Chapitre 8: Le code de la route est accessoire.
ˢᵘᵖᵉʳᶰᵒᵛᵃ
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<<-…>>
Le front de Claire était collé contre le vitre du bus.
Elle percevait les vrombissements du moteur dans tous ses os. Pourtant, elle ne se sentait pas vraiment dans son corps. Elle se regardait plutôt d’un point de vue extérieur, en troisième personne, en inconnue, en spectatrice—comme si son âme avait été éjectée et qu’elle flottait maintenant. Éjectée par une vague minime annonçant une marée haute prochaine. Celle-là seule avait suffi pour lui faire perdre l’équilibre. Elle surveillait son enveloppe charnelle. Elle percevait sous le tissu de ses nerfs quelque chose grouiller. Quelque chose de sombre et d’intangible. Elle avait peur, en vérité, de ce que cette chose pourrait lui faire si elle infectait son âme également. Elle gardait ses distances. Elle regardait les fils se tirer. Elle était assise sur le siège devant elle. Elle était une épave. Elle, c’était elle. C’était elle, cette forme recroquevillée sur le fauteuil.
Son nez piqua. Son corps l’essuya d’un revers de la main et renifla.
Derrière la fenêtre, de la neige tombait. Elle était vide, mais pas vraiment finalement. Cette chose comblait les moindres inanités de son être. Elle était son néant. Elle craignait de se faire avaler si elle s’approchait trop près; elle laissa donc son corps aux mains de ces cafards, de ces cloportes, le temps qu’ils crapahutent en retraite vers leur refuge dans un coin de son crâne. Pour le moment, elle était impuissante. Elle attendait que l’orage passe. Que la mer se calme. Elle attendait.
Elle n’en pouvait plus, d’attendre.
Elles devaient rapidement finir la liste; pour que tout puisse enfin se conclure. C’était bientôt la fin de l’histoire. La dernière ligne droite était toujours la plus rapide.
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<<- Ouhla ! Tu as une de ces têtes !>>
Chiara était tranquillement assise sur son lit lorsqu’elle arriva. Sa couverture était remontée jusque sur sa tête, sa couleur blanc cassé s’accordant avec ses cheveux décoiffés. Ceux de Claire étaient blancs aussi—mais seulement car elle avait marché sous la neige. Les flocons étaient déjà en train de fondre au contact de la chaleur de la pièce, résultant en des gouttes d’eau sinuant sous le col de son pull et collant ses cheveux sur son front blême. Un quart d’heure avait suffi pour transformer son manteau normalement d’un pourpre sombre en un noir humide.
La jeune fille examina son interlocutrice, le souffle saccadé d’avoir pressé le pas et le visage fermé.
Chiara la détaillait en retour curieusement. Elle avait l’air paisible. Elle ne l’aurait pas accueillie différemment si elle avait été ailleurs. Elle allait bien.
Dans ses vêtements mouillés et son squelette transi, Claire esquissa un rictus amer pour elle-même, dépitée. Voilà…Elle s’était (encore) fait un sang d’encre pour rien. Le néant en elle remua et s’étira, et soudainement, elle se sentait juste…Vide. Absolument, entièrement, terriblement vide. Elle s’était tellement inquiétée, pour…Rien. Une étincelle de colère s’éveilla au milieu de ses abîmes. Elle cracha dessus et la refoula du pied. Elle serra les poings, avant de les desserrer, seulement pour les resserrer de nouveau. Elle aurait aimé parler. S’énerver contre Chiara, lui cingler qu’on ne traitait pas les gens comme ça. Que les gens étaient stupides, que les gens s’inquiétaient, car les gens aimaient sa petite tête de linotte insupportable et s’imaginaient le pire. Elle réalisa en ouvrant la bouche que les gens, c’était surtout elle. Elle la referma donc, pour seulement se presser les yeux de ses doigts lassement. Ce qui était dangereux avec le vide, c’était qu’il se remplissait de n’importe quoi—car par définition, le vide dans l’univers n’existait pas. Le vide dans l’univers n’existait pas. Le vide dans l’univers n’existait pas.
C’était juste Chiara, avec ses plans foireux. C’était cette Chiara là, sa Chiara. Pour le meilleur comme pour le pire…
Surtout le pire.
La guitariste soupira. Elle éleva son sac lourdement.
<<- Les mo…Tes machins…Marmonna-t-elle.
Elle était tellement fatiguée qu’elle n’essaya même pas de prononcer le mot correctement, capitulant seulement en cours de route. Elle posa ledit sac au pied du lit de sa camarade, avant de se frotter la nuque dans un nouveau soupir. La tension accumulée raidissait ses épaules.
Chiara esquissa un sourire. Elle se décala sur son lit pour faire de la place et tapota le matelas.
- Viens, dit-elle.
- Non.
Claire refusa du tact-au-tact, d’une voix cassée. Elle renifla. Ses yeux picotaient désagréablement, tout comme le bout de ses doigts, encore humides et froids. Elle détestait ça—la sensation physique de sa peau sur sa chair. Elle se sentait confinée. Elle détestait ça. Elle détestait les hôpitaux, aussi. Elle détestait qu’elle n’ait même pas hésité avant d’accourir. Accourir, pour rien. Elle était sur les nerfs.
- Je suis en civil…Prétexta-t-elle pour faire bonne mesure et rattraper son refus glacial. Je ne peux pas monter sur ton lit. Ce n’est pas hygiénique. Par ailleurs, je pars, maintenant.
- Viens.
Son interlocutrice réitéra sa demande. Elle tapota le matelas plus fortement, les yeux braqués sur elle sans ciller. Malgré son sourire, sa voix était ferme cette fois. C’était un ordre—ou du moins, une proposition qu’elle ne pouvait pas refuser. La guitariste contracta la mâchoire dans un hah ?! indigné. Elle aurait tout aussi bien pu appeler un animal de compagnie. Ce qu’elle n’était pas. Son amour-propre en prit un coup. Courroucée, elle la jaugea en retour, son rictus tordant ses lèvres.
Pas assez toutefois pour protester. Une fois qu’elle estima l’avoir assez toisée pour qu’elle comprenne que son comportement était inacceptable, la musicienne se déchaussa dans l’entrée, retira son manteau, ébroua ses cheveux et se traîna jusqu’au lit pour se laisser choir à ses côtés.
Elle était faible.
- Quelle énergie, la taquina son amie.
Claire montra les dents, irritée. Son énergie était passée dans l’inquiétude qu’elle avait eu la bêtise d’avoir pour quelqu’un qui se prenait pour Mary Poppins. N’ayant plus la force d’être acerbe, la guitariste dut néanmoins se contenter d’attraper la hanse de son sac pour le hisser sur les genoux de Chiara (et ainsi lui donner quelque chose pour l’occuper et la faire taire). Elle le présenta de sa main, d’un geste vague signifiant ‘’ouvre le’’. Son amie s’exécuta. Elle peina, la fermeture se coinçant au trois quart de l’ouverture; la voir forcer tira un heh railleur à la brune et une certaine satisfaction vengeresse. Sa camarade lui retourna une expression appuyée de ‘’ne commence pas’’. Cette première leva un sourcil en signe de ‘’pas mon genre’’. La fermeture se décoinça d’un coup sec, éventrant le sac.
<<- Mais, il n’y a que ça dans le sac ?! S’exclama Chiara, une dizaine de boîtes rectangulaires colorées manquant de dégringoler de ses genoux.
Elle les rattrapa de son mieux dans un gasp ébaubi, se retrouvant avec une pile bancale dans les bras, débordant du sac. Claire l’aida d’une main, blasée. Autant dire qu’elle n’aida pas.
- Il y avait trop de goûts différents, se justifia celle-ci. Je ne savais pas ce que tu voulais, donc ta sœur m’a conseillé de toute prendre.
Sa camarade tourna vers elle des yeux ronds comme des soucoupes, mi-décontenancée, mi-réprobatrice.
- Victor ? S’étrangla-t-elle, donnant au prénom des sonorités de nom de maladie contagieuse. Tu as écouté Victor ? Claire ! Victor est une sorcière. Pourquoi tu ne m’as pas juste demandé ? C’est beaucoup trop ! La sermonna-t-elle. Il y en a combien ?
Son expression aurait été comique si Claire n’était pas aussi premier degré lorsqu’elle était fâchée. Alors déjà fâchée, la musicienne claqua sa langue contre son palais.
- Il y en a dix. Corrigea-t-elle, avant de se redresser, non sans un énième soupir. Si ce n’est pas ce qu’il te fallait, je peux y retourner…
En réalité, elle voulait juste une excuse pour s’éclipser. Elle ne se sentait pas de rester plus longtemps dans cet environnement si stérile que même les couleurs ne pouvaient s’y développer. L’air était chargé d’une odeur d’antiseptique qui lui irritait le nez. La porte était juste en face. Juste en face.
- Ah ! S’écria Chiara en voyant son interlocutrice se lever. Non ! Reste ! C’est parfait, c’est parfait !
Elle attrapa sa manche et la tira en arrière. Claire se laissa se faire rasseoir sur le lit, non sans une moue de frustration. Raté…Chiara posa aussitôt son sac sur ses genoux pour l’immobiliser. Doublement raté.
- Put…Commença-t-elle à jurer par réflexe.
- Merci d’être allée les chercher en premier lieu, l’interrompit la blanche gaiement. Ça me touche. Je ne pensais pas les avoir aussi vite ! Reste encore un peu, histoire que je te fasse au moins goûter. S’il te plaît ? Je me sentirais mal de t’avoir fait venir ici pour rien.
- Non. Bougonna la brune.
- Super.
Claire se braqua pour lui faire face, des éclairs dans les yeux. Son sang s’échauffa. Et puis, elle en avait assez qu’on ne la prenne jamais au sérieux…! Un nouveau hah ! de mécontentement éclata dans la pièce, comme un orage. Il en était aussi bien l’annonciateur que le premier coup de foudre.
- Est-ce que tu sais ce que non veut di…>>
Chiara se pencha pour embrasser sa joue. Claire se coupa dans son élan, son tonnerre se coinçant dans sa gorge dans une expiration courte. Son interlocutrice vida le sac comme si rien ne s’était passé, organisant les boîtes en une pile bancale sur sa droite, calée contre son oreiller. La guitariste referma la bouche. Son sang s’échauffa d’une autre façon. Elle s’essuya la joue, embarrassée. Elle était collante d’une substance qui tâcha ses doigts et brilla sous la lumière lorsqu’elle les abaissa pour les investiguer. Du gloss…Son attention coula jusqu’aux lèvres de la blanche, puis de retour sur ses doigts, qu’elle approcha de son nez pour les sentir discrètement. La musicienne s’empourpra davantage en découvrant qu’ils sentaient la fraise, son cœur s’emballant malgré elle. Elle cligna des yeux, décontenancée. Une psychopathe. Claire tourna la tête vers le côté opposé de la chambre pour cacher son visage, les oreilles écarlates et la gorge serrée. Chiara était une psychopathe.
<<- Victor, sérieux…Je lui avais demandé de ne t’en donner qu’une ou deux, pas de te charger comme une mule…Rouspétait ladite psychopathe pendant ce temps-là. Elle va m’entendre quand elle viendra.
Claire essuya une nouvelle fois sa joue de sa manche, mais la trace ne faisait qu’en être plus étalée.
- Donner ? Releva-t-elle distraitement.
Le gloss s’était transféré sur sa manche. Elle en avait partout…Merveilleux.
Son amie marqua un temps d’arrêt.
- Mn ? Interrogea-t-elle.
La brune se reconcentra sur la discussion. La pile de son amie dépassait désormais son épaule; elle ne tenait en équilibre que par la force du saint Esprit, laquelle visiblement était plus forte que celle de la gravité.
- Mn quoi ?
- Donner. Victor te les a données ?
- Victor, donner quelque chose ? Répéta-t-elle, incrédule. Enfin, je ne la connais pas, mais…Je peux dire que ce n’est pas son genre. Non, elle me les a vendues et m’a fait un prix sur la dixième boîte.
- Victor a fait quoi.
- Hah.
Chiara s’était immobilisée, les yeux grands ouverts. Ses traits s’étaient brusquement durcis, ses sourcils tant froncés qu’ils se touchaient presque. Elle dévisageait son interlocutrice, son expression un mélange entre un ‘’Tu rigoles ?’’ assez naïf, et de ‘’quelqu’un va mourir ce soir’’ de beaucoup plus pragmatique et beaucoup moins légal. Elle pinça les lèvres. Cela lui donna un air d’autant plus assassin. Sous les restes de sa frange, ses yeux étaient noirs.
Claire, en bonne empathe, se garda bien de répondre; elle opta plutôt pour un rire nerveux, ses éclats de rire perchés et aiguës et, somme toute, assez dissonants.
- Ahah…Ah…Riota-t-elle, une goutte de sueur roulant dans sa nuque. Tu me fais peur…
Elle ne rigolait pas du tout. Elle avait actuellement peur pour sa vie. La fuite redevenait une option.
Chiara souffla.
- Victor…Cette égérie du capitalisme ! Ça m’énerve. Elle se sent toujours obligée de faire du profit sur le dos de mes amies, et c’est encore pire avec toi, puisque…
Elle ne termina pas sa phrase et la laissa en suspens. Elle coula une œillade furtive en direction de Claire, laquelle demeurait assise les bras ballants, médusée par cette humeur qu’elle découvrait pour la première fois chez son amie. La brune tenta un sourire gauche en croisant son regard, des fois que ça la calme…Avec son stress, il se retrouva de travers, presque retourné—en soi, plus une grimace crispée qu’un sourire. Chiara plissa les yeux en réponse. Elle marina dans son silence quelques secondes encore, pendant lesquelles elle la contempla du même air impénétrable. Et puis, ses pommettes se réchauffèrent. Elle agita la main, chassant les syllabes délaissées stagnant dans l’air comme elle chasserait un insecte.
- Peu importe.
- Désolée. S’excusa la guitariste par réflexe.
- Arrête de t’excuser quand ce n’est pas ta faute !
Chiara lança sa couverture sur la tête de son interlocutrice. Le tissu la recouvra, transformant son univers en une sorte de continuité blanche. Claire ne réagit même pas. En vérité, la volleyeuse venait de lui rendre service. Être à couvert de la sorte l’arrangeait bien; elle serait bien restée comme ça, dans la logique que si elle ne voyait pas Chiara, alors cette dernière ne la voyait pas non plus.
-…Pourquoi.
Elle se força malgré tout à relever un pan de la couverture pour au moins rétablir sa vision. Ce qui représentait un très grand effort de volonté, mine de rien. Elle avait l’air tellement au bout de sa vie que la blanche pouffa.
- J’ai mal au cœur quand je te regarde trop longtemps. Avoua cette dernière chaleureusement. Ce n’est pas bon pour moi.
- Pardon ?
- Rien. Tiens.
La blanche fourra la pile de boîtes dans les bras de Claire. Cette dernière se laissa faire silencieusement, quoique surveillant son interlocutrice du coin de l’œil, perplexe. Pour quelques raisons nébuleuses, Chiara était maintenant beaucoup plus joyeuse. C’était comme si le temps qu’elle avait passé sous la couverture avait été un moment de rupture dans la continuité de leur ligne temporelle; Chiara avait été remplacée par une autre Chiara. Claire ne se posa pas plus de questions. Essayer de comprendre la blanche était une hérésie en soi-même. Une sensation légère de malaise demeurait toutefois. Peut-être était-ce seulement l’environnement; elle détestait les hôpitaux, et elle était déjà à fleur de peau. Elle avait l’impression néanmoins qu’elle comme Chiara n’étaient ce jour-là que de pâles copies d’elles-mêmes; soudainement, elle ne savait plus véritablement comment agir comme elle-même. Elle se sentait fausse.
Une fois le sac entièrement vidé, Chiara le reposa par terre et lui dégagea les mains. Elles se retrouvèrent avec deux piles sur le lit entre elles.
- Bon…>>
Chiara en saisit une. Pendant ce temps, Claire s’installait en tailleur, s’enveloppant dans la couverture avec laquelle elle avait été attaquée. Elle était rêche et inconfortable. Et blanche. Tout était blanc, jusqu’au sol, jusqu’au ciel derrière les fenêtres. Il neigeait toujours. Deux tables de chevet se trouvaient de chaque côté de la tête de lit et une chaise était disposée près de la porte, attendant patiemment d’éventuels visiteurs. Autres qu’elle, visiblement.
Elle ne savait pas ce qui se rapprochait le plus de cet endroit: le paradis ou l’enfer. Avec Chiara avec elle…
Certainement l’enfer. Se renfrogna-t-elle intérieurement en resserrant les pans autour d’elle, son menton disparaissant en-dessous.
<<- Pourquoi tu en avais tant besoin, au fait ? Questionna-t-elle après un moment d’un calme tout relatif.
Son amie tournait la boîte entre ses mains pour chercher une ouverture facile. Fraise, devina la musicienne au vu de la couleur rose pâle du carton. Comme par hasard. Elle se lova dans la chaleur des couvertures davantage, s’efforçant de l’absorber pour la diffuser dans ses veines.
- C’est sur ma liste. Expliqua sa camarade en tournant le carton entre ses mains.
- Pourquoi ? Insista la brune, peu convaincue.
- J’ai toujours voulu goûter.
Claire murmura un mn suspicieux ténu, une ride se creusant entre ses sourcils.
- C’est bizarre…
- Vraiment ?
- Oui. C’est beaucoup trop normal pour une chose de ta liste. C’est quoi, le plan foireux ?
- Tu me crois si je te dis qu’il y en n’a pas ?
- Non. Asséna catégoriquement son amie.
- Aw.
Chiara laissa passer un moment de flottement pendant lequel elle reporta son attention sur le carton, qu’elle gratta du bout de l’ongle pour essayer de l’ouvrir. Un voile tomba sur son expression, soudainement distraite, presque lointaine.
C’était toujours comme ça avec elle. Un instant elle semblait là, à portée de main; et l’instant suivant, un gouffre se creusait entre elle et le reste du monde dans un déchirement terrible du sol, l’isolant sur son propre ilot enclavé de rêverie; si loin qu’on ne pouvait que se demander si elle n’avait jamais vraiment été accessible en premier lieu. L’appel d’air faisait toujours frissonner la brune intérieurement.
- Pourtant moi aussi, j’ai envie d’être normale, parfois. Je n’ai pas besoin d’une vie forcément extraordinaire. Tiens.
Elle fourra finalement la boîte dans les bras de la brune, par-dessus la couverture. Claire en extirpa ses bras pour la récupérer.
Et puis le phénomène disparaissait.
- Hah ?
- Ouvre-la moi, s’il te plaît. C’est trop dur. Je ne veux pas abîmer mes ongles.
- C’est une blague…
- S’il te plaît ? Susurra sa camarade, revêtant son plus joli sourire charmeur. je t’embrasserai pour te remercier.
- J’ai encore moins envie, murmura la lycéenne, son nez se fronçant dans une moue rebutée alors qu’elle se décalait et se repliait davantage dans les couvertures. Je n’aime pas quand tu fais ça.
Son cœur néanmoins manqua un battement. Pourquoi.
- Pourquoi tu es toute rouge, alors ?
- Tais-toi.
Dans un profond soupir, Claire reporta son attention sur la boîte. Elle la retourna, repéra l’ouverture facile sur le côté, tira. Tout ça en une rapidité fulgurante. La jeune fille lança de nouveau un regard torve en direction de son interlocutrice, ses traits se tendant d’un air de dire ‘’sérieusement ?’’.
- Merci…Bref. Puisque tu es là, je vais t’initier aux films d’animation.
- Euh.
Encore une fois, visiblement, son consentement n’était pas nécessaire. Claire zyeuta tout de même la pendule accrochée au-dessus de la porte anxieusement, encore ensevelie sous la couverture. Elle détesterait tomber sur sa mère au détour d’un couloir…Pire: tomber nez à nez avec elle, si elle était celle venant s’occuper de son amie avant la nuit. Elle ne connaissait pas son emploi du temps à la minute près, mais elle était presque certaine que son aile était celle dans laquelle Chiara se trouvait en ce moment. Rester ne ferait qu’accroître ses chances de tomber sur elle…Était-ce véritablement sage ?
L’hôpital avait toujours été son territoire. Y venir était comme empiéter sur son parallèle: c’était par définition totalement incohérent—voire interdit. Elle sentait qu’elle dérogeait à une loi implicite rien qu’en respirant dans cette pièce. Elle ne pouvait casser l’ordre des choses sans conséquences.
- À moins que tu ne doives partir ? Ça va durer un moment.>>
La voix de Chiara l’extirpa de ses pensées. Elle tourna la tête vers elle. Son amie avait suspendu ses mouvements dans l’attente de sa réponse, son téléphone dans une main. Malgré son air serein, un certaine vulnérabilité suintait des pores de sa peau. Sous l’éclairage (blanc, piquant les yeux) Chiara avait l’air encore plus pâle que d’habitude. Elle se fondait un peu trop bien avec l’environnement, rendu hostile aux yeux de la brune de par sa blancheur agressive. Elle avait peur que son interlocutrice ne se retrouve absorbée par la chambre si elle la laissait seule. Qu’elle disparaisse pour de bon, en une révérence ou sans le moindre indicateur, comme elle aimait à le faire—et qu’elle ne réapparaisse pas. Soudainement, Chiara lui semblait petite, réfugiée sur le lit au milieu de la chambre, sans échappatoire—seulement un peu de temps, lequel s’égrenait implacablement. Elle réalisa alors, dans l’espèce d’attente recluse dans le fond de ses pupilles alors qu’elle la fixait, que Chiara non plus ne devait pas particulièrement aimer la solitude. Et qu’elle était seule.
Et Claire réalisa qu’elle avait déjà décidé, avant même qu’elle ne lui pose la question, qu’elle resterait avec elle jusqu’à ce qu’elle lui dise elle-même de partir—car bizarrement, l’abandonner dans cette pièce revenait pour elle à l’abandonner pour toujours au milieu de l’univers.
<<- Je…Non. Je reste.
Le visage de Chiara s’illumina. Claire se rendit compte que sa camarade était tendue que lorsqu’elle ne le fut plus—lorsque ses muscles se relâchèrent et que ses épaules s’affaissèrent. Elle oubliait souvent que Chiara était humaine.
- Merveilleux ! Je lance dans ce cas. Tu veux un mochi ?
