Les jours suivants, personne ne mentionna plus la criminelle. L’exécution en elle-même était logique : comment ne pas éliminer un élémancien coupable d’une telle hérésie ? Ce qui avait davantage marqué les gens, c’était l’absence du Recteur. À ce sujet, les théories allaient bon train. Certains pensaient qu’il avait été trop occupé tandis que d’autres étaient persuadés qu’il avait tout simplement oublié. Mais l’hypothèse qui avait le plus de succès, celle qui alimentait toutes les conversations, était qu’il avait agi délibérément pour provoquer le Haut-Élémancien de cérémonie.
La rivalité entre le Recteur et Constànt de Vandrenèj était connue de tous. Le Haut-Élémancien faisait partie du paysage de l’Institut depuis des décennies, sa réputation était établie et son influence très large. Par sa position de chef religieux, il atteignait toutes les foules, qu’elles disposent de dons d’élémancie ou non. Il avait ses entrées à la cour impériale et le soutien de toutes les grandes figures de l’Institut. Sa vision de l’élémancie et de la spirimancie était conservatrice, séculaire et unanime. Il avait gravi les échelons lentement, comme le voulait l’accord tacite qui statuait qu’un Haut-Élémancien ait un minimum de cheveux blanc, mais il était encore dynamique et relativement jeune.
Au contraire, le Recteur venait tout juste d’être nommé. De vingt ans le cadet de Constànt, c’était le plus jeune élémancien ainsi promu et il avait plus d’une fois sous-entendu qu’il était plus ouvert d’esprit quant à la spirimancie. Les études à ce sujet étaient trop peu nombreuses et surtout très vieilles. Bien que personne ne comprenne pourquoi, ses alliés étaient nombreux parmi les plus jeunes membres de l’Institut et les étudiants, à qui il rendait souvent visite. Il avait été élu par vote, comme tous les Recteurs, et les jeunes avaient su se mobiliser pour faire pencher la balance en sa faveur. Les Haut-Élémanciens réfléchissaient désormais à une proposition de vote pour accorder plus de poids à leurs voix qu’à celle de premières années tout juste arrivés à l’Institut.
Jusqu’à présent, la rivalité entre Constànt et le Recteur avait surtout pris la forme de piques lancées par l’intermédiaire de déclarations publiques. Mais Claìre devait bien avouer que l’absence du Recteur à l’exécution de la spiri-élémancienne – si elle était effectivement délibérée – lui faisait prendre une toute autre tournure.
La géo-technicienne mourrait d’envie de connaître le fin mot de l’histoire et c’est d’un pas pressé qu’elle se rendit à l’Institut le week-end suivant l’exécution. Les bâtiments de l’Institut Impérial d’Élémancie occupaient, avec le palais impérial, le cercle le plus intérieur des remparts de Vandrenèj. Le bâtiment principal, qui abritait les bureaux administratifs et la cour où avait eu lieu l’exécution, était directement relié au palais par un réseau complexe de terrasses et de jardins en étages que Claìre n’avait jamais pris le temps de visiter. Son style gothique et ses sols marbrés offraient un contraste saisissant avec le palais impérial aux façades sobres et au sols de pierre. Le campus universitaire était quant à lui composé d’un assemblage hétéroclite de bâtiments construits au fil des siècles et des besoins, autour d’un parc immense où se trouvaient également des dortoirs étudiants et des résidences permanentes. Il traversait un niveau entier de remparts, à cheval entre le quartier ministériel et le quartier bourgeois, et était desservi depuis le centre-ville par le seul réseau de transports de la capitale.
C’est vers l’entrée du campus que Claìre se dirigeait d’un pas énergique. Elle présenta sa carte d’identité aux soldats de garde et leur montra le ruban vert qu’elle portait au poignet, indication de son statut de géomancienne conformément au Traité des Arcanes. Lorsqu’ils constatèrent qu’elle ne travaillait pas sur le campus, ils la questionnèrent sur le motif de sa visite ; elle répondit qu’elle allait voir une amie et prit donc le chemin des résidences permanentes. Mais dès qu’elle se fut enfoncée dans le parc et eut disparu de leur champ de vision, elle quitta les sentiers balisés pour traverser la pelouse sous le couvert des arbres.
Contrairement aux rues des autres quartiers, l’enceinte de l’Institut n’était pas éclairée – c’eût été une perte de ressources inutiles. Claìre retira ses chaussures et se servit des sensations que lui communiquaient ses pieds pour se diriger. Elle fila à travers le parc et arriva très vite au niveau de la bibliothèque universitaire. Elle resta immobile près d’un arbre le temps de laisser passer une patrouille de gardes puis sortit du parc pour entrer à l’intérieur du bâtiment. Les techniciens, qui avaient peu de raisons de se rendre dans un tel endroit, devaient redoubler de précautions contrairement aux autres corps de métiers, qui usaient de moins de prudence.
La bibliothèque universitaire ne fermait pas la nuit et accueillait souvent des étudiants de dernière année dès que le soir tombait. Claìre se garda bien de se mêler à eux et dédaigna l’entrée qui, dans une semi-obscurité, conduisait à la salle principale. Elle descendit dans les archives, au sous-sol, et se retrouva nez-à-nez avec le réceptionniste. Bràn de Tausìn, un aéro-ingénieur à la retraite, était là en tant que volontaire et comme souvent masqué par de gigantesques piles de documents. Il passa la tête entre deux dossiers et ses fines lunettes en demi-lune accrochèrent le reflet de sa lanterne :
— Quoi de prévu ce soir ? fit Claìre en guise de salut.
— Ma foi, je crois bien que vous allez en baver, répondit Bràn avec un clin d’œil.
Il la laissa passer sans faire de commentaires alors qu’elle s’enfonçait dans les entrailles du bâtiment. C’était dans ces couloirs que se trouvait l’une des entrées conduisant au réseau de galeries qui s’étendait sous la totalité de l’Institut. La porte était quelconque – on y avait ajouté un écriteau indiquant « Réservé au personnel qualifié » – et arrivée devant, Claìre ouvrit la paume pour un bref appel élémantique.
De minuscules cailloux ramenés par les bottes des visiteurs depuis les chemins du parc et des fragments de pierre érodés par l’humidité souterraine vinrent se décoller du sol et des murs pour se rassembler dans sa main. Ils s’amalgamèrent en une fine tige de pierre qu’elle utilisa pour crocheter la serrure. La porte pivota sans bruit et la géo-technicienne abandonna la tige, qui se désintégra au sol, et se faufila à l’intérieur en refermant derrière elle. Toujours pieds nus, ses bottes à la main, elle s’enfonça dans les entrailles de l’Institut.
Les souterrains n’étaient qu’un vaste réseau de couloirs étroits, humides et sombres dans lesquels Claìre ne manquait jamais de se perdre. Cette fois-là ne fit pas exception : bien qu’elle prît garde à suivre le trajet qu’elle avait mémorisé au fil des années, elle rata un tournant et se retrouva dans un couloir qu’elle ne connaissait pas.
Elle poussa un grognement de frustration et s’arrêta au milieu de l’allée, entre deux murs de pierre identiques – si l’on faisait exception de quelques tâches d’humidité. Fataliste, elle haussa les épaules et continua son chemin au hasard. Sa propre expérience le prouvait : elle allait finir, à un moment ou à un autre, par retrouver où elle était, revenir sur ses pas ou croiser quelqu’un.
Il s’écoula plusieurs minutes pendant lesquelles elle progressa au hasard. Ses yeux s’étaient habitués à l’obscurité des souterrains et elle tentait de distinguer un élément familier ou le scintillement lointain d’une torche, qui lui aurait indiqué qu’elle se rapprochait de sa destination. Elle comptait aussi sur ses sens de géomancienne : elle laissait toujours un léger appel élémantique activé lorsqu’elle marchait pieds nus. Mais l’heure tournait. Elle n’avait pas envie de rater le début de la séance et les premières discussions – elle espérait surtout croiser le Recteur.
Elle s’arrêta de nouveau et laissa son souffle se calmer. Les pieds au sol, elle remua les orteils dans la poussière qui le recouvrait jusqu’à la chasser pour que sa peau soit directement en contact avec la pierre. Elle prit une grande inspiration alors qu’elle étendait sa conscience hors de son corps, jusque dans la terre, pour y percevoir les murs, les couloirs et le chemin qui la mènerait à destination. Après quelques instants, elle finit par avoir une vision globale de son environnement. Elle s’était plus éloignée qu’elle ne le pensait mais voyait désormais où aller pour revenir sur ses pas.
Elle était sur le point de revenir à elle lorsqu’elle le sentit. Dans ce coin désert, perdu et sombre des souterrains de l’Institut, elle n’était pas seule.
Elle sursauta et se crispa, le souffle court. Son instinct lui hurlait qu’il ne s’agissait pas d’un autre élémancien perdu comme elle. C’était comme si quelqu’un était brusquement apparu dans un couloir adjacent, à cinq ou six mètres de distance alors qu’il ne se trouvait pas là quelques secondes auparavant.
De ce qu’elle pouvait en juger, l’inconnu était petit et léger. Elle rouvrit les yeux et coinça la partie souple de ses bottes dans sa ceinture pour avoir les mains libres. Prudente, les doigts écartés pour pouvoir riposter en cas de danger, elle fit quelques pas en avant, le plus silencieusement possible. Mais on l’entendit arriver avant qu’elle ne puisse regarder :
— Oncle Paùl ? fit une voix d’enfant. C’est vous ?
Abandonnant toute méfiance, Claìre relâcha ses muscles et se mit à découvert à l’angle du couloir, les mains ouvertes. Le garçon ouvrit de grands yeux surpris et détala.
— Attends ! s’exclama Claìre sans oser s’élancer à sa suite de peur de l’effrayer davantage. Tu es perdu ? Je peux t’aider ?
Elle entendit des pieds piétiner pendant deux ou trois secondes et le silence revint. Elle ferma de nouveau les yeux mais elle eut beau se concentrer de toutes ses forces, elle ne sentit plus rien. le garçon avait disparut aussi soudainement qu’il était venu. Elle cligna des yeux, secoua la tête et essaya de nouveau. Toujours rien. Peut-être avait-elle rêvé. