2. Convergence (2)

Notes de l’auteur : La suite du chapitre sur un autre point de vue :) Si vous ne vous rappelez pas d'Epoline et Nekoline, elles apparaissent au chapitre 12. Agitation (2) du tome 1 ! Il s'agit de la princesse et de sa Gardienne

Quelques instants auparavant…

— Alors, laisse-le tranquille ! Suis-moi.

Epoline se détourna de son amie, du faible Sombre et de sa chienne. Elle n’eut pas besoin de regarder derrière elle pour savoir que Nekoline la suivait. Elle la suivrait toujours. Elle attendit d’être suffisamment éloignée pour s’arrêter.

— Ça va ? s’inquiéta sa Gardienne. Tu n’as pas l’air dans ton assiette. Ce sont ses souvenirs ?

— C’est terrible Neko… Je… Je dois aller vérifier quelque chose.

— Quoi ?

— Tu verras quand nous y serons.

— Non.

— Non ? s’étonna Epoline à qui sa Gardienne ne refusait jamais rien.

— Non, je veux d’abord savoir de quoi il s’agit et qui est ce Sombre qui nous suivait et que j’ai laissé en vie.

— Très bien, soupira la Princesse. Comme tu l’auras surement remarqué, il n’est pas dangereux. Et il n’est pas envoyé par mon père, je dirais plutôt qu’il est l’une de ses victimes.

— Comment ça ?

— Un Hypnotique très puissant est venu fouiller les souvenirs de son frère quand ils étaient tous les deux en prison. C’était terrible, Nekoline… Ses cris… Et l’Hypnotique est revenu dans une colère noire, il a promis à ce Sombre qu’il y passerait aussi. Ensuite, ses souvenirs sont assez flous et incompréhensibles entre ce qui est du rêve ou de la réalité, mais ils ont réussi à s’évader. Par contre le mental de son frère a l’air anéanti. Nekoline, tout ça, c’est la faute de mon père, de mon palais et de ma race. Alors je veux vérifier qu’il y a bien un Sombre complètement brisé dans cette forêt. Ça m’enrage, je ne peux pas partir sans savoir.

— Bien, mais tu ne crois pas qu’il l’a mérité pour qu’un Hypnotique de la prison s’en prenne à lui ?

— Je ne vois pas comment mériter ça. Allons-y, tu jugeras par toi-même.

Epoline longea la lisière jusqu’à trouver le lieu qui correspondait aux souvenirs du Sombre. Quand elle le trouva, les deux amies se faufilèrent jusqu’à une surface plane où gisait un Sombre appuyé sur une selle. Le chiot qui montait la garde les repéra rapidement et se mit à japper.

— Je vois une selle, mais pas de cheval, commenta la Gardienne.

— Il s’est peut-être enfui, pars à sa recherche le temps que je vérifie l’état mental du Sombre.

Nekoline accepta en ronchonnant à l’idée de laisser sa protégée seule un instant. Avec son agilité, elle s’élança d’arbre en arbre et finit rapidement d’inspecter la zone. Elle revint vers Epoline qui avait fermé les paupières et joint le bout de ses doigts, signe qu’elle était concentrée dans l’inspection mentale du Sombre.

La Princesse ne put empêcher quelques larmes de rouler sur ses joues. Elle n’avait jamais perçu un tel désastre. Même inconscient, l’esprit du Sombre n’était que douleur, peur, culpabilité, inconfort, perdition. Son monde intérieur avait été profané et il ne savait plus où s’arrêtaient les limites de son être, quelles parties de lui-même pouvaient rester à l’intérieur de lui et lesquels allaient lui échapper. Il n’y avait plus de limites rassurantes entre ce qui lui appartenait et ce qui était accessible à tout le monde. C’était comme de mettre un Elfe écorché vif à nu dans le vent.

— Eh ! Epoline, ça va ? la secoua Nekoline.

— Je… Qu’importe ses crimes Neko, personne ne mérite de vivre ça, répondit-elle en se séchant les joues et les yeux de sa cape.

Elle n’avait pas remarqué que la chienne du Sombre avait rejoint le chiot de garde. Elle ne montrait pas les crocs, mais au vu du poil de son dos hérissé, ses intentions étaient claires sur ce qu’elle ferait si la Princesse et la Gardienne s’approchaient. Epoline avait bien fait de ne pas entrer en contact physique avec le Sombre inconscient.