- Non…
Le temps qu’elle ouvre la bouche pour répondre, son amie avait déjà: enfoncé une boule de pâte rose dans sa bouche, manquant de la faire s’étouffer; tiré sur la couverture pour se lover contre elle, et ainsi la partager; lancer le film sur son téléphone, qu’elle plaça triomphalement entre elles, tout en s’installant plus confortablement. Pendant que la guitariste mâchait comme si sa vie en dépendait (sa vie en dépendait vraiment), réprimant ses quintes de toux, la volleyeuse croquait elle-même dans une pâtisserie. Sa cuisse était directement appuyée contre la sienne, tout comme sa tête, qui reposait contre son épaule. La première inquiétude de la brune fut de plaquer ses coudes contre ses côtes, des fois qu’elle sente la transpiration; la deuxième fut d’essayer de respirer. La boule dont elle ne venait que difficilement à bout était composée d’une pâte spongieuse emplissant toute sa bouche et collant contre son palais.
- Claire. Tu fais trop de bruit.
- Espèce de…Kof…
- Pffuahah…Tu en veux un autre, c’est ça ? Fais ‘’aah’’…
Claire attrapa le poignet de la blanche, lui retournant sans le vouloir un regard noir tandis qu’elle s’efforçait d’avaler sans mourir (optionnel). Elle réussit à déglutir. Elle passa encore sa langue sur ses dents, avant se lécher les lèvres, tout cela dans une expiration tremblante et une inspiration sèche. Puis, elle s’essuya la bouche d’un revers de la main, l’air carrément menaçant.
- Chiara…Gronda-t-elle d’une voix rauque.
Elle se râcla pour la gorge pour l’éclaircir. C’était un avertissement.
-…Oh.
Chiara papillonna des yeux, son sourire figée sur ses lèvres. Ses joues se réchauffèrent, rosissant assez pour que la guitariste s’en aperçoive. Sous ses doigts, le pouls de son amie s’accéléra. Est-ce qu’elle allait pleurer ? S’alarma-t-elle intérieurement; elle desserra promptement sa prise sur son poignet, de peur de lui avoir fait mal accidentellement.
- Quoi ?
- Bah, tu es sexy comme ça. Gazouilla son interlocutrice, s’échauffant d’autant plus.
Un ange passa. Claire lâcha sa main, la laissant retomber sur le matelas. Elle n’avait même plus les mots.
- Wow. C’est car tu es tombée sur la tête que tu es venue là ? Ironisa-t-elle.
Chiara était rayonnante. Elle se pencha vers elle, envahissant le peu d’espace vital qu’il lui restait avec une efficacité redoutable.
- Pas que je sache, assura-t-elle, des étoiles plein les prunelles.
- Pourquoi tu es là, même ? j’ai oublié de demander, avec tout ça.
- Oh non, on a raté le meilleur moment du film !
- Mais il n’a pas commencé, ton film…
Claire fourra une nouvelle boule rose dans la bouche de la brune.
- CHIARA…
Sa plainte termina en une quinte de toux étranglée.
- Chht, ne crie pas. Tu vas faire rappliquer la sécurité. Concentre-toi sur le film, plutôt, c’est l’un de mes préférés.>>
Finalement, elles n’avaient vraiment été qu’une vague parodie d’elles-mêmes. Chiara avait été un peu trop enjouée dans ses interactions—et elle, elle avait été…Peut-être trop forcée.
Enfin, peu importait.
Puisqu’elles étaient ensembles.
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<<-Kof…Kof…
- Non, sérieusement, est-ce que tu as besoin que j’appelle une infirmière ?
- Surtout pas…>>
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<<- C’est quoi, sur ta main ?
- Pardon ?>>
Claire, assise sur l’estrade, porta un regard troublé vers Émile. Ce dernier pointa sa main du menton. Elle reporta son attention vers sa paume, dans laquelle s’alignaient des lettres calligraphiées avec soin.
<<- Ah, ça…C’est…>>
La guitariste referma la main aussitôt. Elle se tritura l’esprit pour trouver une manière de présenter les choses sous un jour qui lui serait favorable, sans pour autant mentir—mais c’était ardu. La vérité, c’était qu’avec la fatigue accumulée tout du long de la journée, la chaleur de Chiara contre elle, en plus de la pseudo-obscurité ambiante de la chambre, elle s’était endormie en un clin d’œil. Chiara en avait évidemment profité pour écrire sur elle; et évidemment, Claire n’avait remarqué son chef d’œuvre qu’en arrivant chez elle. Elle avait essayé de frotter, mais…Ça ne partait pas. L’encre était indélébile.
Quelle idée de donner un stylo indélébile à une personne comme elle ? Elle avait porté des mitaines toute la journée, mais elle ne pouvait pas les garder pour jouer de la guitare. Elle ne les avait posées que dix minutes. Comment une personne avec des lunettes aussi gigantesques pouvait avoir capté un détail si minuscule, en aussi peu de temps ?
La crinière rousse d'Émile surgit par-dessus son épaule. La jeune fille n’eut même pas le temps de sursauter que son bras était tendu vers le haut et sa main captive des siennes.
<<- Oh ? S’étonna-t-il en rapprochant sa paume de ses yeux. Ch—i—a-…
Claire lui arracha sa main avant qu’il ne puisse finir de décrypter.
- Non.
- Krkr…
Un rire rocailleux et grave s’éleva derrière eux. Claire s’appuya sur l’un de ses genoux pour se retourner et le confronter.
- Tu veux te battre, Félix ?! Pourquoi tu rigoles ?!
Le batteur leva les mains d’un air d’innocence toute relative, puisqu’au même moment, un sourire félin s’élargissait sur son visage, si bien qu’il dévoila même le bout de ses canines. La brune se décomposa; au vu de son expression ravie, il comptait lui faire passer un mauvais moment. Un gloussement plus discret cassa la tension entre eux. Claire fit volte-face vers Émile, changeant de genou.
- Toi aussi ? S’indigna-t-elle. Toi, tu me plantes un couteau dans le dos ?
Au moins le pianiste eut-il la décence d’être intimidé par son regard de travers. Il glissa ses lunettes jusqu’entre ses deux sourcils pour se protéger derrière; tout cela pour qu’elles glissent de nouveau sur son nez lorsqu’il secoua la tête pour la démentir, ses boucles rousses rebondissant sur son front.
- Non, non ! C’est juste que…Je ne te vois pas souvent faire des têtes comme ça…
- Des têtes comme quoi ?
- Beh…Bredouilla le rouquin.
Il lança une œillade de détresse en direction de Félix pour implorer son aide.
- Comme un chat attrapé la patte dans le pot de confiture, s’amusa ce dernier, complétant la pensée du pianiste pour lui sans plus se faire prier. Pourquoi il y a marqué ‘’Chiara’’ dans ta main, girlie ? Heh ? Pourquoi ?
- Je t’en pose des questions, moi ? Feula la brune sur la défensive.
- Ouhla, quelle agressivité…Soit. Ironisa le gothique en réponse à sa pique, son sarcasme tellement empli de satisfaction qu’il en devenait mielleux. Vous avez le droit de garder le silence.
Claire lui décocha une expression torve; Félix passa outre. Il lui renvoya lui un joli sourire, incarnation même de l’insolence. Il reporta par la suite son attention sur Émile.
- Votre honneur, ne serait-ce pas une marque de territoire ?
- Ça y ressemble…
- Je me demande ce qu’elles ont bien pu faire pour en arriver là, chantonna l’air de rien le lycéen en tapotant ses cymbales du bout de l’ongle.
- Oy ! Se récria la brune cette fois. Qu’est-ce que tu insinues ?
- Je pensais que tu ne posais pas de questions ? Je plaisante, s’empressa-t-il de préciser en apercevant Claire attraper le manche de son instrument comme elle attraperait une massue, repose ta guitare, tu vas l’abîmer. Je n’insinue rien du tout, au contraire: j’affirme haut et fort que…
- En fait, je ne veux vraiment pas entendre le reste.
- Entendu.
Son interlocuteur haussa les épaules, faisant mine de zipper sa bouche. Il appuya ensuite sur la pédale de sa batterie pour taper sur sa grosse caisse. Le son résonna sourdement dans la salle—comme un coup de marteau. Claire le sentit vibrer dans le vieux bois de l’estrade sous ses genoux.
- Puisque l’énonciation des faits a été interrompue par l’accusée elle-même, je déclare sans plus attendre notre guitariste coupable. Annonça-t-il, le menton levé pour imiter l’impression d’autorité noble que donnaient certains juges de tribunaux.
Il donnait plutôt l’impression d’un empereur autoritaire exerçant son droit de vie et de mort sur ses sujets; certainement d’ailleurs était-ce là l’effet qu’il visait le plus. La principale concernée soupira de tout son soul. Elle se massa les tempes une seconde, avant de reprendre la parole.
- Coupable de quoi. S’atterra-t-elle, trop consternée pour faire l’effort du point d’interrogation.
- De fanatisme. Monsieur l’avocat, souhaitez-vous intervenir pour défendre votre cliente ?
Le pianiste, nommé soudainement avocat sans concertation préalable, se râcla la gorge. Il tapa évasivement sur quelques touches de son clavier, sa réponse se perdant quasiment au milieu de ses notes:
- Bof…
Claire porta une main contre son cœur, une deuxième flèche de trahison le transperçant. Elle dévisagea le roux. Cela faisait deux fois qu’il la trahissait, lui, Émile.
- Comment ça, bof ? Larmoya-t-elle, un rictus retroussant ses lèvres en une grimace éberluée. Bof ?!
Le lycéen évitait le contact visuel avec elle aussi farouchement qu’il évitait quotidiennement le contact humain. Il développa néanmoins, d’un ton frappé d’une fatalité toute acceptée—de son côté.
- Ce n’est pas comme si je pouvais dire grand-chose…Et puis tu sais, moi, les discours…C’est moins stressant de, juste, dire que tu es coupable directement…
- Ce n’est pas comme ça que fonctionne un procès. Je fais appel.
- Il n’y a pas de cour d’appel, refusa Félix depuis son tabouret, une jambe repliée vers lui. Mon club, mon autoritarisme. Je vais désormais rendre le jugement.
- Abstiens toi. Grommela la jeune fille, rendue contrariée par toute cette mascarade.
- Silence dans l’audience ! Clama le juge auto-proclamé sans se laisser démonter. Je déclare l’accusée condamnée pour les raisons que vous connaissez à des travaux d’intérêt général; à savoir…
Pause dramatique.
-…Sa participation au concert d’entrée de la réunion des anciens élèves dans deux mois.
- Plutôt mourir.
- La peine de mort n’est plus pratiquée en France depuis 1981. Tonna Félix, avant d’esquisser un geste voulu magnanime en direction du rouquin. Monsieur l’avocat, souhaitez-vous ajouter quelque chose ?
- Je…Je ne veux pas non plus…Participer…
Le batteur cassa son personnage pour le rassurer.
- Oh. Tu n’étais pas compris.
- Oh.
- Enfin, comme d’habitude, quoi.
- Oh. Euh…Non, alors. Désolé, Claire.>>
Claire passa sa main dans ses cheveux, les sourcils froncés au point que son front était barré d’une ride marquée, de toute évidence d’exaspération.
<<- Vous êtes…Insupportables.
- Dit-elle…
- Claire, paniqua Émile, repose ta guitare s’il te plaît, ce n’est pas une arme…Tu en as besoin pour jouer, pas vrai ? Allez, on joue maintenant ! Faites l’amour pas la guerre, pas vrai ?
- Oh, Claire a très bien compris ça.
- Félix, ta vie s’achève aujourd’hui.
- T’es même pas cap.
- Arrêtez de vous battre !>>
✦
CHIARA: Tu viens ce soir ?
Claire fixa l’écran de son portable, allongée sur le flan au milieu du chaos qu’étaient ses couvertures.
