖᵉʳᶰᵒᵛᵃ

 

<<Claire, debout.
- Je tremble trop, je ne peux pas.
Chiara était postée dans l’ouverture de la portière, les mains sur les hanches et un sourire niais sur la figure; alors que Claire était avachie sur elle-même, le bord au cœur des lèvres. Ses mains, comme animées d’une volonté propre, refusaient de lui faire lâcher les poignées auxquelles elle s’était cramponnée toute la durée du trajet. Elle était si crispée que ça en devenait visiblement comique, du moins pour la blanche, puisque cette dernière pouffa.
- Je conduis si mal que ça ? S’amusa-t-elle, beaucoup trop gaiement au noble avis de son interlocutrice traumatisée.
- J’ai cru que j’allais mourir, déclara celle-ci avec l’air hagard d’une survivante.
- On meurt tous un jour.
Claire releva la tête pour planter ses yeux dans les yeux, la bouche ouverte. Elle n’avait même plus les mots. Chiara lui adressa un sourire joyeux, sa figure illuminée de l’intérieur.
- On dirait un poisson…Gloussa-t-elle, sa paume pressée contre le bas de son visage comme pour cacher son hilarité.
La guitariste lui décocha un regard noir malgré elle. Le coin de ses lèvres tiqua en une esquisse de rictus dédaigneux.
- Tu es sérieuse, là ?
- Oui…Confirma son amie en posant une main sur son bras pour la réconforter. Mais je suis vraiment désolée, Claire. Ce n’était que ma deuxième session de conduite accompagnée, et Victor n’aime pas conduire. Elle est trop bête, elle a tout oublié. Je conduis mieux d’habitude, je te jure.
Après ces paroles, elle lui proposa sa main. Claire la regarda d’un air fixe le temps de quelques secondes, avant de s’apaiser quelque peu et d’enfin se laisser convaincre. Elle se détacha, et lâcha la poignée pour mettre sa main dans la sienne, non sans une certaine réticence. À peine eut-elle fait cela que son amie la tirait en-dehors de la voiture et la mettait sur ses pieds. Sans mentir, les jambes de la brune étaient tellement faibles qu’elles se dérobèrent sous elle, de sorte qu’elle serait probablement tombée si la blanche ne l’avait pas rattrapée par le coude. Elle avait l’impression que sa circulation sanguine s’était arrêtée au niveau des genoux. Elle se rappela par la suite que c’était car elle avait tellement serré les jambes pendant le trajet en voiture qu’elle ne les sentait même plus—et donc en tira la conclusion que c’était la faute de la volleyeuse.
Comme toujours.
- Tu me tueras un jour, grommela-t-elle en guise de tout remerciement.
- Je t’épouserai d’abord, chantonna son amie, pas le moins du monde vexée—au contraire ?
- Pourquoi tu fais toujours ça ? Mon dieu, tais-toi.>>
Chiara rit au vu de sa moue déconfite.
<<- On y va ?
- J’ai le choix ?
- Plus trop. Enfin, on peut toujours se cacher dans la voiture, j’imagine. Proposa sincèrement la blanche, sa main toujours dans la sienne. Pendant quatre heures trente.>>
Claire lança un regard en direction de ladite voiture. En plus d’être un engin de malheur, elle détonnait comme une verrue au milieu des autres, qui étaient des véhicules pour la plus grande majorité d’une certaine classe, noires et allongées, ou bleues et rouges, et jaunes et même roses décapotables. À côté d’elle, la voiture de Chiara et de Victor avait l’air d’avoir été sauvée de peu de la décharge, et par conséquent attirait l’attention même davantage que les véhicules de marque garés tout autour.
Victor, d’ailleurs, était portée disparue—près des enceintes, avait-elle elle-même informé sa sœur avant de s’en aller de son pas flegmatique, les mains dans les poches, tandis que cette dernière s’efforçait d’attirer Claire hors de la banquette arrière, laquelle y était terrée comme un chat dans le fond de sa cage chez le vétérinaire. S’ensuivit plusieurs bruits de bouche humiliants, des suites desquels la brune s’enfuria qu’elle n’était pas un animal, seulement pour que l’autre lui rétorque qu’elle se comportait comme tel.
<<-…Pitié, non. Ta voiture, c’est WALL-E…
- Tu es d’une humeur assassine aujourd’hui, la sermonna son amie. Elle est cool, cette voiture. Et puis, c’est un mariage, tu sais.
-…Certes. Ok, je suis désolée. Je ne sais pas pourquoi je suis aussi désobligeante.
- It’s fine, c’est aussi un de tes charmes. Allons-y ?
- Ok…>>
Claire se laissa entraîner par son amie sans n’opposer plus la moindre résistance. Elle décida plutôt de mettre de côté sa mauvaise humeur chronique, ou du moins essayer.
<<- Tu as les mains moites, commenta sa camarade sur le chemin.
La guitariste encaissa la remarque avec un sourire tordu et figé, son acerbité revenue aussi vite qu’elle avait décrété s’en séparer. Avec beaucoup de maturité, la brune se força pour ravaler les jurons qui fleurissaient sur sa langue.
- Tu fais exprès pour m’énerver, heh ? Si tu n’en veux pas, lâche-la, je ne t’ai rien demandé.
- Quoi ? Jamais ! Refusa Chiara du tact-au-tact, révoltée que la brune ne lui fasse même qu’envisager la chose. Et bien sûr que j’essaie de t’énerver. Tu es mignonne quand es fâchée. Et puis, j’essaie aussi de te changer les idées.
- Pourquoi ?
- Comme ça tu n’es pas fâchée contre moi.
- Pourquoi ?
- Je ne sais pas, tu as l’air fâchée.
Claire allait pour la détromper lorsqu’elle remarqua son sourire en coin malicieux. La blanche froissait ses nerfs sciemment. Cette première poussa un soupir sec, agacée—mais décida de l’ignorer. Elle tâta ses cheveux du plat de la main pour vérifier que tout était en place malgré ses péripéties, avant de tirer sur ses manches et sa veste pour la réajuster sur ses épaules. Enfin, elle passa les doigts sous les revers de sa veste. Une fois ses vérifications faites, elle était de nouveau maîtresse d’elle-même. C’est donc impassible qu’elle relança la conversation:
- C’est quoi le programme pour aujourd’hui ? S’enquit-elle.
Chiara lui lança un coup d’œil surpris.
- Au niveau de ma liste ?
Ses jupes chuintaient de leur allure soutenue. Elles empruntaient un chemin composé de galets blancs aux formes irrégulières, coupant tout droit au milieu d’une mer de gazon tondu ras. Si Claire portait ses éternelles docs marteens, son amie elle évoluait sur des talons accentuant leur différence de taille; la jeune fille ne pouvait s’empêcher de surveiller du coin de l’œil ses pas, des fois que Chiara n’encoure le risque de se tordre la cheville. 
- Oui, confirma-t-elle.
- On essaie de la finir aujourd’hui.
- Quoi ?
- On…
- Non, c’était rhétorique, Chiara. J’ai entendu. Mais, tout, en un seul jour ? Je ne sais plus trop ce qu’il y a, mais, tu ne penses pas que ce sera compliqué ? Surtout ici…
Le regard de Claire s’aventura aux alentours. Plus elles se rapprochaient, plus le bruit de fond qu’elles entendaient depuis le parking se faisait fort et net. La lycéenne ne termina pas sa pensée, mais pour autant, elle était évidente: surtout ici, avec autant de monde et si peu de liberté, avec leurs accoutrements guindés et le risque non négligeable de se faire virer par un vigile. Elles dépassaient maintenant de hauts buissons rectangulaires taillés en formes évasées vers le ciel. Il y avait beaucoup de verdure. La guitariste ne capta qu’alors qu’elles étaient dans le parc d’un château, ce qui était plutôt commun pour un mariage. Des guirlandes lumineuses étaient entrelacées avec les feuilles, de plus en plus visibles avec l’obscurité qui tombait. Au bout du sentier, il y avait une petite scène, et une longue table autour de laquelle était agglutinée une foule de personnes encore assez compacte. Un bout de fontaine était apercevable derrière elle, enfin, surtout son jet d’eau projeté vers les nuages. C’était tout ce que l’allée bordée de buissons lui laissait voir pour le moment, avec la distance—c’était suffisant.
