Quelque chose d’humide réveilla Kalan. Il poussa un râle, sa migraine se rappelant à lui, avant de réaliser que cette chose humide n’était autre que la truffe d’Ahia. Il se souvint alors qu’il dormait derrière l’entrepôt d’un village peu recommandable. Il se redressa en sursaut et vérifia les alentours. Toutes leurs affaires étaient encore présentes et personne ne s’approchait.
— Pourquoi tu m’as réveillé ? demanda-t-il. J’en bave là.
— Tu n’entends pas ? Popi m’a donné le signal…
Ce ne fut qu’à cet instant qu’il entendit de petits jappements venir de la forêt.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Je sais juste qu’il y a deux Elfes en approche, c’est mauvais signe.
— Dis-lui de se taire, je ne voudrais pas attirer l’attention. Pars devant pour protéger Nessan. Je te rejoins le plus vite possible.
Ahia devait avoir eu la même idée, car elle partit à toute vitesse, coupant court à leur échange. Kalan se leva péniblement et rassembla ses affaires. Il se sentait assez en forme pour marcher, mais sa migraine ralentissait tout son fonctionnement. Il se traina du mieux qu’il put en direction de son frère. S’il lui arrivait quelque chose… Kalan prit conscience qu’il se mordait l’intérieur de la joue et tenta de se rasséréner : Ahia devait déjà l’avoir rejoint. Si elle devait affronter les deux mêmes Elfes que tout à l’heure, au moins ne serait-elle pas gênée par sa prise d’otage. Et les menaces sur la santé mentale de Nessan avaient perdu de leur poids depuis le passage de l’Hypnotique d’Esli. Pestant et zigzaguant entre les arbres, Kalan avança, la vision trouble. Quand il fut assez proche, il reçut un avertissement d’Ahia :
— Ce sont bien elles…
Nul besoin de préciser de qui elle parlait.
— Qu’est-ce qu’elles veulent, bon sang ?! s’inquiéta Kalan.
— Je n’en sais rien, je me contente de grogner, mais elles n’ont pas l’air de vouloir nous attaquer.
— Fais attention, je vais leur demander. S’il y a quoi que ce soit, fuis avec Nessan et Popi, je t’en prie.
Un grognement mental lui répondit. Il n’était pas sûr de l’avoir convaincue ce coup-ci. Il arriva enfin à destination et distingua les deux silhouettes encapuchonnées. Il prit le temps de s’adosser à un arbre derrière elles pour se donner une contenance avant de les interpeler :
— Fouiller ma mémoire ne vous a pas suffi ? C’est une sorte de passe-temps de violer la conscience des gens chez vous ?
Les deux Elfes se retournèrent. La plus petite descendit sa capuche, révélant un visage blanc entouré de voiles turquoise cachant sa chevelure et sa marque frontale. Elle donna un coup de coude à son acolyte afin qu’elle fasse de même. Celle-ci haussa les épaules et retira toute sa cape, révélant une grande Sombre. Elle avait un corps élancé, et portait des habits souples renforcés aux avant-bras. Un casque fin lui protégeait le front et les tempes mettant en valeur un visage aussi félin que sa posture, entouré de deux longues nattes couleur de bronze. Kalan remarqua que sa tenue avait été créée pour s’accorder aux marques qui serpentaient sur son visage et son corps, ainsi que pour y dissimuler une foule d’armes de jets et de poignards. Elle n’avait pas eu besoin de tous ces instruments pour le dominer. Mais ce ne fut pas la prestance de la Sombre ni le mystérieux de l’Hypnotique qui marquèrent le plus Kalan, ce fut leur âge. La Sombre devait être tout juste adulte et l’Hypnotique était encore une enfant.
— Je ne voulais pas violer sa mémoire, je voulais vérifier quelque chose, répondit l’Hypnotique d’un ton amer.
— Je peux savoir ce que vous vouliez vérifier auprès de mon frère sans défense et de mon jeune chien ?
La Sombre le foudroya du regard. Apparemment, elle attendait plus de condescendance de sa part. Kalan n’était pas près d’être doucereux avec ces Elfes agressives.
— Je voulais me rendre compte de l’état de ton frère. Je sais que j’ai forcé tes souvenirs, mais j’enrage qu’un Hypnotique ait été aussi violent avec lui.
— Et après ? Tu peux le guérir ?
— Non, mais…
— Alors, laisse-nous tranquilles ! s’énerva Kalan.
Un silence s’installa. La Sombre le fusilla à nouveau de ses yeux cuivrés, tandis que l’Hypnotique baissa les siens. Kalan serra les mâchoires, meurtri de ses douleurs et de celles de Nessan.
— Kalan, écoute-la, demanda la voix d’Ahia. Je sens une peine réelle chez la gamine…
— Moi aussi, je ne suis pas au meilleur de ma forme, figure-toi !