Tu t’ennuies ? Tapa-t-elle, pour effacer aussitôt et taper de nouveau: tu as besoin de moi ? Avant d’encore se raviser pour un: pourquoi ? qu’elle supprima encore en enfonçant la flèche retour.
VOUS: OK. Accepta-t-elle finalement.
CHIARA: :)
La jeune fille laissa son téléphone se rééteindre de lui-même avec un soupir. Elle enfonça son visage dans son oreiller. L’appareil lui tomba des mains. Après une minute pendant laquelle elle resta immobile, la brune récupéra son portable et le déverrouilla. Chiara n’était plus en ligne.
Tu sors quand, Chiara ? Questionna-t-elle quand même.
Le profil de son amie afficha en ligne. Trois points s’activèrent en-dessous de son nom.
CHIARA: Bientôt :)
VOUS: OK.
La musicienne délaissa son téléphone face contre le matelas. Elle roula sur elle-même pour lui tourner le dos, s’enfonçant davantage sous sa couette, comme pour se faire disparaître.
<<- Bientôt, ça ne veut vraiment rien dire.>> Elle grommela, sa voix étouffée par son oreiller.
✦
CHIARA: Finalement, ne viens pas. J’ai un imprévu.
Claire se renfonça dans le dossier de sa chaise, les yeux rivés sur son téléphone. Ce dernier vibra de nouveau sur sa cuisse.
CHIARA: Désolée. Ajouta Chiara, et puis, elle se déconnecta.
La brune rangea son portable dans sa poche, ses doigts crispés autour de l’appareil. Elle souffla quelque peu, son souffle lui revenant en pleine face en se répercutant contre la laine serrée de son écharpe.
La chaise en plastique lui mordait les mollets et les bords du dossier lui rentraient dans les omoplates. Pourtant, Claire appuya sa tête contre le mur derrière elle et ferma les yeux pour les reposer une seconde.
Le couloir était blanc, lumineux, terrifiant, d’une certaine manière. La lycéenne était calée entre un chariot de produits désinfectants, un brancard vide et deux autres chaises de part et d’autre d’elle.
Peut-être que Félix avait raison. Se consterna-t-elle, son regard accrochant les lettres noires dans sa paume, toujours aussi foncées et nettes que la veille malgré ses nombreuses tentatives pour au moins les estomper. Peut-être qu’elle s’inquiétait trop pour quelqu’un qu’elle aimait trop.
Au milieu de ce couloir d’hôpital, Claire se sentait vulnérable. Elle voulait partir, mais à la place, remonta lentement ses genoux contre sa poitrine et les entoura de ses bras.
Elle avait froid. Sans Chiara, le monde était hostile.
✦
<<- Claire. Il faut que tu te lèves, maintenant.
La voix de sa mère tonitrua dans sa tête. Recroquevillée sous ses couvertures, Claire n’esquissa pas le moindre mouvement.
- Je ne me sens pas bien…Articula-t-elle tout de même dans un murmure atténué par les couches empilées au-dessus d’elle.
Elle ne se sentait pas d’affronter le monde ce jour-là. Elle ne se sentait pas de se traîner jusqu’en classe et de prendre sa propre nullité de plein fouet dans la face. Elle ne se sentait pas de devoir assumer les conséquences de ses propres actions délétères depuis plusieurs mois maintenant. Elle ne se sentait pas de comparer les ruines de sa vie aux fondations de celles des autres, lesquelles s’érigeaient un peu plus haut chaque jour. Elle ne sentait pas de vivre. Son cœur était gros et débordait dans son âme. Elle aurait peut-être pleuré, si elle n’avait pas été aussi fatiguée. Mais pleurer lui semblait trop épuisant. Elle n’avait pas envie de pleurer. Elle avait envie de mourir. Elle ne se sentait pas bien.
Le parquet grinça près de sa porte. La lycéenne imaginait sa mère passer sa tête à l’intérieur, scruter la boule difforme qu’était devenue sa fille au milieu de son matelas. Comme pour lui donner raison, des pas mesurés et traînants foulèrent le sol. Un poids s’affala près d’elle, manquant de lui écraser les mains; la guitariste demeura cependant amorphe en attendant que l’orage passe. Sa mère tira la couverture la protégeant. Le froid attaqua sa peau. L’orage ne passa pas.
- Tu ne peux pas rater davantage de classe. Asséna la voix, inflexible. Dépêche-toi.
-…Je me sens malade.
Son interlocutrice souffla.
- Non, tu n’es pas malade. Cingla-t-elle. Je vois des gens malades tous les jours. Tu es juste une fainéante. Debout.
La guitariste garda les paupières closes. Elle exhala.
-…Pourquoi tu ne me crois jamais ?
- Car tu es une menteuse, Claire. Je te connais comme si je t’avais faite.
L’interpellée leva les yeux enfin vers sa mère, allongée sur le flanc comme un cafard. Elle la fixa derrière des paupières mi-closes semblant lui peser une tonne chacune. Sa remarque doublée de la confiance avec laquelle elle l’avançait piqua comme de l’alcool sur une plaie ouverte. Une ride se creusa entre ses sourcils malgré son visage fermé.
Elle n’était pas une menteuse. Elle voulait se défendre. Elle n’avait pas assez de force pour le faire. Elle encaissa seulement, comme elle encaissait chaque fois.
Quelque part, elle était contente que sa mère pense cela d’elle.
Au moins ne pouvait-elle pas chuter plus dans son estime—quelque part, c’était mieux comme ça. Elle ne pouvait pas décevoir quelqu’un qui n’attendait plus rien d’elle, seulement étonner positivement, éventuellement. Et puis, leur relation était tellement détruite. Il n’y avait plus rien que de l’administratif entre elles, et une sorte d’entente cordiale. Puisque que sa mère n’attendait plus rien d’elle, c’était juste qu’elle ne doive plus rien en attendre en retour. Il lui arrivait parfois de se demander comment elles en étaient arrivées là. Elle se demanda comment elles en étaient arrivées là. Elle voulait s’excuser. Mais quoi ? Comme disait Chiara, des excuses sans actions derrière n’étaient que des mots dénués de valeur. Elle était désolée de ne pouvoir arranger les choses. Elle avait l’impression que c’était trop tard, de toute façon. Elles avaient toutes les deux abandonné, l’une après l’autre.
Un soupir résonna dans la pièce tamisée.
- Ok.>>
✦
<<- Bonjour.~ Devine qui c’est ?
Claire était assise dans l’herbe de la pente du lycée, les genoux remontés contre sa poitrine. Elle grelottait chaque fois qu’un mistral faisait bruisser le tissu de son pantalon ample et voleter son t-schirt. Sa veste fine n’était pas adaptée aux températures. Que pouvait-elle faire ? De son mieux. Elle ne pouvait faire que de son mieux. Elle avait cette pulsion de plus en plus violente depuis quelques temps, une sorte de voix d’outre-tombe ou de présence dans son cerveau. Elle lui disait de se faire du mal. De ne pas s’habiller assez chaudement, de se laisser tomber malade, et puis de se laisser subir sans se soigner. De ruiner ses chances d’avenir, massacrer ses relations, ne pas manger, ne pas dormir, se laisser dépérir. D’être cruelle envers elle-même. C’était terrifiant. Le volume sonore était bloqué. Si elle pouvait auparavant essayer de le régler pour le faire taire, ce n’était plus possible maintenant. Cette radio de malheur vociférait dans son crâne constamment. L’ignorer devenait de plus en plus dur.
Mais au moins était-elle habituée. Elle trouvait un certain réconfort dans cette routine. Au moins avec ses grésillements lugubres ne ressentait-elle jamais véritablement la solitude.
Elle ne sursauta pas en sentant deux mains froides se poser sur ses yeux. Son monde se retrouva plongé dans un noir rougeâtre. Il n’y avait qu’une personne pour lui faire ça, sur toute la surface de la planète.
- Patrick Sébastien.
- Non.
Les mains se retirèrent aussi brusquement qu’elles s’étaient imposées. La guitariste grimaça, aveuglée par la lumière du ciel juste en face d’elle. Un éclat de rire résonna dans son dos. Elle se frotta les yeux dans un soupir, pendant que ce dernier s’élevait dans l’air, allégeant l’atmosphère.
Chiara se pencha au-dessus d’elle, les mains jointes dans le dos.
- Je t’ai manquée ? Chantonna-t-elle d’une voix mièvre.
Ses cheveux cascadèrent sur la tête et les épaules de Claire, se mêlant avec ses mèches brunes qu’ils strièrent d’ivoire. Cette dernière pencha la tête en arrière pour rencontrer les yeux de son interlocutrice. Perçant la monotonie blanche de la masse compacte de nuages au-dessus d’elles, ils étaient un ciel à eux-seuls. C’était un ciel d’été, bleu et dégagé. Les ombres en elles se dissipèrent. Le visage renversé de son amie au-dessus d’elle réchauffa son cœur.
- Pourquoi je n’ai pas pu te voir hier ? Questionna-t-elle néanmoins sans le moindre tact, impassible.
Son interlocutrice se balança sur ses talons.
- Oh. J’avais rendez-vous avec les docteurs pour les convaincre de me laisser sortir.
- Tu ne vas toujours pas me dire ce que tu avais, j’imagine ?
- Pourquoi tu as l’air fâchée ? J’étais contente de te voir, moi.
Claire soupira. Pourquoi était-elle fâchée ? Elle se demandait aussi. Elle ne pouvait pas sortir sérieusement qu’elle s’était inquiétée, encore. Alors pour toute réponse, elle lui montra sa main d’un air accusateur. Au centre de celle-ci, ses gribouillis de lettres étaient toujours bien (trop) visibles, quoique plus effacés. Chiara, imprimé sur sa peau. Cette dernière se gratta la joue, son sourire s’élargissant même davantage.
- Hehe…Riota-t-elle nerveusement, la bouche en cœur. Oups ? Alors ça…C’est curieux…
- C’est indélébile. Je me le colle depuis trois jours.
- Tu as essayé de te laver ?
La musicienne lui retourna un regard noir. Son interlocutrice gloussa. Elle tenta un moment de se construire une expression désolée, mais face aux yeux toujours plus assassins de sa camarade, sa façade se craquela et elle éclata de rire. Elle grimaça toutefois, s’arrêtant brusquement. Ses traits tordus étaient si réalistes que Claire se crispa.
- Ça va ? S’alarma-t-elle, tout en essayant de déterminer si son amie lui jouait un tour.
Aucun indice, comme d’habitude. Son inquiétude se réveilla, pinçant son estomac qui se retourna. Chiara esquissa un geste vague du bras pour la rassurer—qui ne la rassura pas, puisqu’elle fronça au contraire les sourcils, alertée. La blanche se tenait les côtes lorsqu’elle reporta son attention vers elle—ce qui ne l’empêcha pas pour autant de lui adresser un sourire enjôleur.
- Oui, c'est juste que quand je te vois, ça me fait quelque chose...
Elle laissa sa phrase en suspens, puis tapota son cœur du doigt.
- Là.
La guitariste la fixa le temps que son cerveau assimile sa phrase. Les roues de son cerveau s’activaient sous son front.
- C’était pas drôle, s’assombrit-elle finalement, énervée plus que de raison par son manège.
Elle avait eu peur pour elle. Elle était sensible, en ce moment.
- Vraiment ? Piailla gaiement la blanche, imperméable au trouble qui agitait désormais son interlocutrice. Dommage. Bref, qu’est-ce que tu fais ici, toute seule, dans le froid ?