- Non, pas du tout ! Contra avec énergie son amie. Justement, surtout ici !
Comme elle, elle ne termina pas sa pensée; à la différence que Claire était incapable de comprendre ce qu’elle entendait par là. Elle n’avait pas envie de lui demander d’expliquer. En réalité, un sentiment étrange lui retourna l’estomac lorsqu’elle réalisa que tout serait bientôt terminé. Quelque chose de lourd. D’indigérable. Quelque chose qui la lesta. Peut-être était-ce son cœur qui était tombé dans son ventre. Dans tous les cas, Claire baissa la tête.
Son regard accrocha leurs mains. Leurs mains, l’une dans l’autre. Elle se sentait un peu malade.
- Je ne comprends pas, avoua-t-elle cependant.
- Mhm…Ce n’est pas très grave. Reste avec moi, ça suffira.
Les pas de la guitariste ralentirent d’eux-mêmes. Elle se laissa finalement plus traîner qu’autre chose, sa camarade continuant de l’entraîner en avant en tirant sur son bras.
- Chiara…Appela-t-elle.
Sans trop savoir pourquoi.
Le prénom sonnait juste. Il méritait d’être appelé.
Le prénom sonnait juste.
Elle aimait l’appeler.
- Claire. Appela Chiara en tour, espiègle.
Claire la dévisagea. C’était incroyable de se dire qu’une personne aussi pâle était la détentrice de toutes les couleurs du monde. Chiara était rouge, était jaune, était rose, était bleue comme son monde. Elle était véritablement son monde.
Elle avait sous les yeux tout ce qu’elle allait perdre une fois cette stupide liste terminée. Que c’était idiot. Elle n’avait attendu que ça, et maintenant qu’elle le frôlait de la main, elle avait peur de l’attraper. C’était vrai, elle avait peur, subitement. Elle avait toujours eu peur, mais pas comme ça. Sa peur ne lui avait jamais tenu la main. Maintenant, Claire avait peur. Elle était une enfant. Elles étaient deux enfants dans des corps de presque adultes. Elle se sentait petite, minuscule et, comme pour voir le ciel, elle devait pencher la tête en arrière pour ne faire qu’apercevoir le bleu de son interlocutrice—car ses yeux étaient toujours portés plus loin qu’elle, loin, tellement loin vers l’avant, lorsqu’elle était tellement en arrière.
-…Rien.>> Exhala-t-elle tout bas, ses muscles se relâchant.
C’était trop tard pour elle. C’était trop tard, car elle avait tout ravagé elle-même.
Alors elle tiendrait sa promesse.
Personne ne lui avait appris que tenir une promesse pouvait être aussi douloureux. La brune soupira, et cala sa mèche rebelle derrière son oreille. Sa main resta dans logée dans sa nuque, puis retomba le long de son corps, son bras désarticulé.
<<- Tu es jolie, Chiara, complimenta-t-elle encore. Je crois que j’ai oublié de te le dire.
Claire esquissa un sourire sincère. Loin d’être une de ses grimaces de perplexité habituelles, il se renversa pourtant, les commissures de ses lèvres s’ourlant vers le bas en rentrant dans ses joues.
Son interlocutrice papillonna des yeux, son expression figée en un demi-sourire. 
- Hah…! Euh—euh…Ah bon ?
- Oui.
Chiara s’empourpra d’un coup, une couleur rose prononcée pigmentant sa peau jusque sur la base de son cou. La lycéenne porte une main devant son front pour triturer ses restes de frange lissés pour l’occasion.
- Viens. On va finir ta liste.
- Tu es très motivée, d’un coup…>>


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<<- Hey, mais tu as les mains moites, toi-aussi. Commenta la guitariste sans le moindre tact, sa main manquant de glisser de la sienne lorsqu’elle tenta de la tirer après elle. Pourquoi tu transpires autant, tout d’un coup ?
-…Tais-toi, s’empourpra son interlocutrice en raffermissant sa prise sur elle.
Claire la laisse faire.
- Euh, d’accord.>>



Claire s’était isolée de l’agitation ambiante propre aux célébrations telles que les mariages. Elle avait trouvé refuge sur le bord de la fontaine qu’elle avait aperçue, laquelle en réalité était bien plus grande que ce qu’elle avait imaginé. Composée de pierres polies, ou sur demande ou par le temps, elle était assez large pour qu’en faire le tour prenne au moins deux minutes. Le rebord était quelque peu arrondi d’un côté, en goutte vers le sol; il permettait toutefois de s’assoir assez confortablement, assez loin de l’eau pour ne pas être arrosé par la brume des gouttelettes soulevée par le moindre souffle d’air et assez loin de l’herbe pour qu’elle puisse croiser les jambes. C’était donc perchée sur ce rebord, les jambes croisées et l’âme errante quelque part un peu plus loin, peut-être vers les buissons, qu’elle réfléchissait. Ou plutôt: qu’elle se laissait réfléchir, puisque ses pensées fusaient d’elles-mêmes sans qu’elles n’aient la moindre prise sur elles. Parfois, elle avait la sensation de la présence de son cerveau au milieu de sa tête, comme un corps inconnu fiché dans le corps, une écharde ou une balle. Si elle pouvait se départir de son âme et vagabonder, elle ne le pouvait de son cerveau. Il demeurait constamment dans le corps.
La brune observait sans vraiment la voir l’herbe s’embraser. Elle s’embrasait aussi. La lycéenne bascula la tête en arrière pour que le brasier du soleil déjà disparu derrière l’horizon monochrome se déverse directement dans son crâne; qu’il s’écoule par les trous de ses globes oculaires dans son squelette et en comble les aspérités comme un baume. Il irradia du moins ses yeux, qui s’emplirent de chaleur et s’humidifièrent. Ses paupières se fermèrent dans une tentative pour la retenir.
<<- Tiens.
- Ah !>>
Claire sursauta de tout son corps lorsqu’une sensation de froid contre sa joue la tira de l’inanité de ses réflexions, aussi efficacement qu’une douche froide qui lui hérissa les poils sur la peau. Elle se redressa d’un coup—et se relâcha de nouveau en rencontrant le regard de la nouvelle arrivante.
<<- Pourquoi tu apparais toujours comme ça ? S’accabla-t-elle en reconnaissant Chiara, d’abord par le bleu de ses yeux, puis par son visage.
- Car j’aime faire battre ton cœur.~
Claire se racla la gorge pour éclaircir sa voix. Elle s’étira encore la nuque, raidie par sa position recourbée sur elle-même, et enfin roula des épaules dans sa veste serrée—du moins essaya, mais le tissu l’entrava.
- Tu veux dire que tu aimes me donner des attaques cardiaques ?
Sa camarade était penchée sur elle, une coupe dans chacune de ses mains. Elle gloussa, amusée par la consternation de son interlocutrice, avant de lui adresser un large sourire moqueur. Le temps de quelques secondes, elle lui cacha le soleil, éclairée alors en contre-jour—la guitariste plissa les yeux, aveuglée. Chiara lui fourra une coupe dans la main en s’asseyant sur le rebord de la fontaine près d’elle, dans un chuintement appuyé des volants de sa robe se froissant sous son poids.