— Neko, nous devons les aider, murmura-t-elle. Ou alors je ne pourrais jamais me pardonner les atrocités faites sous le règne de mon père.

— Je ne leur fais pas confiance. Ils étaient en prison et ont réussi à s’en échapper.

— Nous sommes en position de force, nous n’avons pas besoin de leur faire confiance. Au pire, nous les abandonnerons quelque part et j’effacerai la mémoire du frère encore sain d’esprit.

Nekoline tiqua. Elle savait que sa Princesse ne ferait jamais une chose aussi terrible après les larmes qu’elle venait de verser pour ce Sombre. Epoline avait un caractère fort et une compassion pour les autres qui rendait le rôle de sa Gardienne le plus délicat à assumer du royaume.

Nekoline n’aurait pas hésité à laisser ces inconnus se débrouiller par eux-mêmes. Ce n’était pas méchanceté de sa part, mais elle devait toujours agir dans l’intérêt de la Princesse, rien d’autre ne pouvait motiver ses actes. Mais Epoline lui avait appris qu’une foule d’émotions existaient au sein de chaque Elfe. Si Nekoline ne les ressentait pas, elle comprenait l’importance qu’elles revêtaient pour sa protégée. Elle avait compris depuis longtemps qu’afin de garantir la vie de la Princesse, elle ne devait pas seulement veiller à ce qu’elle survive, elle devait aussi prêter attention à ses envies, ses sentiments et ces étranges valeurs qui la poussaient toujours en avant. Ces valeurs qui la poussaient aujourd’hui loin de la sécurité du palais.

La Gardienne soupira. Il n’y avait pas de meilleures solutions que d’accepter d’aider ces deux Sombres. Après tout, elle avait éprouvé un semblant de peine face à la fragilité d’un membre de sa race. Elle l’aurait tué sans hésiter, mais elle aurait eu la sensation de tuer un lapereau sans défense. Elle allait répondre à Epoline quand la voix rauque du Sombre s’éleva derrière elles :

— Fouiller ma mémoire ne vous a pas suffi ? C’est une sorte de passe-temps de violer la conscience des gens chez vous ?

Epoline se retourna, prête à affronter la honte cuisante qu’elle avait d’elle-même. Nekoline eut un léger sourire. Ce Sombre à moitié cadavérique, le front marqué des plis de la douleur, tenait encore sur ses deux jambes et n’hésitait pas à attirer leur attention pour les éloigner de son proche. Il était faible et agaçant, mais quelque part, la Gardienne lui trouva le même courage qui bouillait en elle quand il fallait protéger Epoline.

*

Ahia suivait Kalan de près, ressentant son désarroi et sa douleur. Comment pouvait-il supporter d’avancer malgré sa désolation et sa peine ? Cela s’était empiré depuis que cette Epo l’avait sondé, mais elle sentait un poids peser sur son ami depuis longtemps. Comment tenait-il le coup ?

Elle expira profondément et laissa ses capacités d’Empathie la guider vers Kalan, tentant de le comprendre. Elle eut l’impression de plonger dans un puits obscur, d’être allongée dans le noir, une masse inerte et lourde appuyée contre sa cage thoracique. Elle eut la sensation que tout n’était qu’obscurité et désespoir. Pourtant elle finit par apercevoir une lueur. Une lueur faible qui venait de la confiance qu’il lui vouait et de son amour pour elle, Popi et Nessan.

Elle perçut aussi une sorte de chaleur dans tout son corps qui lui permettait de mouvoir son corps. De la rage. Non pas une rage aveuglante et destructrice, mais une rage de vaincre, de se battre pour son frère, de ne pas se laisser abattre et de se tirer de ce pétrin.

Ahia se détacha de ses sensations pour se recentrer sur elle-même. Un pas après l’autre, Kalan n’avançait pas grâce aux muscles et aux articulations de ses jambes qui l’avaient lâché depuis longtemps. Son corps se mouvait grâce à cette rage muée en volonté. Volonté qui ne comptait pas le laisser tomber avant d’avoir atteint cette lueur d’espoir.

Ahia avait une conscience floue et variable de son corps et de ses limites, perturbant parfois l’image qu’elle avait d’elle et mettant à mal sa capacité à se distinguer des autres êtres vivants. Pourtant, après avoir découvert tout ce qui habitait son meilleur ami, elle sentit avec assurance une force parcourir son propre corps, gagner chacun de ses membres qu’importe leur forme, s’ancrer dans son cœur.

Une nette détermination la gagna. Elle irait au-delà de n’importe quel danger pour ses amis, elle les suivrait n’importe où et ne les laisserait jamais tomber. Une promesse faite à elle-même qui avait le poids et la solennité de sa promesse d’amitié faite avec Kalan durant leur enfance.

« Plus jamais je ne serai loin de vous. Plus jamais je ne vous laisserai subir ce que Nessan a subi sans pouvoir intervenir. Je vous protégerai coûte que coûte. »

Elle avait beau avoir gardé ses paroles pour elle-même, Kalan se tourna vers Popi, puis vers elle et chuchota :

— Merci à vous deux de m’épauler. Je ne sais pas comment je supporterais tout ça sans vous, je serais complètement perdu.

Il leur offrit péniblement un sourire du bout des lèvres. Ahia remua la queue et Popi lui lécha un bout de mollet accessible à travers une déchirure de son pantalon.

Elle tourna son regard vers les deux Elfes qui menaient la marche. Elle n’arrivait pas à les cerner. L’Hypnotique était tourmentée par sa rencontre avec Nessan, Ahia le sentait. Ce sentiment rongeait tant cette enfant que l’Empathique devait s’en couper. Même en prenant de la distance, elle sentait se creuser un sentiment de culpabilité et de dégout.

Pourquoi Epo prenait-elle si personnellement l’état de son ami ? Peut-être avait-elle une conscience des dégâts que sa race pouvait infliger ? Pourtant, elle ne s’était pas gênée avec Kalan, bien que le résultat ne soit pas comparable. Ahia éprouvait malgré tout une certaine peine pour cette jeune Elfe perdue, qui détenait un pouvoir vraisemblablement trop puissant et dévastateur pour elle. Lorsque l’on comprend la souffrance d’autrui, il devient étonnement simple de lui prêter sa confiance et de lui tendre la main, c’est pourquoi Ahia avait convaincu Kalan d’accepter l’aide d’Epo.

C’était moins évident pour la jeune Sombre qui paraissait inébranlable. Ahia percevait dans son aura comme une sorte de déchirure, de détachement. Elle ne savait pas ce que cette Neko avait subi par le passé, mais elle avait l’impression que les événements avaient endurci son cœur et sa personnalité. Elle sentait aussi qu’elle ne ferait rien qui puisse déplaire à Epo. Il y avait en elle un devoir de loyauté inébranlable qui n’était pas réciproque. L’Hypnotique, elle, avait plutôt un sentiment d’amour envers la Sombre.

Quand Ahia avait sondé un peu plus en avant leur cœur, elle y avait découvert une pincée de solitude semblable chez les deux Elfes, presque comme un signe de famille. Probablement étaient-elles bien plus l’une pour l’autre que de simples amies dotées d’une grande puissance, mais Ahia n’était pas sûre qu’elles s’en rendent compte. Elles formaient une paire étrange et redoutable, au-delà de l’acceptable même.

Malgré cela, Ahia était persuadée qu’il était préférable de les suivre. Elle sentait quelque chose la remuer de l’intérieur, cet instinct à l’état pur qui la guidait. Comme lorsqu’enfant, elle avait suivi Géolde ou quand adulte, elle avait décidé de parcourir le royaume et de découvrir d’autres contrées. Une direction à suivre qui l’appelait.

Elle avait l’impression que des destins que tout éloignait venaient de s’entrechoquer dans une intense collision pour finalement converger vers le même but. À l’image des différentes rivières abreuvant le puissant fleuve de la Tèbre. Ahia se demanda où finirait cet ensemble composé d’une Sombre robuste, de deux convalescents, d’une Hypnotique aux pouvoirs démesurés, d’un chiot et d’une Omnifaune camouflée dans son apparence de louve. « Ainsi que de deux chevaux », rectifia-t-elle mentalement : le groupe était arrivés vers les montures et s’apprêtaient à poursuivre leur voie à présent commune.

 

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