Chiara se décala d’un pas pour s’accroupir, les bras croisés sur ses genoux. Claire lui lança un regard courroucé, ses poings se serrant d’eux-mêmes. Dommage ? Elle ravala toutefois ses répliques acerbes, lesquelles lui laissèrent un goût amer sur le palais. Dommage. Elle examina la blanche pour éclaircir ses pensées, ses yeux glissant sur sa silhouette de haut en bas pour la scruter.
Une jupe longue chuintait encore sur ses mollets. Cette fois en revanche, elle était superposée au-dessus d’un pantalon de la même couleur, ample au niveau des chevilles et resserré par un lien noué en un nœud dont les boucles trainaient par terre. Des tresses fines se perdaient dans ses cheveux, accentuant la fragilité de son teint, lequel semblait de porcelaine—Chiara respirait ce jour-là cette beauté ancienne et précieuse qu’avaient les objets de valeur derrière les vitrines des antiquaires, ceux qu’on n’osait que très prudemment manipuler pour ne pas les fêler. Une certaine unité de couleur dans ses vêtements semblait avoir été respectée, si ce n’était pour l’écharpe rouge nouée autour de son cou. Elle faisait tâche sur la monotonie de son personnage, brisant toute l’harmonie originale. Son écharpe, releva bien sûr la guitariste, songeuse. Ses lèvres avaient l’air plus foncées que d’habitude. Elles étaient plus rouges que roses. Un peu moins brillantes, aussi. Si le plus clair était goût fraise, qu’est-ce qu’était celui-ci ? La musicienne s’interrogea distraitement, sans réaliser qu’elle fixait son sujet de réflexion depuis une minute entière.
Parfois, Chiara avait vraiment l’air de tomber tout droit du royaume de la lune. Ce jour-là était une de ces fois-là. Chiara aurait pu être un personnage de Savinien Cyrano de Bergerac.
Cette dernière porta son attention vers elle, intriguée par son silence. La brune s’était encore perdue dans ses pensées. ‘’Ah’’, souffla Claire, le contact visuel la faisant revenir sur Terre aussi efficacement qu’un coup de jus—son corps s’électrisa. La jeune fille laissa abruptement la tête vers le terrain en contrebas pour se souscrire au regard de sa camarade. Elle se racla la gorge.
-…AhErm…Je regarde les gens. Rien de spécial.…
En vérité, elle s’ennuyait plus qu’autre chose. Maintenant qu’elle n’avait plus Cassiopée, elle avait encore plus de temps libre sur les bras. Il devait bien s’écouler, d’une manière ou d’une autre.
Chiara pouffa, amusée. Quelque chose lui disait que ce n’était pas pour sa phrase.
- Et donc, c’est amusant ? Chantonna-t-elle, les yeux fermement rivés sur elle.
Touché. Claire se frotta la nuque. Elle sentait bien que son interlocutrice s’efforçait d’attraper son regard, aussi l’évita-t-elle d’autant plus farouchement, le sien dirigé loin d’elle. Elle ne l’apercevait que du coin de l’œil, ce qui lui suffisait pour imaginer ses différentes moues—et plus particulièrement, pour deviner son sourire matois gigantesque, conséquence logique de son ton suave mielleux.
En bas de la pente, un groupe d’amis s’échangeait une bouteille d’eau. Plus le temps passait, plus les passes étaient agressives. En toute honnêteté, elle ne savait plus s’ils essayaient de s’amuser ou de s’entre-tuer.
-…Qu’est-ce que tu veux ?
- Déjà, regarde-moi.
- Hehh…Transpira la brune. Non, merci.
En bas, c’était devenu la guerre. La bouteille s’était ouverte en vol et avait arrosé deux personnes, qui depuis, cette arme massive entre les mains, avaient entrepris de se venger avec une cruauté sans égale. Les cris, portés par le vent, suffisaient pour faire état du carnage. La jeune fille ne put s’empêcher de frissonner de nouveau pour eux, malgré son désintérêt patent pour leur sort.
Chiara inclina la tête, frustrée par ce refus évasif. Elle se releva et sans lui demander son avis alla se poster de toute sa hauteur devant elle. Elle écarta encore les bras pour lui barrer totalement la vue.
- Oy.
La brune protesta sans grand engouement.
- On s’en fiche, des gens. Regarde-moi, plutôt ! De un, je suis beaucoup plus jolie. De deux, je te parle et tu ne m’écoutes même pas !
- Mais si…
- Regarde-moi.
Chiara tapa la pose. Et puis, elle en essaya une autre.
- Qu’est-ce que tu fais…?
- Tu me regardes tout le temps, pourquoi maintenant tu fais comme si je ne t’intéressais pas ? La réprimanda sa camarade, les mains sur les hanches. Tu me fais de la peine !
- Quoi, mais n’importe quoi !
- Regarde-moi.
Elle adopta une autre pose et lui envoya un baiser. Claire se pencha sur le côté pour l’éviter, blêmissante. Un rictus nerveux releva la commissure de ses lèvres, alors qu’une gêne extrême fronçait sur ses traits, lesquels se tordirent. Elle s’attira par son action un hey ! vexé de Chiara. Au moins maintenant avait-elle toute son attention…
- C’est bon, c’est bon, j’ai compris. Ok. Arrête ça—s’il te plaît—pitié ? Ricana-t-elle la guitariste d’une voix blanche, alors même qu’elle ne rigolait pas du tout. Je te regardais car tu avais quelque chose sur le visage, c’est tout.
- Oui, je sais. De la beauté.~
- Ce n’est pas du tout ce que je viens de dire.
- Mais tu l’as pensé très fort. Pas vrai ?! S’enthousiasma encore son interlocutrice, rayonnante.
La guitariste passa une main sur son visage, désespérée. Ses oreilles brûlaient, elle était tendue comme la corde d’un arc. Elle était tellement honteuse de son manège qu’elle en rougissait. Elle n’avait jamais été aussi gênée de toute sa vie. Elle était tellement gênée que sa gêne formait comme une aura autour d’elle. Elle était tellement gênée que cette aura était presque palpable.
- Je pars.
Elle allait s’enterrer quelque part. Elle ne pouvait plus vivre décemment après avoir traversé cela—le souvenir la hanterait pour le reste de ses jours.
- Non, attends. J’arrête, j’arrête, mais écoute-moi.
Claire se renfrogna par habitude. Elle capitula néanmoins dès le premier ‘’non’’. Ainsi resta-t-elle assise dans l’herbe, quoique les mains enfoncées dans les poches dans une impression de caractère bourru, et toujours aussi crispée.
- Bon, ok.
- Merci. Maintenant…
Chiara tendit la main vers elle, son sourire espiègle de signature sur les lèvres.
- Ça te tente, de faire quelque chose de vraiment amusant ? S’enquit-elle, les iris pétillants.
Tellement que Claire lui retourna un regard par en-dessous, méfiante. Ses yeux se plissèrent.
Elle avait l’air beaucoup trop enjouée pour que ce qu’elle envisage soit une bonne idée. Elle commençait à la connaître, et cette expression qu’elle avait sur le moment; comme si elle pouvait conquérir le monde, pour peu qu’elle le décide; cette expression, était irrémédiablement synonyme de problèmes.
- Je le sens moyen…
- Mais si, je gère.
- Toi, tu gères ? Se terrifia la brune, son rictus s’élargissant malgré ses sueurs froides. Et c’est censé me rassurer ?
- Oh, allez ! J'ai mal au bras !
Chiara appuya son mouvement. Claire grommela dans sa barbe. Ça allait mal se finir…Elle soupira, un soupir qui dura plusieurs secondes complètes pour signifier tout son désaccord avec son idée même pas encore énoncée, et attrapa sa main.
Elle venait quand même, bien sûr. Elle venait toujours.
- Pas de plan foireux, pas vrai ?
Chiara gloussa, avant d’hocher la tête pour confirmer, ses restes de frange se balançant sur son front. Elle tira la musicienne pour la remettre sur pied, avant de presser sa main de la sienne. Puis, elle lui adressa l’un de ces sourires chaleureux qu’elle-seule pouvait faire—capable de réchauffer tout un humain. Claire vacilla (elle n’était qu’un humain).
- Maintenant, tourne.
- Quoi ?
Avant que Claire ne puisse comprendre ce qu’il se passait, Chiara la faisait tourner sur elle-même. La guitariste se laissa faire, de toute manière déjà entraînée par de le mouvement et l’élan de la lycéenne.
- C’est un indice ! S’amusa cette dernière sans lâcher sa main.
Elle exécuta une révérence en pressant ses doigts contre ses lèvres dans un baisemain voulu distingué, son deuxième bras dans son dos. La musicienne grimaça d’appréhension au vu de sa mine taquin, trop focalisée sur la potentielle signification de son exclamation pour relever son action.
-…J’espère que tu ne m’emmènes pas dans un bal ? Car je ne sais pas danser.
- Pff, se moqua son interlocutrice. Pourquoi pas, si on a le temps ? Mais pas tout de suite, ce n’est pas le plan.
- Alors c’est quoi, le plan ?
- Habille toi chic demain.
- Je n’aime pas ce plan, s’accabla Claire, impassible.
- Dommage…Pour toi ! Mais tout va bien se passer, parole d’honneur.
- Il y a ton gloss sur ma main, se consterna de nouveau la brune avec le même ton, désabusée. D’ailleurs, c’est un nouveau ?
Elle avait changé de sujet sans la moindre once de tact. Son interlocutrice tomba un peu de l’armoire. Elle s’humecta les lèvres, ou du moins les frotta l’une contre l’autre comme pour égaliser son gloss. Puis, elle acquiesça.
- Euh…Oui. Tu as remarqué ?
Claire esquissa un sourire un peu tordu, comme le moindre de ses sourires. Elle acquiesça de même.
- Oui…La couleur est plus foncée.
Une lueur s’alluma dans les iris de son interlocutrice.
- Tu aimes ?
- Moi ? Euh, oui. Oui, c’est beau, mais en même temps le rouge, c’est ma couleur préférée, donc…Enfin je veux dire, se rectifia-t-elle pour interrompre ses divagations, oui. Ça te va bien, j’imagine…
-…Je sais, marmonna-t-elle dans sa barbe, les yeux accrochés aux siens. Précisément…C’est toujours goût fraise…
- Heh ? Interrogea la brune sincèrement. Je n’ai pas compris, tu parles trop bas.
La blanche secoua la tête vigoureusement, ses joues rosissant.
- Rien !
Chiara lâcha sa main. Son bras retomba le long de son corps. Elle se gratta la joue en esquissant un pas sur le côté, et son assurance jusqu’alors si impérieuse flancha, remplacée par une certaine timidité. Ses lèvres se pincèrent en une ligne fine, qui se releva en un sourire incertain, lorsqu’un rire jaune agita ses membres.
- Bref. Tout va bien se passer ! Affirma-t-elle encore en levant ses deux pouces. Certainement. Je dois y aller. Bye !
Claire paniqua lorsque la volleyeuse se détourna d’un pas raide.
- Certainement ?! Et puis, attends, chic ? Chic comment ?!
- Chic, comme si ta vie en dépendait ! Salut !
Elle agita le bras dans sa direction pour la saluer, et sans plus s’attarder, elle tourna les talons et s’esquiva comme une voleuse.
- Mais ma vie ne pas vraiment en dépendre ?!
- T’inquiètes ! Cria-t-elle dans la distance sans plus se retourner.
- Comment ça, t’inquiètes ?! Chiara ! Mais pourquoi tu cours ?!>>
✦
<<- Claire…
Claire était assise sur les marches du lycée depuis une dizaine de minutes lorsqu’une voix derrière elle l’interpella. Elle se pencha en arrière pour tourner la tête, jusqu’alors courbée sur elle-même alors qu’elle attendait, les coudes sur les cuisses.
- Mn ?
Émile s’était arrêté dans son dos, comme figé sur place par une barrière invisible. Immobile au beau milieu d’une marche, il la dévisageait comme il dévisagerait une inconnue, les yeux écarquillés derrière ses grosses lunettes globuleuses. Il esquissa un mouvement de recul lorsqu’elle se tourna de trois-quarts pour mieux le voir, comme intimidé. Claire replia une jambe vers elle et leva une main pour le saluer.
- Yo…Pourquoi tu me regardes comme ça ? Le questionna-t-elle en guise de bonjour, directe comme d’ordinaire. Tu es encore plus étrange que d’habitude, et c’est dire.
Son interlocuteur se frotta les bras en tordant les lèvres, l’examinant de haut en bas, puis de bas en haut, des pieds à la tête….Et puis, lâcha un son d’incertitude aux airs de ‘’grreuhm…’’ guttural, faute de savoir quoi dire.
- Pourquoi tu es habillée comme ça ? Interrogea-t-il alors tout aussi directement qu’elle. Tu vas à un mariage ?
Claire tira sur les manches de son blaser, la commissure de ses lèvres rentrant dans ses joues en une pseudo-grimace. Certes…Se consterna-t-elle intérieurement, gênée. Elle était serrée dans cet accoutrement. Elle avait passé une bonne demi-heure la veille plantée devant son armoire. Chic, elle n’avait rien de chic, sinon un vieux pantalon noir fluide et un blaser. Elle avait simulé un costume en additionnant une chemise blanche et s’était faite le plus propre possible, un chignon coiffé décoiffé tirant en partie ses cheveux vers l’arrière. Elle n’avait de cesse de caler les mèches de cheveux glissant sur son front derrière son oreille. Elle avait manqué de barrettes en chemin, par conséquent ces dernières n’étaient fixées correctement que d’un seul côté de son crâne. Le reste tombait juste sur son sourcil. Elle ne pouvait s’empêcher de le triturer.
- Quoi ? Non. Je vais simplement voir Chiara…Le détrompa-t-elle en recalant justement ladite mèche derrière son oreille.
Cette dernière alla aussitôt se replacer sur son sourcil. Elle coinça ses mains sous ses cuisses pour s’empêcher de la réajuster une nouvelle fois, affichant un air détaché—loupé. Malgré ses efforts de nonchalance, son visage était assombri par le stress. Cela la faisait paraître antipathique voire patibulaire malgré elle.
D’habitude, elle avait l’air d’une sdf. Maintenant, d’une mafieuse.
Comme quoi, les vêtements ne faisaient pas le moine.
Le rouquin grommela un nouveau son pour marquer son incompréhension.
- Tout ça pour Chiara…? Ah ! S’écria-t-il lorsque les pièces du puzzle s’assemblèrent. C’est ton mariage !
Son visage mangé de tache de rousseur se contracta, ses traits tendus par un choc sincère. Son interlocutrice hésita entre rire et pleurer en réalisant la gravité de sa conclusion—le lycéen était certain d’avoir deviné.
- N’importe quoi ! Feula la brune, ses sourcils se fronçant comme sa fierté se froissa. Je ne me marie pas ! C’est elle qui m’a demandé de m’habiller comme ça.
Émile marqua une pause. Il plissa les yeux derrière ses verres, mal assuré.
- Et…Tu… Avança-t-il d’une voix prudente. Tu l’as fait…
Il laissa sa phrase en suspens.
-…Oui.
-…
Le pianiste lui décocha une moue de jugement silencieuse si consternée que Claire se refrogna. Elle lui retourna une œillade farouche par en-dessous, avant de se tourner pour reporter son attention sur la route sans rien dire.
Aucune tête blanche en vue. Ses épaules s’affaissèrent faiblement. Elle sentait encore les yeux arrondis de son interlocuteur brûler dans sa nuque, et quoique ce dernier ne se prononce pas extérieurement, il n’était pas très complexe de deviner ce qu’il se disait en son for intérieur. Toute sa consternation apparente n’était que le haut de l’iceberg. Claire, tu es un cas désespéré, lançaient ses yeux fuyants sous ses verres épais et son nez retroussé par ses lèvres pincées. Le silence s’intensifia. Félix encore—ça allait, car Félix était l’incarnation même de Lucifer. Mais si Émile aussi s’y mettait, peut-être qu’elle devrait se remettre en question. La guitariste soupira.
- Ne me regarde pas comme ça, s’accabla-t-elle, la tête tombante.
Elle leva le bras de son mieux pour se frotter la nuque et tâter le nœud entre ses épaules, lequel était la cause de leur rigidité—mais son costume entrava son geste et l’en empêcha. La jeune fille siffla entre ses dents, irritée. C’était stupide.
- Comme quoi ? S’étonna le rouquin de son côté.
- Comme si j’étais une idiote.
Émile se figea comme un lapin dans les phares d’une voiture. Il marqua une pause le temps de retrouver ses esprits, et agita vigoureusement les mains pour la détromper, alarmé.
- Quoi ?! Pas du tout ! Nia-t-il d’un volume tonitruant qui lui-même le déconcerta—il secoua la tête et adopta un ton plus posé par la suite. Tu n’es pas du tout une idiote, c’est juste que…Bah…Tu es tout le temps bizarre quand il…Est question de Chiara. Par exemple…
Le jeune homme s’accorda un temps de réflexion pour fouiller dans ses souvenirs. Un sourire mal assuré naquit sur ses lèvres alors que son nez se fronçait de nouveau.
- Euh, il y a trop d’exemples, transpira-t-il finalement toutefois—il opta donc pour battre en retraite, et changea de sujet. Elle arrive quand, d’ailleurs…?
- Je ne sais pas, avoua la brune d’un air maussade. J’espère qu’elle viendra.
-…
Son camarade esquissa une nouvelle moue furtive, et remonta ses lunettes sur son nez.
- Tu recommences, Émile ! S’indigna la guitariste avec impatience. On dirait un hamster !
- Désolé ! C’était…C’était un réflexe. Tu…Veux…Que j’attende avec toi…?
Claire le zyeuta par-dessus son épaule, le sang un peu chaud. Toute tension belliqueuse la quitta cependant lorsqu’elle remarqua qu’il jouait avec ses doigts, un sourire bancal fixé sur la figure malgré ses trémoussements. Ses pieds n’avaient de cesser de bouger sur sa marche. Ils avançaient, se décalaient, toujours de quelques centimètres, jamais plus. La notion d’immobilité avec Émile n’existait pas, en réalité. Il était perpétuellement en mouvement. Son énergie cinétique était comme celle d’une planète naine. De toute évidence, il n’avait pas envie d’être là—Émile était le genre de personne qui se sentait vulnérable lorsque statique. Pourtant, il prenait sur lui pour rester avec elle. Elle se sentait touchée.
La lycéenne reposa son menton dans le creux de sa main et haussa les épaules.
- Merci, mais ce n’est pas une bonne idée pour toi. Je ne sais pas quand elle arrivera.
Le rouquin se pencha sur le côté, intrigué. Puis, il se pencha sur l’autre, et enfin s’approcha d’un pas pour descendre sa marche et se placer près d’elle.
- Pourquoi tu n’envoies pas de message ?
- J’ai oublié de prendre mon téléphone.
- Bien sûr…S’affligea le rouquin dans sa barbe, plus pour lui-même que pour être entendu.
- Ah ? Releva son interlocutrice d’une voix blanche, son sourire s’élargissant sur son visage.
Le lycéen sursauta, palissant. Claire savait être terrifiante, parfois. Il agita de nouveau ses mains dans tous les sens, affolé.
- Rien, rien, rien ! Je vais attendre cinq minutes avec toi. Ne te vexe pas, mais comme ça, tu…Es juste un peu…
- Pitoyable ?
- Oui. Valida le roux sans réfléchir.
- Non, mais moi, je rigolais. Se consterna la guitariste, dépitée. Je pensais que tu dirais non. Tu étais censé dire non.
- Ah ! Désolé !
- C’est bon, laisse tomber.
Claire tripotait ses manches et tirait distraitement sur ses boutons de manchette. Émile restait debout sur sa droite, le regard fixé dans le lointain. Il lui coulait néanmoins des coups d’œil de temps en temps, un peu trop appuyés pour être discrets. Il était comme tiraillé entre l’envie de lui parler et celle de se taire. Il se tordait les mains anxieusement lorsqu’il laissa finalement sortir une unique exhalation.
- Claire…Commença-t-il, si bas qu’il en était quasiment inaudible. Euh…Tu sais, en ce moment, ehm…
L’interpellée l’écoutait sans le regarder, mais elle prêtait l’oreille et forçait pour le comprendre. Elle était bien consciente que le rouquin en avait gros sur le cœur—sinon, il n’aurait pas été aussi nerveux avec elle. Elle était consciente qu’il n’avait qu’attendu l’opportunité de lui parler, et était soulagée qu’il décide enfin de rompre son silence lourd de non-dits. Elle était aussi consciente que le regarder le bloquerait dans son élan—alors, elle restait immobile, la tête dans les mains et les yeux sur les voitures.
Toujours pas de Chiara. Le ciel était d’un bleu azur, sans aucune trace de soleil.
- Mn ?
- Tu…Tu—ne parles plus avec…Cassiopée.
Oh. C’était donc ça. La guitariste se redressa pour rejeter la tête en arrière et se plonger dans le ciel. Sa couleur se mélangea au smaragdin de ses iris. Le ciel lui paraissait tellement faux, en ce moment. Elle avait l’impression qu’en étendant le bras, elle pourrait en saisir un pan et le déchirer sur toute la longueur, comme un papier peint.
-…Non, confirma-t-elle après ses divagations intérieures du bout des lèvres. Et ?
La couleur était pâle. Elle l’ennuyait. Depuis quand le ciel l’ennuyait-il ? Il semblait tellement faux.
-…Tu ne penses pas…Qu’elle est triste ?
- Non.
- Claire…Bredouilla son interlocuteur.
Une ombre passa sur ses traits. Il regarda aux alentours, inspira, puis se focalisa sur elle de nouveau. Son expression était plus sévère lorsqu’il reprit:
- En ce moment…Tu es un peu…
Il se découragea néanmoins en plein milieu, et n’acheva pas sa pensée pour plutôt se mordre l’intérieur de la joue. Claire se pencha davantage en arrière pour l’avoir dans son champ de vision.
- Un peu ? Répéta-t-elle, impassible.
Son œil était terne. Le roux frissonna.
-…Bah…Bafouilla-t-il de plus bel, tout le courage qu’il avait rassemblé fondant juste comme ça—en un claquement de doigts.
- Dis-le.
-…Différente ?
Un sourire sarcastique ourla les lèvres de la brune. Encore ça. Différente. Son ami baissa la tête pour éviter les flèches que lançaient ses pupilles.
- C’est une question ? Ironisa-t-elle, sarcastique.
Émile, penaud, se recroquevilla sur lui-même davantage.