- C’est moins romantique quand tu reformules.>>
Claire siffla entre ses dents un tsk critique. Chiara n’en rayonna que davantage, puisque son sourire s’étira pour révéler toutes ses dents. Avec la lumière baissante qui enveloppait la surface plane des alentours dans un pourpre chaleureux, les paillettes sous ses yeux reluisaient comme des écailles. Cette dernière pencha la tête en arrière pour pousser un râle dramatique—son visage rougeoya, baigné de soleil. Le cœur de la brune palpita dans sa poitrine. Ainsi illuminée, la lycéenne prenait les propriétés de l’astre—la regarder lui brûlait la rétine. Claire fixa ses cils en particulier, et puis les ombres qu’ils animaient sur sa peau. Sa gorge s’assécha. Elle avala sa salive.
Rouge, rouge, rouge.
Sa couleur préférée.
<<- On trinque ?
Chiara reporta son attention sur elle, sa coupe inclinée vers elle. Claire s’empressa de regarder ailleurs pour ne pas se faire prendre une énième fois en train de l’épier du coin de l’œil. Elle hocha la tête aussitôt, les oreilles rougies et les épaules raidies par l’embarras. Les deux jeunes filles élevèrent leurs verres, l’une d’un geste plus rigide que l’autre.
- Tchin !~ Triompha gaiement la blanche en faisant tinter leurs coupes ensemble.
- Tchin…
Les verres s’entrechoquèrent dans un son cristallin clair.
- À quoi on trinque ? Questionna la brune, tandis que sa camarade sirotait déjà son verre.
Sa langue était encore pâteuse. Des ampoules s’illuminèrent dans les buissons et autour de la scène. Plusieurs cris de ravissement portés par le vent leur parvinrent, voilés par la distance, quoique leurs propriétaires soient visibles de là où elles étaient. Claire découvrit que la fontaine était dotée d’éclairages intégrés lorsque cette dernière s’alluma de l’intérieur, l’eau aux reflets naguère jadis avec le soleil reflétant une couleur noire comme la nuit troublée de ronds luisants avec faiblesse. Les reflets mouvants de l’eau, ainsi éclairés, étaient projetés sur la pierre sur laquelle elles étaient assises.
- À la vie ? Proposa sa camarade.
La brune lâcha un mn peu convaincue, les commissures de ses lèvres rentrées dans ses joues en une grimace tordue. Non. 
Ce serait trop hypocrite.
- À la santé ? Formula-t-elle en alternative.
Son interlocutrice rechigna à son tour, de toute évidence peu emballée. Elle se pencha en arrière pour étendre ses jambes dans une moue circonspecte:
- Naaaah…Tu n’as pas une autre idée ?
Claire soupira, la tête dans une main. Elle lui adressa une œillade blasée.
- C’est toi qui as les idées…
- Tu dis toujours qu’elles sont mauvaises.
- Car elles sont mauvaises.
- Pas toujours, s’entêta la blanche.
-…Heh.
Un rictus désabusé se fraya un chemin sur la figure de la musicienne, laquelle se passionna pour l’observation de son champagne pour se garder de répondre. Les bulles partaient du centre de la coupe en un trait d’une finesse notable pour aller s’éclater contre la surface.
- Ah ?! Puisque c’est comme ça, je trinque à la vie !
- Sérieusement ? Alors je trinque à la santé, rétorqua Claire du tact-au-tact, également vexée. Et même à ta santé. 
- Ah ?! S’indigna Chiara, d’une réaction aussi brusque que si elle venait de l’insulter elle et toute sa lignée sur trois générations. Alors je trinque à ta vie !
- Ok, très bien.>>
Tchin. Les coupes s’entrechoquèrent avec plus de force, leurs propriétaires s’entretoisant en chien de faïence. Claire avala sans plus tarder une longue gorgée de champagne, laquelle crépita sur sa langue. Sa bouche était emplie d’amertume. Elle ignorait si c’était le liquide ou sa frustration. De toute manière, elle n’avait jamais aimé le champagne, se contraria-t-elle, ses lèvres toujours dans le verre tandis qu’elle lâchait un tsk fâché pour elle-même. Tsk, entendit-elle émaner en réponse du côté de la blanche, plus sifflant. Elle l’ignora pour se rembrunir, les yeux rivés sur ses mains. Tsk.
Le silence s’installa, sans que ni l’une ni l’autre ne le comble. Elles écoutèrent faute de mieux la musique diffusée par les enceintes installées de chaque côté de la scène, lesquelles seules faisaient vibrer des basses soutenues jusque dans leurs os. Déjà, des gens dansaient. Claire ne reconnaissait pas la musique.
Cette dernière lorgna Chiara l’air de rien, inquiète de son calme incongru.
La jeune fille était songeuse, remarqua-t-elle. Son expression était de celles tranquilles quoique insondables qu’elle revêtait souvent sans s’en rendre compte lorsqu’elle réfléchissait. L’une de ces mêmes expressions qui lui donnaient l’air égarée au centre de l’univers—vulnérable et seule, mais distante, inaccessible. Elle paraissait tellement plus mature dans ces moments-là. Usée, même. Lassée.
Fatiguée, de cette fatigue résolue des gens qui connaissent la vie. La guitariste tourna sa coupe entre ses mains. Le liquide les tachetait d’éclats dorés chaleureux vacillant sur les callosités de ses paumes. Celles de Chiara lui semblaient diaphanes en comparaison des siennes—tant qu’elles déchiraient la nuit comme un rayon de lune. Comme un spectre, sur lequel rien n’avait de prise sinon sa propre inexistence. Elle n’aimait pas quand son amie avait cette expression-là, car lorsqu’elle l’avait, elle était moins réelle. Sa présence s’atténuait—elle n’était plus là, alors même que si, pourtant—et cela lui déplaisait, lorsque son amie disparaissait sans prévenir; puisqu’elle ne le faisait fréquemment que pour le simple plaisir de le faire, puisqu’elle le pouvait. 
Et elle n’était pas sûre de pouvoir la suivre là où elle allait. Sur la lune, sur le soleil, passait encore. Mais là—elle n’était pas sûre.
Cette image lui laissa un arrière-goût désagréable—qu’elle tâcha de chasser en lampant une deuxième gorgée de champagne, avec autant de célérité que la première sinon plus.
Elle voulait se noyer l’esprit. Non, en fait, elle voulait noyer ce qu’il y avait dans son esprit. Ce qui lui faisait avoir de telles réflexions. Elle n’en avait pas besoin—elle n’en voulait pas.
<<- Les étoiles sont belles ici.
- Les étoiles…>>
La guitariste regarda en direction du ciel. Ce dernier était aussi lumineux qu’un jour de plein soleil désormais, d’une manière toutefois bien plus réservée—il n’y avait pas un espace qui ne soit entièrement noir malgré l’obscurité. Il exposait des milliers de points blancs, d’autres plus indéfinissables, de ces variations de couleur qui ne peuvent être que décrites par des impressions. Des impressions de blanc, donc, des impressions de bleu; des impressions de rose, et d’orange, et de mauve; et l’impression d’être un infime grain de poussière en face d’un colosse assoupi, l’impression d’être fini dans un espace déterminé, l’impression d’être happé par la rotation de la terre et l’impression d’un énorme caillou maintenu sous elle par ses semelles. L’impression d’exister. L’impression de la vacuité de cette existence. La voute céleste se révélait toute entière, du moins il semblait, nonchalante dans ses draps de voies lactées dans lesquels elle se prélassait. Claire garda le silence, perdue dans sa contemplation. Extérieurement, elle était fermée. Intérieurement, elle avait l’impression que les étoiles trouvaient leur résonnance en elle. Une impression de révérence se propagea dans ses veines, d’ordre presque religieux. Elle se sentait devant les étoiles comme dans un temple, lesquelles délivrées de la pollution lumineuse se donnaient dans toute leur magnificence sépulcrale. Elle en avait presque le besoin de prier. Elle l’aurait peut-être fait, si elle savait vers qui se diriger. Mais elle l’ignorait. Elle avait la sensation pourtant qu’elle devait remercier quelqu’un pour les étoiles.
<<- Sirius, murmura Chiara.
Elle désigna un endroit précis au-dessus d’elles. Son geste s’égara au milieu la multitude d’étoiles sous sa main, qui se pressèrent ensemble comme pour brouiller les pistes.
- Ah…
Le bras de la blanche mouva.
- Vénus.
- Tu les repères aussi facilement ?
- Je connais la carte du ciel par cœur.
- Wow…Souffla Claire, impressionnée.
Chiara riota, flattée. Elle lui lança un coup d’œil complice.
- Tu as déjà lu Le Petit Prince ? Interrogea-t-elle.
- Mn, acquiesça son interlocutrice, attentive.
Elle était plus concentrée sur la volleyeuse que sur le ciel que cette dernière explicitait maintenant. Elle trouvait fascinant la manière dont ses yeux s’éclairaient lorsqu’elle discutait d’un sujet qui la passionnait, comme si ses pupilles se remplissaient de leurs propres astres en se dilatant.
- Quand j’étais petite, mon passage préféré était celui du géographe, continua cette dernière.
- Pourquoi ?
- Je ne sais pas. Je pense que c’est un morceau de moi, tu sais ? J’ai compris beaucoup de choses la première fois que je l’ai lu. Avant, je ne voyais le monde que comme ma chambre, avec ses quatre murs, et je pensais que tout était éternel. Et puis après, je me suis rendue compte que les murs étaient aussi éphémères que moi, et qu’ils disparaîtraient un jour aussi. C’est alors que je me suis dit que j’aimerais laisser une trace derrière moi. Pas forcément une grande—juste une infime, comme celle de la rose pour le petit prince. Tu vois ce que je veux dire ?
-…Mhm…
Non. Rien du tout. Mais ça, la guitariste le garda pour elle.
- Je préférais la partie de l’alcoolique. Tu sais…Confessa-t-elle d’un timbre bas, qu’elle modula pour chantonner un peu. ‘’Quand la mer monte, j’ai honte, j’ai honte…Quand elle descend, je l’attends…’’
Elle marqua le rythme d’un tapotement de doigts contre sa cuisse.
- Tu le récites par cœur.
- Oui.
- Pourquoi ce passage-là ?
- Je ne sais pas, avoua-t-elle. Je l’ai lu quand j’étais petite. Je crois que c’est parce que l’alcoolique était très triste, et que je le sentais sans le comprendre.
- Mhn, l’imita la blanche, intriguée. Curieux.>>
Cette dernière se laissa choir contre le côté du corps de Claire pour reposer sa tête sur son épaule. Ses jupes débordèrent sur ses cuisses en vagues volumineuses bordées d’écume qui lavèrent le noir de son pantalon. La lycéenne serra les coudes par instinct, mais demeura inerte, figée par le poids de la volleyeuse contre elle. Son visage se réchauffa. Elle attrapa sa coupe pour se distraire, et en plaqua elle-même le verre contre sa joue.
<<- Tu vois l’étoile qui brille ? Reprit son amie une fois installée, la main levée au-dessus d’elle.
Elle en désigna une en particulier. Son action échoua encore une fois en plein milieu de la multitude de milliards de milliards de points brasillant sous son doigt. Claire s’esclaffa pour cacher sa gêne.
- Pf. J’en vois plusieurs, ironisa-t-elle, le cœur tumultueux.
Chiara lui fila un coup de coude dans les côtes. La guitariste grogna dans un aïe étouffé.
- À 60° de Saturne ? Précisa sa camarade avec beaucoup de bonne volonté pour l’aider (sans que cela ne l’aide le moins du monde). Celle qui brille un peu bleu ?
Claire recommença d’examiner le ciel pour la trouver lorsqu’elle intégra que la jeune fille était sérieuse. Ses indications étaient plus obscures encore que l’obscurité elle-même, amoindrie par les ampoules des guirlandes—heureusement, elle la trouva d’elle-même, se soulagea-t-elle non sans une pseudo-grimace de déconvenue. Elle contempla l’étoile en question, le visage rejeté en arrière.
- Oui.
L’objet céleste était un rond d’un blanc bleuté effilé, entouré pour les observateurs les plus minutieux d’une aura ténue dissipée. Il brillait en effet plus fort que les autres; lorsqu’elle le regardait directement, les autres astres autour de lui s’effaçait sous la vivacité de son éclat comme si l’ombre elle-même s’épaississait.
- C’est une supernova. C’est une étoile qui a explosé.
- Elle est morte, alors. C’est triste, releva-t-elle.
- Ce n’est pas triste…Au contraire. Le ciel, c’est un peu un cimetière. Beaucoup d’étoiles sont déjà mortes. Ce sont les fantômes auxquels on pense le plus, toutes les nuits.
-…
Claire garda le silence, perturbée par une impression de déjà-vu. Il lui semblait avoir déjà vécu une situation similaire…Elle fouilla sa mémoire, guidée par un fourmillement désagréable dans le bas du crâne. Elle avait conscience de la présence du souvenir, mais elle ne pouvait pas mettre la main dessus. Elle le sentait, comme un corps physique; mais plus elle le chassait et plus il se défilait, l’espace qu’il quittait se corrompant de ses satanés fourmillements qui l’engourdissaient. Le souvenir se replia dans les coins du labyrinthe de son esprit. Elle s’arrêta à l’orée. Fichtre, s’agaça-t-elle, ses sourcils se fronçant.
- Tu ne trouves pas que c’est une belle mort ? Développait pendant ce temps sa camarade rêveusement. Même disparue, tu continues de briller, inoubliable pour des siècles encore—et pour des siècles encore, ta simple existence brille plus que des galaxies entières constituées de milliards d’étoiles. Et tout cela, simplement car tu as vécu si fort que même dans l’inanité de la vie d’après ton existe continue de scintiller. Alors bien sûr, pour l’univers, ça ne signifie rien car elle est trop petite—mais pour le cercle proche de sa galaxie, si, même petite elle fait une différence. C’est beau, une supernova—car sans connaître le nom de l’étoile, je sais qu’elle a existé. J’aimerais finir comme ça….
- Comme ça ?
Claire tourna la tête vers elle, dubitative. Chiara était toujours absorbée par le ciel.
- En supernova. Mourir en supernova.>>
Un ange passa. Mourir en supernova…
<<- C’est pour ça, ta liste ?
- Oui, valida-t-elle. En quelque sorte. J’ai besoin d’accumuler beaucoup d’expérience pour qu’elle continue de s’embraser après moi, tu vois ? C’est ça, la trace que je veux laisser. Ce ne sera pas beaucoup. Ce sera tout petit et le monde n’en sera pas rendu meilleur, certes, mais au moins brillerai-je dans ma propre galaxie…Je ne veux pas changer le monde. Je veux juste vivre ma vie. Et puis, je trouve ça trop dommage de se prendre au sérieux quand on a notre âge.
- Ah…>>
La brune se replia sur elle-même en ramenant un genou contre sa poitrine dans un murmure de frustration de son costume arrangé. Elle était tellement dépassé par la conversation…Pour elle, une supernova n’était qu’une étoile morte, et des étoiles mortes il y en avait des centaines de milliards. Ce qu’elle retenait de cet échange surtout était que Chiara était animée d’une furieuse envie de vivre. Can’t relate.
Chiara lui adressa un sourire au vu de sa perplexité. Elle se redressa pour entreprendre de délacer les sangles de se talons, avant d’entreprendre de les enlever.
<<- Qu’est-ce que tu fais ? S’étonna Claire, quoique sans grande conviction.
S’étonner était un grand mot. Pouvait-elle encore s’étonner avec la volleyeuse ? Elle était blasée de ses étrangetés, qu’elle ne faisait plus que surveiller comme un parent peu scrupuleux qui ne rechercherait plus que la paix. Son amie retira sa première chaussure qu’elle balança plus loin. La nuit s’en empara sans attendre; elle se précipita dessus comme un animal et l’enveloppa en son flanc pour le dévorer. Claire était convaincue qu’elles ne le retrouveraient plus jamais.
