2 décembre 1942 (2ème partie)

Par deb3083

Avant de pénétrer dans ma baraque, je jette un dernier regard à Werner Von Neurath. Sa posture m’horripile, cette manière dédaigneuse de dévisager les autres m’exaspèrent. Mais tout cela me donne plus encore l’envie de réussir dans mon entreprise.

Oui, je suis prêt à me battre pour une ration supplémentaire de soupe ou à voler la ration de pain d’un autre détenu.

Je suis prêt à mentir, à manipuler, à comploter, je suis prêt à devenir égoïste et ne penser qu’à mon père, mon frère et moi.

Je suis prêt à briser toutes les règles.

Quitte à devoir pactiser avec le diable en personne.

 

Les deux hommes qui se trouvaient sur la paillasse contiguë à la mienne ne sont pas rentrés. Ils sont morts ce matin. Exécutés pour avoir fomenté une rébellion. Du moins c’est ce qui se murmure au sein de notre block. Je suis sceptique : ces deux détenus s’étaient toujours comportés comme des modèles. Mais il est vrai qu’un rien peut nous faire perdre la raison dans un environnement comme le nôtre. Quoi qu’il en soit, leur décès nous offre à Yakim et moi un peu d’espace non négligeable et deux couvertures. Je rechigne quelques secondes à m’approprier ce qui appartenait à deux personnes qui ne sont plus de ce monde mais rapidement, je relègue mes scrupules dans un coin reculé de mon esprit.

Comme souvent ces derniers jours, je ne parviens pas à trouver le sommeil. Je pivote vers la droite et la paillasse de mon père. Je constate qu’il ne dort pas non plus.

Je fais de mon mieux pour lui éviter les tâches les plus pénibles mais la pâleur incessante de son visage me fait peur. Mon père est un homme courageux mais je crains que cela ne suffise pas.

Il sent mon regard posé sur lui et se tourne vers moi :

— Yakim dort ?

— Oui, depuis longtemps.

— Demain, j’ai besoin de m’absenter une heure ou deux de mon poste de travail avec deux de nos amis. Penses-tu pouvoir trouver une solution ?

— Le kapo me doit plusieurs services. Je pourrais facilement le convaincre de t’envoyer réaliser quelques tâches loin des regards. C’est bien ce que tu veux ?

— Oui. Merci Calev. Comment va ton frère ?

— Il m’inquiète.

— Est-il malade ?

— Oh non ! C’est…son comportement. Ou plutôt, sa jalousie et sa rancœur à mon égard m’affligent. Et je crains qu’il…qu’il…

— Qu’il ne commette un acte irréfléchi. Tu n’es pas le seul à le penser. J’en ai parlé à mes frères, ils vont l’encadrer à l’atelier, lui parler, l’apaiser. Nous ne pouvons pas nous permettre le moindre faux pas.

— Je le sais !

— Calev, sache que j’ai confiance en toi. Je sais que tu es prudent mais…cet officier, pourquoi l’as-tu choisi ?

— Vous le savez Père, cette tâche était mienne et je ne vous en révèlerai aucun détail. Vous avez confiance en moi et cela me rassure. Sachez que chacun de mes gestes, chacune de mes paroles, rien n’est anodin.

— Même si cela entraîne des châtiments corporels ?

— Il faut pouvoir accepter certains sacrifices.

— Calev, tu ne songes pas à… ?

 

Je distingue à peine son visage mais je peux deviner au ton effrayé de sa voix qu’il redoute quelque initiative suicidaire de ma part. Je m’empresse de dissiper ses craintes : pas question pour moi de me précipiter au-devant d’une mort certaine.

— Je quitterai ce camp avec vous. Ne craignez rien Père, je vous assure, je sais ce que je fais.

 

Son soupire m’indique qu’il ne me croit pas tout à fait. La charpente craque, je comprends qu’il s’agite sur son matelas pour s’approcher de moi. Bien que tous nos camardes dorment, il baisse d’un ton pour s’adresser à nouveau à moi :

— Calev…je ne sais pas si je survivrai. C’est pourquoi je me dois d’être honnête envers toi et te révéler ce qui a causé ces dissensions entre Yakim et toi.

 

Un frisson parcourt mon corps : je ne vais pas apprécier la suite, j’en suis convaincu. Je me penche vers lui et murmure :

 — Que voulez-vous dire Père ?

— Ta mère et moi avons eu le malheur de perdre deux fils avant ta naissance. Ils n’ont survécu que quelques semaines car ils étaient trop faibles et en mauvaise santé. Nous nous étions fait à l’idée que nous n’aurions pas de descendance. Mais tu es arrivé et nos craintes ont refait surface lorsque tu as commencé à tomber malade à intervalle régulier. Toutefois, tu as résisté. Ta mère ne supportait pas que je t’éloigne d’elle, c’est pourquoi j’ai accepté que tu suives un enseignement poussé à la maison bien que cela ne soit pas nécessaire.

— Je ne comprends pas.

— Il est vrai que jusqu’à ton cinquième anniversaire, tu étais fragile. Notre dévoué médecin de famille a ensuite confirmé que tu ne risquais rien à accompagner les autres enfants en classe. Mais ta mère a refusé. Yakim n’avait quelques semaines, je ne souhaitais pas augmenter son inquiétude. C’est pourquoi j’ai accepté de t’isoler chez nous. Calev, comprends ta mère, elle n’a jamais pu faire le deuil de ses deux premiers fils.

 

Je me sens blessé par les révélations de mon père et je ne me prive pas pour le lui dire :

— Réalisez-vous, Père, la portée de vos mots ? Mon jeune frère me déteste car il s’imagine que vous ne l’aimez pas et que moi-seul compte à vos yeux.

— Il a tort.

— Alors, dites-le-lui !

— Avec le recul, je réalise que nous n’aurions pas dû procéder de la sorte. Tes rébellions continues nous l’ont mainte fois prouvé. Si cela peut te rassurer, sache que tu es en parfaite santé, tu es un garçon plein de vie, robuste et vigoureux, n’en doute pas. Je parlerai à Yakim. Je ne tiens pas à ce que mes enfants se déchirent dans la situation qui est la nôtre pour le moment.

— Intégrez-le plus dans vos actions. Ne le mettez pas autant à l’écart. Il comprendra qu’il s’agit d’une preuve réelle de votre affection pour lui.

— Je te promets d’y veiller. Calev, au sujet de cet officier…j’ai bien compris que tu as soigneusement tout planifié mais, j’ai un mauvais pressentiment à son égard. J’aurais préféré que tu optes pour un simple soldat, un garde, un homme moins gradé que lui. Il est dangereux, j’en suis convaincu.

— Un simple soldat ne dispose pas des mêmes prérogatives. Werner Von Neurath est un élément crucial pour notre réussite. 

— Bien, dans ce cas, je vais cesser de t’importuner à ce sujet. Tu devrais dormir Calev, une longue journée nous attends demain.

 

Il m’est impossible d’obéir. La colère qui m’anime m’empêche de fermer l’œil durant une grande partie de la nuit.

 

 

 

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