-…Pardon…
Une culpabilité lancinante se réveilla, s’étira, et puis s’attisa dans le ventre de la brune. Cette dernière grimaça. Son ‘’pardon’’, faible et peiné, avait été d’une violence hors norme—comme un coup de poing dans l’estomac, qui lui donnait envie de vomir. En fait, non. Elle se dégoûtait elle-même—c’était elle-même qui se donnait envie de vomir. Elle était une personne affreuse, réalisa-t-elle alors, et l’entièreté de son corps s’incendia. Elle fixa son interlocuteur et son air attristé une seconde, le temps que le premier choc passe. Or, il ne passa pas; au contraire il s’accentua lorsque la réalité de son comportement la frappa de nouveau en plein visage. Sonnée, Claire se redressa. Elle se voyait avec les yeux des autres pour la première fois depuis un long moment—et, dieux.
Elle était exécrable.
- Non, attends, tenta-t-elle d’arranger les choses, la gorge serrée. Ne t’excuse pas. C’est moi qui suis désolée. Je ne voulais pas te faire de peine. Tu pleures ?
- Non, je ne pleure pas. Je suis désolé…Je sais que ce n’est pas mes affaires, mais je suis vraiment inquiet pour toi…Tu n’es pas toi-même, ces derniers temps…En plus, tu sèches le club…
- S’il te plaît, arrête de t’excuser. Je ne voulais pas…C’était moins méchant dans ma tête. Et puis je ne sèche pas le club !
- Si, tu…Tu sèches, Claire. Tu viens une semaine sur deux, et…Et chaque fois tu joues un peu moins…Tu n’aimes plus la guitare ?
Claire marqua un temps d’arrêt. N’aimait-elle plus la guitare ? Si. Mais moins. Un peu moins chaque jour, et ça lui faisait peur. Elle n’aimait plus rien. Elle n’aimait plus rien. La musicienne allait pour se passer la main dans les cheveux par réflexe lorsqu’elle se rappela sa coiffure—sa main resta suspendue dans les airs inutilement. Elle sera le poing, et puis le laissa retomber contre la marche. Finalement, elle se passa la main sur le visage.
-…C’est compliqué…
- Tu…
Le pianiste ne termina encore une fois pas sa phrase.
-…
Claire n’essaya pas de l’aider.
- Tu vas…Nous quitter ?
Elle tressauta cette fois, comme animée d’une soudaine bouffée de vie. La lycéenne se décomposa sur place, sa figure livide comme celle d’une personne prise la main dans le sac en pleine exécution d’un crime. Son cœur s’arrêta. Elle se tapa elle-même sur la poitrine pour s’assurer de le relancer, prise d’un vertige soudain. Le temps d’une seconde le monde de Claire s’affaissa. Il s’affaissa, car son monde, avec ses origines et sa résolution, plana dans l’air entre eux comme un fantôme. Son monde, qui n’était plus qu’un futur qui crépitait—il n’était plus qu’un mot idéalisé, le problème initial et la solution, un ciel écœurant d’immensité pour une existence finie et définie. Son monde était vulnérable car il n’était plus qu’un futur, et le futur un mot, et le mot le suicide. Et si Émile s’en emparait, alors il ne lui resterait véritablement plus rien.
- Quoi ? Croassa-t-elle.
Sa voix resta coincée au travers de sa trachée.
Son interlocuteur cligna des paupières, étonné de la brutalité de sa réaction. Il esquissa un mouvement de recul, tendu, mais précisa tout de même:
- Le…Le club…Tu vas quitter le club de musique ?
- Hah…Non.
Claire se relâcha. Ses épaules s’affaissèrent, alors qu’elle expirait du bout des lèvres. Son soulagement était obscène.
Émile la contempla par-dessus ses verres. Un doute affreux contracta ses traits.
- Claire…Est-ce que…?
Avant qu’il ne puisse finir, deux mains froides agrippaient celles de Claire pour la tirer vers l’avant. La brune glissa sur le bord des marches et bascula, seulement pour culbuter dans une personne en face d’elle, laquelle la rattrapa par la taille pour la maintenir contre elle.
- OY ?!>>
Elle se retrouva fermement enlacée, les bras de son agresseur fermés autour d’elle sous sa veste de blaser, alors que son menton s’était posé sur son épaule. Son cœur s’emballa. Claire resta incapable de réagir le temps de quelques secondes, bien conciliante dans les bras de Chiara. Elle sentait le soleil. Elle ne pouvait pas voir son expression, puisque son nez était collé contre son épaule; en revanche, la brune sentait très bien ses mains de chaque côté de sa taille; tout comme elle perçut très bien ses cordes vocales vibrer dans sa cage thoracique pressée contre la sienne; tout comme elle entendit parfaitement sa voix près de son oreille, lorsque cette dernière fredonna:
<<- Oops ! Désolée, mais je dois t’emprunter Claire, on a un rendez-vous !
- Euh….Bégaya Émile d’une petite voix.
Propulsé en dehors de sa zone de confort, il se plongea dans le mutisme. Il se referma sur lui-même.
- Ça ne te dérange pas ?
Le pianiste secoua négativement la tête pour toute réponse et recula pour rétablir son espace vital. Chiara avait du mal avec les espaces vitaux. Claire gigota dans ses bras pour essayer de récupérer le sien aussi, sans succès; ses vêtements la comprimaient trop pour qu’elle ne tente plus que ça, de peur de les abîmer. Après les avoir supportés toute la journée, plutôt mourir. Elle n’avait pas enduré tout ça pour rien.
- Bon, alors je récupère mon chaton.~
Le ‘’chaton’’ en question s’empourpra d’un seul coup dans un hah ?! courroucé, tirée de ses réflexions brusquement. Elle attrapa la jeune fille par les épaules sans ménagement pour la repousser et la regarder dans les yeux, brûlante de honte:
- Tu es sérieuse, là ?! Tu ne veux pas être encore plus gênante ?
Son interlocutrice l’observa, refusant cependant de rompre l’étreinte, qu’elle resserra d’ailleurs pour la ramener contre elle. Elle posa son menton contre sa poitrine, le visage levé vers elle, radieux.
- C’est vrai, je peux ? Rayonna-t-elle, un sourire taquin sur les lèvres.
Leur proximité était telle que son souffle échoua sur le nez de la guitariste. Le regard de sa camarade avait quelque chose—quelque chose d’indescriptible alors qu’il était levé vers elle de la sorte. Son sang s’embrasa. Cette dernière s’étrangla, puis explosa non sans la repousser de nouveau.
- Non ! C’était du sarcasme !
- Aw.
- Ne fais pas cette tête déçue ! Et puis, pourquoi tu dis rendez-vous comme ça ?! Et surtout d’où tu sors, encore ?!
- Que mon chaton est aigri aujourd’hui…
- Pardon ?!
- Pas le temps, viens.>>
Chiara sans plus d’explications la relâcha pour lui attraper plutôt la main et la tirer après elle dans la pente. Son amie tituba mais se rattrapa par miracle, entraînée par son élan et son pas assuré. Elle cala son allure sur la sienne, non sans se tordre le cou pour vérifier que leur séparation plutôt brutale ne dérangeait réellement pas Émile. Elle le repéra directement dans l’escalier—il n’avait pas bougé d’un centimètre.
La silhouette du jeune homme était figée sur les marches qui s’éloignaient. La tête levée dans leur direction, il avait l’air de la regarder—elle ne saurait dire, au vu de ses deux verres ronds rendus opaques par les reflets de lumière et ses boucles abondantes derrière lesquelles il s’ensevelissait désormais. Claire baissa les yeux vers le sol, honteuse. Elle avait l’impression qu’une partie d’elle s’était déchirée pour rester avec lui, et avec lui, c’était une ancienne elle qui la toisait, son étui de guitare dans le dos.
Elle était en train de se détacher d’un de ses piliers. Le deuxième sur les trois. Le marbre était lézardé de fissures béantes qui s’élargissaient dans une pluie de poudre blanche et de poussière. Recroquevillée dans un coin de sa tête, elle assistait au phénomène comme un être condamné assistait au cataclysme qui l’emporterait et s’étonnait de sa beauté. Il y avait quelque chose de fascinant de voir ce qui avait constitué son univers pendant si longtemps s’écrouler entre ses mains.
Claire reporta son attention sur Chiara.
<<- On va où ?
Plus qu’un.
- Je t’expliquerai, promis, mais dans la voiture. Là, on est garées sur un arrêt de bus alors on doit vite décoller.
- On ? Garées ? Arrêt de bus ?>>>
Chiara tourna la tête vers elle. Ses cheveux étaient relevés en une queue de cheval haute quoique lâche qui lui fouetta le visage. La musicienne grogna un ow râleur entre ses dents, agacée. Son amie pressa ses doigts en une excuse silencieuse. La brune la pardonna, mais bougonna tout de même pour la forme.
<<- Tu me suis quoi que je fasse, pas vrai ?
Le ton grave de son interlocutrice la coupa dans sa mauvaise humeur. Claire marqua une pause pour lui décocher un regard soupçonneux.
-…Ouais.
- Ouais ouais ?
- Ouais ouais.>> Confirma encore la jeune fille, perturbée par son sérieux soudain.
Chiara hocha la tête pour marquer sa satisfaction, avant de reprendre sa route, la guitariste avec elle. Cette dernière en profita pour examiner sa camarade en se frottant le nez, rougi de son agression accidentelle. Elle constata que des fleurs bleues étaient fichées dans sa coiffure, savamment nouées dans ses cheveux. Des bretelles fines étaient noués en deux nœuds sur chacune de ses épaules, et le tissu vaporeux de sa robe se mouvait comme une voile de navire, si léger que le moindre souffle d’air le faisait voltiger contre ses chevilles. Un col roulé en dentelle anglaise épousait la forme de ses bras et chutait, évasé, contre ses poignets. Il remontait jusque sous son menton, discerna la brune, son attention s’attardant sur les motifs floraux avant de remonter une nouvelle fois vers ce qu’elle voyait du visage de son amie. Pas grand-chose, lorsqu’il était tourné vers la route de la sorte; elle ne l’apercevait que par moment, ce qui lui suffisait pour distinguer les paillettes bleues sur ses paupières et les boucles d’oreille en perles nacrées brillantes sous la lumière. Et puis, Claire nota encore sa pâleur surnaturelle, et douta malgré sa main bien dans la sienne que Chiara n’existe véritablement.
Avant qu’elle ne s’en rende compte, cette dernière s’arrêtait. La guitariste percuta son dos, perdue dans ses observations. La volleyeuse empoigna la poignée pour lui ouvrir la porte pendant qu’elle reculait d’un pas.
<<- Okay, monte ! Triompha-t-elle, enthousiaste.
- Euh…
Claire regarda la banquette arrière de la voiture, puis Chiara, puis une nouvelle fois la voiture en elle-même. D’une couleur verte effacée, rayée sur toute la largeur et de toute évidence une antiquité, elle était surprise qu’elle ne fasse même que rouler. Une sonnette d’alarme s’alluma dans le fond de son crâne. Son instinct de survie hurla non—ce qui la laissa dubitative. Ça faisait longtemps qu’il ne s’était pas manifesté, celui-là.
- Euh, ricana-t-elle davantage nerveusement. Alors, finalement, je ne suis pas sûre de consentir…
Son interlocutrice lâcha une sorte de gasp ténu.
- Quoi ? Tu me laisses tomber ? S’indigna-t-elle, un creux se formant entre ses sourcils alors qu’elle affectait une dévastation totale.
Elle fixa son amie avec des yeux de chien battu, la main contre le cœur et les lèvres entrouvertes.