- J’enlève mes talons, ils me font mal.
Elle jeta la deuxième encore plus loin. Encore une fois, la guitariste se persuada d’avoir vu les ténèbres l’attraper au vol en une masse noire et compacte pour s’en repaître. Le ventre plein, elles se tassèrent sur elles-mêmes comme un félin rassasié, aux aguets.
- Et comment tu vas marcher ?
Chiara reposa ses pieds nus dans l’herbe.
- Je suis une princesse. Pourquoi je marcherais ? Quelqu’un me portera.
- Eh…
La musicienne sua. ‘’Quelqu’un’’, qu’elle disait. Le coin de ses lèvres tiqua.
Elle avait un mauvais pressentiment.
- Bref, c’est à toi, maintenant !
- Pardon ?>>
Chiara réajuste ses jupes sur ses cuisses. Elles glissèrent contre ses jambes, tandis que la brune se frottait les bras pour se réchauffer. Elle qui était déjà frileuse de base, voir son amie aussi peu couverte, avec ses pieds déchaussés et ses jambes nues, suffisaient pour la faire trembler. Sans sa chaleur corporelle, tout le côté de son corps contre lequel cette dernière était avachie était transi de la différence de température avec le fond d’air froid.
<<- À ton tour de me dire un secret, expliqua d’ailleurs sa camarade d’un ton gai.
Son interlocutrice plissa les yeux.
- C’est quoi cette entourloupe ?
- Quoi ? C’est juste, non ? Je t’ai donné un secret, maintenant j’en veux un en retour.
- Hah, ricana la brune d’une voix blanche, tu es vraiment la sœur de ta sœur…
- Pas la peine d’être désagréable, vitupéra la volleyeuse.
- Quoi ? Mais je…Ok, laisse tomber. 
- Dis-moi quelque chose !
- Laisse-moi réfléchir !>>
La guitariste soupira, ennuyée. Elle ne se rappelait pas avoir le moindre secret—sa vie était plane (du moins, avant la furie blanche). Elle restait dans les clous car elle ne trouvait aucun intérêt à aller au-delà; elle faisait ce qu’on lui disait de faire, car c’était plus simple comme cela. Elle n’avait même pas d’idées secrètes—ou alors, elle ignorait de quoi elles retournaient, puisqu’elles allaient toujours tellement plus vite qu’elle.
Lorsqu’elle s’introspecta plus en détails pour trouver quelque chose, elle ne trouva rien. Rien, si ce n’était un vide intersidéral en plein milieu d’elle, si gigantesque et dense que son ventre s’en contracta. Son malaise s’intensifia lorsqu’elle se pencha au-dessous pour tenter d’apercevoir quelque chose. Rien. Claire éprouva de manière brutale la vacuité de son être. Elle était vaine, de la tête aux pieds—elle était vaine, vaine pour les autres, vaine pour elle-même.
Elle ne se connaissait pas. Elle était penchée sur elle-même comme sur une parfaite inconnue. La jeune fille pensa que peut-être ce trou était chez les autres comblé par la passion. Peut-être était-ce cela, la clef de leur sémillance. Peut-être était-ce cela la cause de sa défaillance. Elle avait le tournis. Elle ne savait plus. Elle n’avait jamais vu ce trou jusque-là, mais ne pouvait maintenant plus passer outre.
Elle avait toujours vécu avec une tension sous-jacente qui faisait de la mort la finalité de son existence. Elle était tellement obnubilée par cela qu’elle n’avait jamais pris la peine de s’apprendre. Elle n’avait jamais été intéressée par elle-même. Elle s’était trahie de nombreuses fois—pour rien. Elle ne savait même plus ce qu’elle aimait.
La blanche profita de son moment de réflexion intense pour sortir son gloss d’une poche invisible. Une fraise arrondie était dessinée sur le tube.
<<- Ah…
Elle venait de s’en rappeler.
- Je n’aime pas la fraise, confia-t-elle, non sans réticence.
La nullité de ce secret lui faisait honte, mais elle n’avait rien de mieux.
- Quoi ?!
La musicienne tressauta dans un ah ?! apeuré lorsque son interlocutrice s’écria, scandalisée. Cette dernière avait arrêté toute activité pour la fixer, les yeux arrondis et la main contre le cœur. Au vu de son expression, elle aurait tout aussi bien pu lui apprendre qu’elle était en fait sa sœur jumelle cachée et qu’elle venait la retrouver pour l’informer qu’elle devait récupérer la couronne de l’Atlantide et mener la guerre contre les farfadets des forêts. Son visage se contracta d’indignation. Claire se décomposa—mais elle était intimidée par l’air rembruni de son amie. Elle leva une main par réflexe, blêmissante. Si des yeux pouvaient tuer, ceux assassins de Chiara auraient eu sa peau.
- Attends, attends, attends ! Balbutia-t-elle, paniquée et confuse. Je ne voulais pas…Non, j’aime la fraise ! Enfin je veux dire, ah, oui, j’aime ça, mais pas plus que ça non plus, enfin un peu mais pas tous les jours, c’est juste…O…Ouais, je n’en raffole pas mais je ne déteste pas ça, pas dans le sens où je me force pour en manger et donc que je me forçais quand tu me donnais des trucs avec de la fraise, mais dans le sens où, si je pouvais choisir je ne prendrais pas ça, enfin, pas s’il y a d’autres choix, enfin…! Je préfère la cerise…Enfin…!
- C’est maintenant que tu me le dis ?! S’enfuria Chiara.
Elle la menaça de son gloss, qu’elle tenait comme une arme blanche. La guitariste s’empressa de lever les bras en l’air, et ce même malgré sa veste. Elle manqua de se déboiter l’épaule.
- Désolée ?! S’excusa-t-elle, sa voix perchée dans les aigües.
Elle ne savait même pas pourquoi elle était censée être désolée.
- Tu t’excuses ou pas ?!
- Oui ?! Non ?! Je sais pas ! Pourquoi tu as l’air aussi fâchée ?!
- Je ne suis pas fâchée, je suis frustrée ! Tonitrua la blanche, sa prise sur son gloss pointée sur elle s’affermissant.
- Aaaaah ! S’effara la brune, livide.
- Aaaah toi-même !>>
Chiara se leva pour arpenter la pelouse, agitée. 
<<- Dire que j’ai acheté un nouveau gloss rien qu’hier encore…Marmonna-t-elle dans sa barbe. Si j’avais su, j’aurais pris cerise ! Rah, tu m’agaces…>>
Elle claqua sa langue contre son palais, et releva la tête vers Claire, sérieuse. Cette dernière se figea sur place dans un tressaillement. Heh, exhala-t-elle, appréhensive.
<<- C’est pour ça que tu ne voulais pas m’embrasser ? Car tu n’aimes pas la fraise ?
-…Non. Pardon ? Se déconcerta son interlocutrice. Tu penses vraiment que c’est pour ça ? Je n’ai juste pas l’habitude d’embrasser mes amies.
Chiara se froissa encore plus:
- Je n’embrasse pas mes amies non plus ! Tu crois que je suis aussi facile ?
Elle rangea son gloss dans un geste rendu vif par son humeur.
- Mais quoi ? Non ? Je n’ai jamais insinué que…
- Je ne veux embrasser que toi.
- Quoi ?
- Je t’aime, Claire.
Un ange passa. Claire la dévisagea sans comprendre. Elle fronça les sourcils, et avança une sorte de sourire renversé confus.
- Moi aussi je t’aime.
- Non, s’exaspéra la blanche. Claire. Écoute moi ! Je t’aime.>>
Cette fois, Claire marqua une pause; qui s’allongea; et s’allongea, alors qu’elle attendait la suite.
<<- Tu quoi.
Qui ne vint pas.
- Je t’aime.
- Non. Attends. Comment—quoi ? Tu m’ai—mais quoi ? Mais je—hein ? Impossible. Je ne comprends pas.
- Je t’aime !
