2 décembre 1942 (1ère partie)

Par deb3083

Je suis déçu. Werner Von Neurath n’a pas cherché une seule fois à communiquer avec moi depuis mon arrivée au camp. Oh, il y a bien ce petit rituel qui s’est instauré à chaque appel mais rien de transcendant. Je ne le quitte jamais des yeux, je le fixe sans crainte et, même, je l’avoue, avec un petit sourire moqueur. Jusqu’à présent, j’ai remporté chacune de nos joutes silencieuses. Il a toujours détourné la tête, faisant mine de s’intéresser à d’autres que moi. Les autres prisonniers disent que je suis fou mais au contraire, je sais parfaitement ce que je fais.

D’ailleurs je crois bien que je commence sérieusement à énerver ce charmant officier. Il a très vite compris que je dirigeais notre groupe à l’atelier et que je ne craignais pas de défier son autorité. Pour le moment, je suis le seul dont la conduite n’est pas exemplaire mais je suis certain que d’ici quelques semaines d’autres me suivront.

 

Mon faux projet de révolte semble intéresser plusieurs baraques. Je ne compte rien démentir pour le moment mais j’ai d’autres choses plus importantes à régler comme l’approvisionnement de nourriture.

J’avais réussi à approcher, via plusieurs intermédiaires, un détenu employé aux cuisines mais il est mort il y a deux jours avant même d’avoir pu me fournir le moindre aliment. Cela devient vital pour moi car Von Neurath a choisi pour me punir de mon insolence de me priver de repas. Il ignore cependant que plusieurs détenus me transmettent quelques miches de pains le soir mais à ce rythme, je ne vais pas tenir bien longtemps.

 

Aujourd’hui est exceptionnel : j’ai droit à un bol de soupe bien épaisse et fournie généreusement de légumes. Étrange. Je jette un regard à l’officier SS mais ce dernier est plongé dans la lecture d’une lettre.

Vu ce que je sais à son sujet, je doute qu’il ait choisi de m’empoisonner devant tout le kommando. Ce serait bien trop suspect. Je me délecte donc du breuvage et profite de la pause bien plus longue qu’à l’accoutumée.

Incroyable ce laisser-aller. Notre chef a peut-être d’autres soucis en tête.

Je saisis alors ma chance et en profite pour discuter avec celui qui nous a amené notre repas. Il accepte de me fournir en rations solides à l’unique condition que je l’implique dans mes projets. J’accepte. Je ne peux pas être partout à la fois et j’ai besoin d’avoir des yeux et des oreilles à des endroits stratégiques du camp.

 

Mais bien entendu, tout cela était trop beau pour durer. Alors que nous sommes prêts à quitter l’atelier, Werner Von Neurath se positionne devant moi, l’air victorieux :

— Voilà ce qui arrive lorsqu’on se permet de ne pas écouter les consignes. Je viens de recevoir le rapport de production de votre équipe. À croire que vous êtes plus doué pour parler que travailler. Quinze coups de fouet !

 

Je n’ai pas le temps de réagir : deux gardiens me saisissent par le bras, me retirent ma veste puis, présentent mon dos nu à l’officier.

Ce dernier, je l’entends au son de sa voix, se régale de m’infliger cette punition. Cependant, je me concentre de toutes mes forces pour ne pas crier lorsque l’engin de torture claque avec force sur ma peau. Comme lors de mes interrogatoires avec la Gestapo, mon esprit se détache de mon corps. Je suis spectateur de ma propre humiliation. Je ne sens plus rien. Oh, je sais que cette insensibilité temporaire disparaitra à l’instant même où le fouet cessera sa répugnante besogne. Mais si je veux survivre et ne pas perdre la raison, je dois apprendre à m’endurcir.

J’essaye donc de ne pas penser à l’état pitoyable de mon dos et aux profondes coupures qui zèbrent ma peau.

 

Depuis mon arrivée à Dachau, j’observe tout ce qui m’entoure et je constate que certains n’ont plus la volonté de se battre. Rongés par le désespoir, ils se laissent mourir. L’attrait pour la mort est plus fort que tout : c’est tellement plus simple de renoncer et de céder à cette promesse de ne plus jamais souffrir.

D’autres n’ont pas cette patience : ils provoquent les SS, se jettent sur les barbelés ou se suicident.

Moi, je me battrai jusqu’au bout. Tant que je ne suis pas suspendu à une corde ou debout face à un peloton d’exécution, je continuerai à chercher un moyen de quitter cet enfer.

 

Une main gantée m’oblige à relever la tête puis, Werner Von Neurath me détaille comme si je n’étais qu’un vulgaire morceau de viande. Enfin, il me donne un puissant coup de pied pour m’inciter à regagner le rang.

Les autres détenus gardent les yeux rivés vers le sol, personne ne bouge de crainte de subir le même traitement.

Avant de nous mettre en marche, je me permets une dernière insolence : j’adresse un sourire à cet officier de pacotille. Sidéré par mon audace, il reste planté sur place, oubliant de nous donner le signal du départ. Il se reprend quelques secondes plus tard tandis que, dans mon esprit, germent de nombreuses idées.

Je réalise que je ne peux continuer à œuvrer seul dans mon coin. Certes, j’ai fait croire à plusieurs prisonniers que je ferai appel à eux le moment venu, mais c’était de la comédie.

Je me rends compte que si je veux éviter de sombrer dans la folie, je dois me tourner vers les autres, essayer de développer quelques relations d’amitié avec des personnes à qui je pourrais me confier sans détour.

Je vais aussi devoir monter une équipe, trouver d’autres prisonniers prêts à tout pour s’évader. Certes, il y a mes proches, mais cela ne sera pas suffisant.

 

Pendant l’appel du soir, je ne cesse de penser, de calculer, de réfléchir. Puisque je suis coincé ici pour un temps certain, autant m’occuper à des choses utiles. J’essaye aussi de me rappeler toutes mes observations du jour : le nombre de gardes, leur position, les éventuels points faibles du camp. Depuis dix jours c’est devenu un rituel mais aussi une nécessité. Je n’ai pas de quoi noter. Et de toute façon, prendre le risque de consigner par écrit de tels informations me condamnerait à une mort certaine.

Alors je fais travailler ma mémoire. Cela a le mérite de rendre plus court l’interminable procédure de comptage, de me faire oublier le froid mordant et de me maintenir alerte.

 

Mes parents m’ont inculqué le respect d’autrui, ils m’ont imposé des interdits, ils m’ont soumis à leur autorité. Durant mon enfance et mon adolescence, ils m’ont appris que je ne pouvais ni voler, ni frapper et encore moins tuer. Ils ont fait de moi un homme tolérant et juste.

Mais, dès l’instant où je me suis retrouvé face aux membres de la Gestapo, cet homme-là est mort et enterré.

 

Si je veux vivre, survivre et espérer redevenir libre, je n’ai pas le choix : je dois renier toutes mes promesses.

Je dois oublier d’être ce petit garçon poli et serviable, cet adolescent studieux ou ce fiancé irréprochable.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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