2. Invitée d'honneur

  Annie ne parvient pas à s’endormir. Dans sa tête, la nuit précédente tourne en boucle. Le bal, l’éclatante beauté des lieux, le banquet, la grosse fraise, le garçon en chemise rouge. Il doit avoir son âge, à en juger par la douceur de ses traits.

 C’est la première fois qu’Annie rencontre quelqu’un en rêve. Quelqu’un de réel. D’habitude, elle se contente de prendre part à la fête comme une convive ordinaire. La vue du garçon l’a tellement surprise qu’elle s’est immédiatement réveillée. Un subtil mélange entre appréhension et excitation étreint sa poitrine, l’empêchant de regagner le royaume de Morphée. Elle tourne, encore et encore, changeant de position au gré de ses pensées. Lorsqu’elle parvient enfin à chasser le mystérieux intrus de sa tête et à se glisser dans les limbes du sommeil, elle est enroulée dans sa couette comme un burrito.

Ce soir, Annie n’assistera à aucune festivité. C’est un rêve normal : elle se laisse emporter par le scénario. La voici caissière du U de la rue Saint-Guy, les clients les plus insupportables s’enchaînent, et personne ne lui a expliqué comment faire marcher cette satané machine ! Elle croule bientôt sous les poivrons et les bottes de céleri, parvenant à s’en extirper en rampant sous la caisse. Arrachant son tablier, elle s’enfuit vers le rayon livres, persuadée d’y trouver de l’aide.

« Je peux t’aider ? » S’exclame un personnage. Il prend de plus en plus de relief à mesure qu’Annie plisse les yeux pour le distinguer. Son visage se modèle peu à peu, prenant celui d’un séduisant jeune homme aux yeux verts et aux cheveux bruns ébouriffés.

« Eh, je me souviens de toi, tu venais souvent avec tes deux amies là ! »

 Instantanément, la réalité onirique se dessine dans l’esprit d’Annie. Elle visualise parfaitement les deux amies en question, leurs souvenirs ensemble, les après midi passées à lire les mangas sans les acheter. Avec un sourire, elle se prête au jeu.

« Oui ! C’est un peu gênant que tu te souviennes de tout ça.. ». Annie feint un petit ricanement alors que son interlocuteur se peint d’un air faussement pensif.

« Il y avait la grande très belle et très bruyante, l’autre avec ses yeux de chat et son bec de lièvre.. Et toi ! »

« Moi j’étais chiante et malaisante. Heureusement j’ai changé. »

« Exact ! C’était un test et tu l’as réussi, félicitations Princesse ! » S’écrie-t-il avec un clin d’œil malicieux. Il saute de son escabeau, retombant au sol dans une pirouette parfaitement exécutée. Au claquement de ses talons sur le sol, les murs tombent, révélant une énième scène de bal.

Aussitôt, Annie se retrouve vêtue d’une robe d’un turquoise tirant dangereusement vers le foncé. Jupe bouffante, manches de poète, jabot et froufrous sont de mise. Sur ses bras se tricotent des mitaines de dentelle noire, tandis que ses yeux s’habillent d’un masque plumé et fleuri qui ferait rougir les plus licencieuses des courtisanes vénitiennes.

« C’est vrai. Je suis la princesse ce soir.. » Pense-t-elle avec lassitude.

Lorsqu’elle avait huit ans, Annie s’est égarée dans le rêve psychédélique d’un artiste. Après l’avoir changé en bagarre épique pour un pommier-à-babille, elle réalisa que quelque chose clochait. La nuit suivante, elle réitéra l’expérience chez un expert-comptable, cette fois. Pommier à babille, guerre de clans, adieu bouliers et barbecues derrière le pavillon à crédit ! L’esprit vif de l’enfant ne mit pas longtemps à lier deux et deux : elle avait un nouveau terrain de jeu.

Dix ans plus tard, Annie s’ennuie. Des années de bals, de somptueuses réceptions où l’invitée d’honneur est copieusement ignorée. Tôt ou tard, son pouvoir prend le dessus. Elle rumine sa triste réalité au bras d’un danseur hors pair qui semble regarder le sol marbré à travers elle. Illuminant la pièce d’une robe parée de joyaux tous plus éclatants les uns que les autres, elle est invisible. Elle se surprend à chercher du regard l’invité surprise de la veille dans la foule des robes et des queues de pies. « Evidemment. » Soupire-t-elle en s’arrachant à son partenaire.

S’évadant de son rêve, Annie s’élance dans ce qu’elle considère comme son catalogue onirique personnel. Devant elle défilent, comme autant de chemins colorés, les songes de dizaines de milliers de personnes. Crocodiles dans la cuisine, Shrek 2 mais sur un bateau, le classique des dents qui tombent. Délaissant ces possibles, elle opte pour un spécial du chef : le cauchemar dont vous êtes le héros.

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Ervine Eilof
Posté le 16/03/2021
Très joliment écrit. J'ai juste un peu bloqué sur le paragraphe faisant la genèse de la découverte de son don et l'histoire du Pommier à babille. On comprend qu'il y a un truc avec le Pommier à babille mais j'ai eu un peu de mal à saisir tout de suite qu'elle investissait ainsi les rêves d'autrui.
Sinon j'adore l'idée du catalogue onirique personnel et les références qui nous parlent tellement que tu y as glissé. ^^
Mandragor
Posté le 30/03/2021
Merci beaucoup à toi, je me demande si la découverte de son pouvoir serait plus aisée à découvrir si elle survenait plus tard dans l'histoire, sachant que vous êtes beaucoup à trouver ce passage flou !
Maud14
Posté le 16/03/2021
J'aime beaucoup les mondes qui ressortent de ses rêves. C'est beau, poétique et riche! Mention spéciale pour le vocabulaire :)
Je vais lire la suite de ce pas!
Mandragor
Posté le 30/03/2021
Merci beaucoup, j'espère que mon vocabulaire ampoulé pourra continuer à te charmer !
Ewen
Posté le 04/03/2021
J'ai pas capté le délire du pommier à babille 😅😓 ça m'a fait penser à l'énormus à babille de M. Lovegood dans HP, c'est tout x) ^^'

Sinon ton vocabulaire élargit toujours le mien, c'est un plaisir, et non ce n'est pas un titre. Pour te donner un exemple, j'ai dû googler tout le paragraphe concernant les fringues 😂 - et j'en conclus qu'on devrait s'habiller comme ça plus fréquemment !

Propositions de corrections (parce que je suis pas sûr que ça soit des erreurs) :
"enroulée dans sa couette comme *dans* un burrito" ?
"rayon livreS" ?
Mandragor
Posté le 04/03/2021
Ce timing des enfers.

Un pommier à babille est un pommier babilleur !

Merci, merci, j'essaie de faire au mieux !
Je suis bien d'accord, les couleurs et les froufrous c'est le mieux !

Merci pour la coquille du rayon livres, le burrito est volontaire cependant ! Merci pour ton retour !!
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