- Non !
- Si ! Je suis amoureuse de toi, idiote ! Pourquoi tu penses que je m’habille et que je me maquille aussi bien quand je sais que je vais te voir, que je suis aussi tactile et que je flirte sans arrêt avec toi ?!
Claire s’écria, choquée.
- C’était du flirt ?! Suffoqua-t-elle.
- Bien sûr que c’était du flirt !>> Se récria sa camarade en retour, écarlate.
La brune était tellement interloquée qu’elle en resta coite, la mâchoire décrochée de façon comique. Le monde s’arrêta pour elle, et elle avec—elle était figée, soufflée sur place par la nouvelle comme par une bombe. Quoi ? Non. Quoi ? Son expression se contracta lorsqu’elle referma enfin la bouche pour agripper le bas de son visage d’une main, tendue. Quoi ? Lâcha-t-elle encore dans un murmure inaudible, ou du moins assez pour que Chiara l’ignore.
<<- Tu finis ton champagne ? Non ? Je le prends alors.>>
Cette dernière profita de l’occasion pour lui subtiliser sa coupe. Claire la regarda la descendre d’une traite—elle constata alors que la blanche était aussi embarrassée qu’elle malgré sa façade détachée, sinon plus. 
<<- J’allais le boire…Indiqua-t-elle, plus pour dire quelque chose que pour râler.
- Il en reste. Tu le veux ?
La lycéenne jeta un regard au verre en question, dans lequel ne demeurait plus qu’un fond de fond de champagne. Heh, railla-t-elle dans un rictus sarcastique—lequel se figea néanmoins. Le bord de la coupe était tâché d’une trace rosée—à l’endroit où elle avait bu. La lycéenne s’empourpra. C’était stupide, s’admonesta-t-elle, les oreilles rougissantes. Elle se cacha dans sa main de son mieux, la gorge sèche. Son cœur battait avec une telle force qu’elle en était malade. Elle se sentait étourdie.
- Non, merci, refusa-t-elle d’un timbre enroué.
- D’accord.>>
Chiara ne posa pas de questions. Elle termina la coupe elle-même et la reposa sur le bord de la fontaine.
<<- Claire. Tu m’aimes ? Fuaha…Je rigole, se enchaîna-t-elle sans lui laisser le temps d’en placer une lorsqu’elle la distingua tressaillir. Je voulais juste te le dire, mais ça ne change rien entre nous. Pas vrai ?
Claire broncha.
Le fourmillement qui s’était déclaré dans sa tête s’était diffusé dans tout son corps—il était propagé jusque dans ses ongles, logé entre sa chair et sa peau. La voix enjouée de son interlocutrice lui faisait bizarre. Pourquoi était-elle aussi nonchalante ? À l’entendre, elle ne se rendait pas compte de ce qu’elle venait de dire et des conséquences que cela impliquait—du moins pour elle. La guitariste resta courbée sur elle-même alors qu’elle écoutait son amie piailler jovialement. Vraiment, une sensation étrange lui vrillait les viscères. Peut-être était-ce du désespoir. Cette confession avait un goût de désespoir, et le désespoir était amer, ou alors peut-être était-ce le champagne encore une fois. Claire se sentait engourdie. Ses émotions, comme son corps, comme son cœur. Ses nerfs la tiraillaient. Sans eux, elle aurait douté de l’intégrité de sa sensibilité. Mais voilà: sa camarade avait avoué ses sentiments de telle sorte qu’elle s’était exposée elle et son ressenti personnel, sans pour autant se rapprocher assez pour se rendre atteignable. Avec cette réserve qu’elle conservait, elle ne se confessait que pour elle-même—pour se délester.
Et elle. Elle, que pouvait-elle faire ? Songea-t-elle. Au milieu de son océan et dans son bateau qui prenait l’eau. Elle avait déjà l’océan au niveau de la taille, et un nouveau poids sur les bras. Elle le garda serré contre elle.
-…>>
C’était égoïste. Chiara était vraiment égoïste, parfois.
Elle lui disait ça, alors que la crevasse entre elles était vertigineuse.
Elle se confessait comme pour dire au revoir. Les sentiments de Claire ne lui étaient plus nécessaires, car elle avait déjà décidé du résultat de la conversation avant même de la commencer. Comme toujours, s’accabla la brune, sans pour autant s’insurger. Que pouvait-elle faire, elle ? Avec ses mots comme des amarres à ses chevilles. La musicienne rêvait d’être quelqu’un d’autre pour être en capacité de lui rabattre le clapet: lui asséner qu’elle ne pouvait pas décider pour elle, qu’elle ne pouvait pas décider de ses sentiments, qu’elle avait des sentiments, des sentiments pour elle.
Mais elle n’était qu’elle
et elle n’en valait pas la peine.
Alors elle se tut.
<<-…Non.>>
Elle détestait ça.
<<- Super. Tu m’accompagnes danser ?
Chiara se tourna vers elle, ses jupes vaporeuses ondoyant sur ses genoux. Elle leva sa main pour la tendre vers elle, un large sourire frivole sur le visage. 
Et voilà. La conversation était terminée, avec le résultat qu’elle avait souhaité en obtenir. Elle pouvait changer de sujet.
- Quoi, maintenant ?
Claire se sentait toute petite.
Si seulement elle était quelqu’un d’autre. Chiara était déjà une étoile; grosse comme le soleil; aussi dense et lumineuse. Et elle…
Elle avait attrapé un gros coup de soleil.
- J’adore cette chanson. Allez, viens ! Vite, je ne veux pas la louper !
…Elle était amoureuse de Chiara.
-…>>
Alors elle attrapa sa main.
<<- Ok.>>



<<- Aïe.
- Tu as marché sur un caillou ?
- Oui.
- Tsk…Monte sur mon dos, je vais te porter.>>


<<- Félix, t’es là ?>>
Claire toqua au carreau de la salle de musique. Les rideaux étaient tirés de l’intérieur pour obstruer les carreaux et les lumières éteintes, comme lorsque le club de musique était fermé. La porte était aussi verrouillée—la lycéenne n’avait même pas besoin d’essayer la poignée pour le savoir. Si Félix était à l’intérieur, il voulait donner l’impression qu’il n’y était pas. Mais où aurait-il pu être d’autre, s’il n’était ni dans sa salle de classe, ni dans les laboratoires du bâtiment de science, ni sur ses marches dans la cour ?
<<- Ça dépend qui demande…
C’était sûr, soupira la jeune fille lorsqu’une voix méfiante et rauque s’éleva de l’autre côté de la porte.
- Tu sais qui c’est…
Félix déverrouilla la porte du club de musique pour l’entrouvrir. Il lui lança une œillade depuis l’embrasure comme pour vérifier son identité, et seulement après décida de lui accorder l’immense privilège de sa présence. Claire l’observa émerger de la salle plongée dans le noir comme elle aurait observé un mauvais reportage animalier; c’est-à-dire, d’un air blasé.
- Pourquoi tu t’étais enfermé ? Questionna-t-elle, les mains enfoncées dans les poches de sa veste.
Le batteur lui retourna le même air. Ses paupières tombaient sur ses yeux sans qu’il n’essaie de les en empêcher, ce qui en addition de ses traits tirés comme après une nuit sans sommeil et ses multiples piercings lui donnait une expression tout-à-fait antipathique, sinon intimidante. S’il avait été maquillé, il ne l’était plus. Les traits de crayon dont il soulignait d’habitude ses yeux étaient effacés, et même si bien estompés qu’ils donnaient l’impression que des cernes noirs lui creusaient le visage. Il avait dû beaucoup les frotter, accidentellement ou non.
- Je me cachais.
- Pourquoi ?
- Trop plein de gens. Batterie sociale vidée. Ils me tapaient tous sur le système. Je me sentais sur le point de me battre s’ils continuaient de me parler.
Les phrases du lycéen étaient courtes et âpres, comme s’il lui en coûtait de les prononcer. Il prenait tout de même sur lui pour entretenir la conversation. Il se frotta de nouveau un œil de deux doigts.
- Oh…
Claire reporta son regard sur l’intérieur de la salle, puis sur le couloir derrière eux. Il était plus ou moins vide, en dehors de quelques élèves qui ne faisaient que le traverser. Elle se frotta le bras.
Ce n’était définitivement pas le moment de le déranger.
- Ok, alors.>>
Elle se détourna pour partir. Félix l’attrapa par le col pour la tirer en arrière, tout cela dans un t-t-t implacable de réprimande.
<<- Oh que non, tu ne t’échappes pas, girlie. Si tu es venue jusqu’ici c’est que tu m’as cherché dans ma classe, dans les laboratoires et dans la cour. Qu’est-ce que tu veux ?
Claire suffoqua dans un heh étranglé, mais demeura muette. Elle se crispa, ses traits déformés par une grimace coupable qui conforta Félix dans son intuition. Il leva un sourcil pour l’encourager sans la lâcher, imperturbable.
- C’est que…
Claire marqua une pause, les lèvres entrouvertes. Elle les referma pour les pincer en une ligne tordue par un rictus. Comment exprimer ça…La lycéenne soupira encore, frustrée par elle-même et son manque de vocabulaire.
- En fait…Tenta-t-elle une nouvelle fois, seulement pour que sa voix s’éteigne.
La guitariste se gratta l’arrière du crâne pour gagner du temps. De là, sa main glissa jusque dans sa nuque, qu’elle gratta avec plus de force.
- Tu as des puces ? Railla le batteur. Arrête de gratter, tu es déjà toute rouge.
Il décala lui-même la main de la brune d’une tape bien sentie. Cette dernière se renfrogna, mais laissa son bras retomber le long de son corps. Sa peau brûlait.
- Elle est où Chiara ? Questionna-t-elle de but en blanc, sans transition.
- Heh ?
Félix marqua une pause, étonné. Sa prise sur le col de la lycéenne se relâcha.
- Répète ?
- Chiara…Elle est où ? J’ai essayé de lui envoyer des messages mais elle ne répond pas. Je ne l’ai pas vue depuis…
Depuis le mariage, en fait. La nuit où elle lui avait avoué ses sentiments. Une semaine était passée depuis, sans la moindre trace d’elle.
Elle n’avait pas dû lui donner la bonne réponse. Elle aurait dû lui répondre. Elle aurait dû lui dire qu’elle aussi, lui dire qu’elle était importante pour elle, lui dire—quelque chose. N’importe quoi.
Elle avait l’impression que c’était sa faute
si Chiara avait disparu encore une fois.
Claire ne termina pas sa phrase, qui resta en suspens. Elle continua plutôt de se frotter la nuque anxieusement. Sa peau était rouge sous son col du fait de son frottement répété. Félix lui asséna une nouvelle tape autoritaire.
- Elle ne répond plus ? Répéta-t-il néanmoins, la mine grave.
La guitariste le dévisagea. Une braise de suspicion s’alluma dans le fond de ses entrailles.
-…Pourquoi tu n’as pas l’air surpris ? Tu sais quelque chose ?
Félix la scruta plusieurs secondes, ses yeux plongés dans les siens comme pour la jauger. La brune les plissa, le sien se durcissant.
-…Tu sais quelque chose. Articula-t-elle d’une voix plus claire quoique basse.
C’était une affirmation. Son visage se ferma lorsque son interlocuteur détourna le regard.
- Mhm.
- Tu sais quelque chose ! Dis-moi ! Je veux savoir !
- Ne crie pas, girlie, calme toi.
Le sang de la musicienne s’embrasa dans ses veines. Il suffisait de lui dire de se calmer pour qu’elle fasse exactement le contraire, sa mâchoire se contractant en même temps que ses traits, qui se déformèrent de fureur:
- Non, je ne me calme pas ! Cracha-t-elle belliqueusement, lasse d’être calme. Je suis amoureuse d’une abrutie finie qui m’a jetée en même temps qu’elle s’est confessée et qui ne me parle plus, en plus d’avoir été rayée de la circulation depuis une semaine ! Je suis une peste et je me hais, tout le monde me méprise et j’ai l’impression que je ne suis même pas moi-même car il y a quelque chose dans ma tête qui essaie de me virer pour prendre mon corps, et je laisse faire ! Je me délecte de ma propre autodestruction et Chiara est peut-être morte dans un coin, et toi tu sais quelque chose que je ne sais pas et que tu refuses de me dire, mais que pire ! Tu ne comptais même pas me dire du tout, lorsque je me fais un sang d’encre depuis une semaine !>>
En vérité Claire ne dit rien de tout ça, car elle s’embrouilla trop dans ses phrases pour aller jusque-là. 
En vérité, sa colère, sa culpabilité, son désarroi la suffoquèrent tant qu’elle ne balbutia que des syllabes sans queue ni tête entrecoupée d’extinctions de voix brutales. 
Ses yeux se remplirent de larmes d’impuissance. Elle fronça les sourcils pour marquer sa colère, mais elle n’avait pas la moindre crédibilité—elle n’en avait jamais eu, voilà son drame, se désespéra-t-elle. Sa colère retomba par ailleurs aussi vite qu’elle s’était déclarée. Pourquoi tout le monde avait-il voix au chapitre sinon elle ? N’avait-elle pas le droit de s’inquiéter ? La considérait-on dénuée de sentiments ? Pourquoi était-elle toujours la dernière informée ? Pourquoi n’était-elle jamais informée ? Une vague de tristesse déferla sur elle. Pourquoi pas elle ? Pourquoi pas elle ? Pourquoi…
- Pourquoi pas moi…>> Larmoya-t-elle.
Félix la dévisagea. Claire renifla. Sous son regard, elle avait l’impression d’être une enfant au milieu d’un caprice. L’examen de son interlocuteur traîna encore, avant qu’elle ne baisse la tête vers ses pieds. Il poussa alors un râle de défaite.
<<- Sérieusement, pourquoi moi…? S’apitoya-t-il pour lui-même en se pinçant l’arête du nez.
Claire renifla dans un tsk sarcastique mauvais. Sa langue la démangeait des répliques cinglantes qui y fleurissaient, pour la plupart que très peu voire pas du tout courtoises; la lycéenne les ravala cependant, non sans peine, pour seulement lui décocher un regard oblique sinistre (en disant long). Même silencieux, son message sembla passer puisque le batteur soupira de tout son soûl. 
-…Suis-moi dehors, on va parler.>>


<<- Bon, Claire…Commença très prudemment Félix une fois dehors.
Claire était encore dans le cadre de la porte. Elle s’arrêta sur place pour fixer son interlocuteur en bas des trois marches.
- Claire, l’interpella une autre voix dans son dos en même temps.
Le batteur jeta un coup d’œil par-dessus l’épaule de la guitariste. Cette dernière tourna la tête en le voyant se rembrunir de manière hostile, son expression dédaigneuse au possible. Elle s’étonna de voir Taylor se tenir dans le couloir, de toute évidence aussi ravie que Félix de sa présence avec eux, au vu de son air renfrogné contraint et impatient. Son pied martelait le sol dans un rythme appuyé.
- Qu’est-ce que tu veux ? Tonna Félix d’un ton acrimonieux, le menton levé pour mieux la toiser.
- Je t’ai parlé, toi, Edward ? S’énerva la blonde en réponse, le toisant en retour du haut des marches. C’est pour l’autre que je suis là.
Son interlocuteur esquissa un sourire énervé.
- Tu oses parler de ma guitariste comme ça, en face de moi ?
Taylor lui retourna le même rictus. Elle passa sa main dans ses cheveux pour garder contenance, et laissa retomber ses boucles dorés sur la moitié de son visage.
- C’est pour Claire que je suis là, rectifia-t-elle dans un énorme effort marqué par son emphase sur le prénom. C’est mieux, je peux lui parler, maintenant ?