— Raison de plus pour arrêter de souffrir chacun dans votre coin !
Kalan tiqua, mais accepta de poursuivre la discussion pour Ahia :
— Bon, qu’est-ce que vous voulez ?
— Je… Je voulais vous proposer de venir avec nous. Vous fuyez le royaume, non ? demanda timidement la plus jeune.
— Pourquoi est-ce qu’on fuirait ?
— Et bien, vous vous êtes échappés de prison, même Ruke n’est pas un endroit sûr pour vous.
— C’est vrai. Et alors ? Vous aussi ?
— Je vais être claire, nous allons rejoindre un village rebelle. Si tu ne veux pas nous suivre, j’effacerai cette discussion de tes souvenirs par sécurité. Si tu acceptes, nous aurons plus de chances d’y parvenir ensemble et je pense qu’il y a des gens qui peuvent aider ton frère là-bas. De toute façon, j’ai bien peur que votre cheval se soit enfui, nous ne l’avons trouvé nulle part. Nous avons deux montures cachées plus loin, si vous voulez nous suivre.
Nessan dormait sur la selle d’Ahia actuellement en forme de louve. Difficile de trouver une meilleure explication que celle d’un cheval en fuite. Kalan fit mine de réfléchir le temps de questionner Ahia :
— Tu en penses quoi ?
— Je pense que je préfère avoir ces deux Elfes comme alliées que comme ennemies et qu’on a plus de chance d’être acceptés dans un village rebelle que dans celui de Cornides qui vivent entre eux depuis de nombreuses générations.
— Tu crois qu’elles veulent rejoindre l’Alliance ?
— Je ne sais pas, mais dans le doute, on devrait éviter de leur dire tout ce qu’on sait de l’opposition au royaume.
Kalan envisagea l’option offerte par les deux Elfes avec sérieux avant de conclure :
— Est-ce qu’on a réellement le choix, de toute façon ?
Son amie prit à son tour le temps de réfléchir avant de lui donner son avis.
— Non, si l’Hypnotique s’attaque à tes souvenirs, je ne suis pas certaine que tu en ressortes indemne.
Kalan expira profondément avant de donner son accord :
— Bien, j’accepte votre aide. Je m’appelle Kalan, mon frère Nessan, mon chiot Popi et ma chienne Ahia, présenta-t-il en les désignant du doigt à tour de rôle.
— Je suis Epo et voici Neko, nous sommes des amies d’enfance, expliqua l’Hypnotique.
Kalan leur adressa un signe de la tête et se traina jusqu’à son frère. Drôles d’amies d’enfance, mais il n’avait pas à en juger étant donné que sa propre meilleure amie était actuellement une louve. Il posa une main sur la joue de Nessan dont la température ne cessait de varier. Malgré la clémence du printemps, il n’était pas chaud. Il l’entoura d’une couverture avant de le soulever dans ses bras. Accroché sur ses deux jambes, il fut pris de vertiges et mit un instant pour trouver son équilibre. Il demanda :
— Vous pourriez cacher la selle et prendre les fontes ? J’aimerais éviter de laisser des traces de notre passage.
— Aide Epo avec tes affaires et donne-moi ton frère, proposa Neko. Tu n’es pas en état de le porter et j’ai assez de Force pour ne pas être gênée par son poids.
Kalan la regarda droit dans les yeux, comme si cela pouvait l’aider à juger sa fiabilité. Elle lui rendit un regard patient. Elle avait raison : il n’était pas en état de porter Nessan très longtemps. Pourtant, confier un être cher dans un tel état de faiblesse le déchirait. Surtout à une Elfe aussi puissante, armée jusqu’aux dents bien qu’elle puisse l’égorger avec une rognure d’ongle. Un coup de museau d’Ahia le poussa cependant à coopérer.
Au moment où il lui confia son jumeau, celui-ci commença à marmonner de façon inintelligible. Il avait retrouvé cet état étrange qui protégeait une partie de son être de ses frayeurs internes. Kalan leva les yeux vers Neko, un air suppliant dans le regard. Elle lui fit un signe de la tête, signifiant qu’elle comprenait l’importance de la tâche.
Il se détourna de Nessan et alla aider Epo qui avait déjà commencé à camoufler la selle dans des branchages à quelques pas de leur lieu de couchage. Il l’aida à parachever son œuvre puis elle l’invita à les suivre jusqu’à leurs propres montures. Serrant les dents pour faire face au mal de crâne, il les suivit d’un pas chancelant. Ahia et Popi se rangèrent à ses côtés, présences rassurantes et fidèles. Malgré leur accord de faire confiance à ces deux inconnues, le petit groupe ne quitta pas Nessan du regard.