- Alors que tu m’avais promis ? Ajouta-t-elle de manière d’autant plus théâtrale, faisant mine de défaillir. Tu m’aurais menti, Claire ?
Chiara se rattrapa au bord de la portière après avoir titubé volontairement. Claire se renfrogna, pourtant, elle souffla.
- Bordel de m…Jura-t-elle dans sa barbe, consternée par elle-même.
- Langage. Allez, monte, le bus arrive.
- Je ne vois pas de bus…
Effectivement, c’est car il n’y en avait pas. Son stratagème ayant échoué, Chiara se frustra et changea de tactique.
- Juste monte !
- Aaaah ! Ok, ok !>>
Claire s’engouffra dans l’habitacle pour s’assoir dans le siège, effarouchée par la soudaine exclamation de sa camarade. Elle boucla immédiatement sa ceinture, quoiqu’elle ne soit pas rassurée. Du tout. Pas le moins du monde. Elle n’avait pas signé pour un enlèvement. La lycéenne soupira, et son soupir sonna comme celui d’un condamné résigné en route pour l’échafaud.
L’intérieur de la voiture était plus agréable que l’extérieur, du moins. Une odeur de menthe stagnait dans l’air, accrochée au tissu noir et usé des sièges. Claire remarqua que les vitres ne se baissaient qu’avec une manivelle. Et que la manivelle de son côté était cassée. De toute évidence, le véhicule était vieux, peut-être aussi vieux que son vélo. Elle soupira de nouveau.
<<- Bonjour.~
- WAH ?!
Claire sursauta violemment lorsqu’une nouvelle voix onctueuse la salua, la sienne vrillant dans les aiguës alors qu’elle criait—littéralement—de frayeur. Elle releva la tête en un éclair, réfugiée contre sa portière…Et se glaça sur place en reconnaissant la seule et unique Victor assise sur le siège passager avant. Cette dernière lui adressa un clin d’œil dans le rétroviseur, son éternel sourire en chat de Cheschire s’étirant même davantage.
La guitariste ferma les yeux. Elle inspira.
Elle allait mourir. Une larme brilla au coin de son œil.
Victor gloussa lorsque sa pauvre victime tourna au blême, et sans le moindre remord se lova confortablement dans son siège pour croiser ses jambes.
- On dirait que tu as vu un fantôme. Je te fais si peur que ça ?
Non, c’était simplement son âme qui quittait son corps. La lycéenne cala sa mèche rebelle derrière son oreille. Cette dernière glissa sur son front. Elle ravala un rictus d’auto-dérision.
- Quoi ? Pas du tout.
La portière avant s’ouvrit sur ces entrefaites.
- Je t’ai vue, Victor ! Arrête d’embêter mes amies ! Tempêta Chiara en s’installant sur le siège conducteur. Claire est très sensible, alors ne joue pas avec ses nerfs !
Elle rassembla les plis de sa robe pour les réajuster de chaque côté de son corps afin qu’il ne la gêne pas, et claqua sa portière. La musicienne se redressa, ses sourcils se fronçant en une moue de perplexité.
- Je suis quoi ?
- En retard, la coupa la sœur de Chiara en bouclant sa ceinture. Comme nous. Allez, roule, Chiara. Et verrouille les portes, des fois qu’elle essaie de s’échapper.
- Jamais de la vie. Elle est bien dressée.
Un sourire déformé aux airs de grimace releva le coin des lèvres de la brune.
-…J’espère que vous ne parlez pas de moi, là…?
- Mais non, nièrent évasivement en cœur et Victor et Chiara, tandis que cette dernière tournait les clefs dans le contact de la voiture.
Le moteur ronronna comme un gros chat et vibra dans tout l’habitacle. Claire se contenta de fixer les deux filles, trop consternée pour même protester. Elles mentaient avec un tel naturel…Elle doutait d’elle-même, maintenant. Elle ne faisait déjà pas le poids contre Chiara seule, alors Chiara et sa sœur ? Elles étaient exactement de la même pâte…
C’était un combat perdu d’avance qu’elle n’avait pas l’énergie de mener.
La brune se renfonça dans son siège. Elle était déjà tendue, et elles n’avaient même pas encore démarré. D’ailleurs…
- Je peux savoir où on va, au moins ? S’exaspéra-t-elle après une seconde de silence (pour elle-même).
Chiara abaissa le miroir intérieur de la voiture pour pouvoir la voir. Elle lui adressa un sourire enjôleur de toutes ses dents.
- Un mariage ! Chantonna-t-elle, et puis elle boucla sa ceinture.
Un hah ?! étranglé s’éleva du siège arrière. La guitariste manqua de s’étouffer avec sa propre salive. Elle se rattrapa in extremis. Elle se reporta vers Victor dans la quête de plus d’explications, puisque Chiara s’était déjà concentrée sur sa route. Cette première était en train de fixer son chignon avec des barrettes dorées dans le miroir de la voiture, les accessoires coincés entre ses lèvres alors qu’elle s’arrangeait. Au vu de leur indifférence respective et après un ultime effort sur elle-même, la brune accepta—plus ou moins—qu’elle était coincée dans un espace confiné avec deux folles.
- Ok. Soit, ok, déclara-t-elle après un soupir las. Imaginons que jusque-là, tout soit normal—ce qui par ailleurs ne l’est pas. Chiara, depuis quand tu as le permis ?
- Je ne l’ai pas.
- QUOI—
Les portes se verrouillèrent. Claire se braqua en direction de la blanche, livide. Elle la fusilla du regard, avec l’impression très vive qu’elle venait de se faire planter un couteau dans le dos.
- Je te l’avais dit, marmonna Victor, maintenant focalisée sur son septum.
- Chut, Victor, et du calme, chaton, du calme ! On appelle ça couramment la ‘’conduite accompagnée’’. Victor est majeure, c’est légal, promis. On va s’introduire dans un mariage, enfin, pas vraiment. Ne panique pas, je gère.
- S’introduire ? Riota Claire d’une voix blanche, pas du tout calmée.
Il y avait beaucoup trop de choses qui n’allaient pas dans sa phrase. Était-elle vraiment la seule que ça choquait dans cet habitacle ?
- C’est là qu’intervient le pas vraiment. C’est une amie d’un ami qui est cavalier qui m’a proposé de passer. Développa Victor indolemment. Donc vous deux, vous êtes les…Un, deux, trois, quatre…Plus cinq et plus six.
La brune s’enfonça dans son siège, secouée. Elles avaient présenté leur plan tellement posément qu’il en paraissait presque raisonnable. Elle devenait folle, elle-aussi. C’était trop tard pour elle.
-…Wow. Pourquoi je fais ça ? Interrogea-t-elle, plus pour elle-même que pour obtenir une réponse.
- La liste, répondit pourtant son amie. Ce soir, on fait un strike ! Et moi, aussi, accessoirement. Mais si tu veux descendre, c’est encore possible…Je ne t’en tiendrai pas rigueur. C’est vrai que cette fois c’est un peu alambiqué…
-…
Un peu alambiqué, qu’elle disait. Claire renifla, sarcastique. Elle se passa toutefois de commentaires pour seulement s’affliger.
- Je croyais que ce n’était pas un plan foireux, cette fois ?
- Euh…
Chiara tapota d’un doigt sur le volant, embarrassée. Elle rit.
- Oops ? Minauda-t-elle, un sourire charmeur pour toute excuse. Est-ce que tu viens quand même ?
- Tsk…Ouais.
Un long râle résonna du côté de Victor. La jeune fille décroisa ses jambes et se redressa pour attraper son téléphone, sur lequel elle pianota du pouce pour lancer le gps.
- Pas trop tôt ! Tout ce temps pour te décider, alors qu’on savait déjà ce que tu allais faire !
- Victor ! Tais-toi !
- C’est ma faute si tu as choisis la plus indécise ?
- Elle n’est pas indécise ! Elle est réfléchie !
- Je suis juste là, vous savez…Se manifesta la brune, sans trop savoir si le faire était un choix judicieux.
Deux visages irrités se tournèrent vers elle d’un coup dans l’espace entre les sièges. La jeune fille se crispa. Elle en oublia de respirer, le souffle coupé—un rictus tordu crispa ses traits. Leur synchronisation était terrifiante.
Beaucoup trop de choses étaient terrifiantes. Mais surtout Victor. Elle voulait partir. Claire se renfonça dans son siège en déglutissant.
- Tu es vraiment jolie comme ça, Claire, en profita pour complimenter la blanche gaiement, son expression changeant du tout au tout lorsqu’elle posa les yeux sur elle pour n’être plus qu’un rayon de soleil. Tu devrais te coiffer comme ça plus souvent.
Elle retrouva sa bonne humeur si aisément que l’interpellée demeura amorphe, prise de court. Elle se gratta la nuque, la gorge serrée. Son cœur tambourinait dans ses tempes. Elle avait chaud, avec cette veste qui lui collait au corps. Claire tira sur sa chemise pour réajuster son col, étourdie.
- Euh…
- Qu’est-ce que tu fais, toi ? Regarde la route ! Réprimanda Victor en choppant la mâchoire de sa sœur pour diriger elle-même sa tête du bon côté.
- Pas touche, j’ai du fond de teint ! Crissa cette dernière comme une harpie. J’ai un full face aujourd’hui !
La caissière se pencha vers elle, ses prunelles s’allumant d’une étincelle matoise inquiétante.
- Je te lèche le visage si tu regardes encore une fois ta copine plutôt que la route.
- Victor, je te jure que si tu t’approches de moi, tu es morte.>>
Victor roula des yeux et se replongea dans son téléphone. Aussi rigide qu’une statue sur son siège et toujours troublée, Claire remercia le ciel d’être enfant unique.
<<- Prends la deuxième rue. Fais gaffe au rond-point.
Juste comme ça, la tension retomba aussi vite qu’elle était montée.
- Je fais quoi déjà, quand il y a un rond-point ?
- Je ne sais plus. Dans tous les cas, ce n’est qu’un rond-point. Regarde comment conduisent les gens: mal, déclara Victor en triturant son septum, donc fais comme tu le sens et ça passera. Tant que tu nous fais aller vers la droite, c’est bon.
- Oh. D’accord.
Le sang de la guitariste se glaça dans ses veines. Elle ricana d’une voix blanche dissonante, tétanisée.
- Ahahah…Quoi.
Victor, totalement détendue, lança sa playlist sur la voiture et augmenta le volume. Un air de contentement passa sur son visage, lequel paniqua encore davantage la brune qui agrippa la portière, blêmissante.
- J’ai lancé take me to church. Maintenant, on prie. Asséna le plus gravement du monde la caissière en rassemblant ses mains dans un mime de prière.
- Amen, gazouilla Chiara gaillardement.
- Comment ça, amen—
Et elle donna un brusque coup de volant vers la droite qui propulsa Claire contre sa portière. Les nerfs de la guitariste cédèrent instantanément. Elle hurla, sa deuxième main allant serrer la poignée au-dessus de la fenêtre si désespérément que ses phalanges blanchirent pour devenir aussi pâles que son visage.
- ON VA MOURIR !
- Mais non, je gère ! S’efforça de la rassurer Chiara.
Malheureusement, elle fut contrainte au même moment de donner un nouveau coup de volant qui la décrédibilisa entièrement.
- JUSTEMENT—S’effara son interlocutrice, sa propre phrase coupée par un nouveau cri. AAAAAAH !
Victor augmenta le son de la musique dans une grimace.
- Oh, mes doux tympans…Je comprends mieux le ‘’sensible’’.>>
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