Si Taylor faisait des efforts, c’était que c’était important. Félix lança un regard en direction de la principale intéressée, troublé. Claire lui adressa une expression intriguée, suivie d’un haussement d’épaule. La jeune fille reporta son attention sur la nouvelle arrivante.
- Je t’écoute…? Hésita-t-elle, méfiante.
Taylor sembla s’apaiser, quoiqu’elle conserva sa moue d’animosité comme bouclier.
- Bon…Ça ne m’enchante pas de te dire ça comme ça, même si je ne te porte pas en mon cœur. Je suis pas une littéraire, je ne sais pas comment rendre mes mots moins durs.
- Sans blague, ricana Félix dans son coin, sarcastique.
Taylor le fusilla du regard.
- Pathétique. Siffla-t-elle entre ses dents, avant de se concentrer de nouveau sur la brune, irritée désormais. Bref. Je vais pas y aller par quatre chemins. Chiara, elle va pas super bien. Depuis longtemps.
Sa voix était devenue plus dure. Elle était encore plus brutale lorsqu’elle était énervée.
- Quoi ? Articula Claire, sonnée.
- Ouais, souffla son interlocutrice pour toute réponse.
Elle inclina la tête pour se terrer derrière ses boucles. Elle se réfugia derrière sa mauvaise humeur pour travestir son malaise en irritation, sans y parvenir plus que ça. Elle était tendue elle-aussi. Tap, tap, tap. Le martèlement de son pied sur le sol résonna dans l’air lorsqu’elle se tut. Le silence était pesant, infectant l’atmosphère comme des effluves malsaines de maladie.
La musicienne regarda Félix.
Félix soupira pour la énième fois de la journée.
- Ouais…C’est ça que je voulais te dire. En fait…Chiara…Elle ne sortira plus de l’hôpital. C’est fini. Elle refuse de voir quiconque. Ah…
Il s’arrêta une seconde pour inspirer. Il effleura son piercing de la lèvre inférieure pour se donner du courage, avant de terminer:
- Après, c’est bizarre…Elle dit qu’elle veut qu’on se rappelle d’elle comme une étoile, pour qu’elle puisse partir en supernova…Ou quelque chose dans le genre. Je n’ai pas saisi, je ne suis plus sûr que c’était ça. Elle avait l’air de penser que tu comprendrais, toi. En tout cas, elle ne laisse plus personne la voir.
- On m’a refusé la visite lorsque j’y suis allée, confirma Taylor d’un ton maussade. Alors que je ne suis pas n’importe qui, pourtant. Ça me dégoute.
Félix roula des yeux, mais resta focalisé sur la brune.
- Désolé, Claire.
- Je suis un peu désolée aussi.>>


On attendait quelque chose d’elle.
Claire voyait bien les regards des deux lycéens fixés sur elle. Lorsqu’elle relevait toutefois la tête, ils se dérobaient pour se river ailleurs et éviter le sien. Pourtant, la brune ne ressentait rien. Elle ne ressentait rien, sinon son propre vide, lequel en se diffusant dans ses veines engourdissait ses muscles. Engourdie, c’était ça. Elle était engourdie. Claire s’ébranla. Plutôt, quelque chose en elle s’ébranla. Elle pensa perdre l’équilibre lorsqu’une colonne en elle se fissura et se scinda sur toute la largeur pour s’abattre sur le côté et se rompre dans une explosion de poussière blanche et de morceaux de marbre.
Il n’y avait plus que des ruines autour d’elle.
Chiara…Était égoïste, parfois.
Mais elle était la plus égoïste des deux, car elle n’avait aucune réaction. Elle aurait aimé pleurer un peu, au moins, mais elle avait l’impression de s’être détachée de son corps. Son corps était comme une coquille vide; alors il se tenait là, froid et rigide, inexpressif.
Claire expira.
<<-…Oh, bordel de merde.>>


<<- Je suis rentrée.>>
Comme d’habitude, le silence se referma sur elle lorsque Claire poussa la porte de son appartement. Il se rua sur elle et l’enveloppa, comme pour l’étreindre; la jeune fille se laissa faire, malgré ses poumons qu’il comprimait et son cœur qui se serrait. Sa voix, lui sembla-t-il, avait été absorbée par lui comme par une éponge. Elle se demanda si elle avait même eu le temps de résonner dans la pièce. Elle se demanda si elle avait parlé. La pression contre ses tempes lui donnait l’impression d’avoir la tête sous l’eau.
La jeune fille laissa tomber son sac au sol. Elle enfonça sa main dans sa poche pour sortir sa clef, qui était coincée par quelque chose; elle tira donc le trousseau, et força pour l’extirper.
Ses clefs de vélo tombèrent au sol dans un cliquètement métallique distordant l’espace. Claire les fixa, sa clef d’appartement nue dans la main. Ah…
Elle gardait ses clefs de vélo dans ses poches, alors même qu’elle n’en avait plus fait depuis le mois de novembre. Elle ignorait pourquoi. Chiara rentrait en voiture désormais.
Claire s’accroupit pour les ramasser. L’astronaute était enseveli sous les formes métalliques de ses clefs. Sa combinaison n’était plus tout-à-fait blanche. La peinture de sa visière était presque entièrement effacée par l’usure, maintenant. La jeune fille passa son pouce dessus d’un geste tendre—et se figea. Son sang se glaça lorsque la tête du bonhomme bascula en arrière, entraînée par le poids du trousseau de clef qui alla s’écraser au sol dans une nouvelle détonation aiguë. Son corps seul demeura entre ses doigts. Ah…Souffla la musicienne pour la deuxième fois, son souffle arraché de ses lèvres pour repaître l’atmosphère compacte et figée, qui s’en densifia. Elle l’avait aspiré dès sa gorge, dans un baiser forcé qui la laissa glacée. Le monde s’arrêta de tourner—ou pas. Elle ne savait plus. La gravité était cruelle pour les astronautes—c’était d’une telle violence. La tête roula sur elle-même, lestée par le métal.
Elle l’avait cassé. Il était cassé. Ses doigts picotaient, tout comme sa peau—un long frisson qui remonta le long de son bras pour atteindre ses épaules, et puis ses nerfs, et son cœur, qui se contracta. Elle avait la chair de poule. Les grouillements sous sa peau se réveillaient.
<<-…>>
Silence. Une minute de silence. Qui se transforma en une deuxième. Le silence se propageait comme une maladie dans le moindre centimètre carré d’air autour d’elle, poisseux comme de la mélasse. La guitariste étouffait subitement. La substance se déposait sur ses bronches lorsqu’elle respirait. Elle l’opprimait. Elle suffoquait. Sa vision se brouilla.
L’astronaute était tellement pitoyable qu’il lui tira des larmes. Décidément, elle ne pouvait pas s’empêcher de tout casser. C’était ridicule—ce n’était qu’un porte-clefs. Pourtant, la brune larmoya, et puis elle pleura. Elle pleura—pour tout—mais surtout pour Chiara, parce que Chiara, bordel, Chiara, et cette pensée termina de la descendre, alors elle sanglota. Et puis elle renifla, et elle s’arrêta, car finalement pleurer ne la faisait pas se sentir mieux. La jeune fille demeura inerte, affalée dans son vestibule étriqué. Elle était si fatiguée—elle ravala ses larmes—elle était épuisée. Claire fixa son porte-clef cassé; qui ne la regardait plus en retour. Plus jamais. Dans l’unique étoile qui survivait encore en brave dans la peinture de sa visière, elle ne voyait que Chiara. Une étoile. Quelle abrutie.
Chiara et ses plans foireux.
La guitariste serra le poing sur le petit corps, qu’elle ramena contre sa poitrine. Elle se recroquevilla sur elle-même, le visage fermé. Elle était perdue…
Que valait la vie ? Plus grand-chose.
Finalement
c’était peut-être pour le mieux.

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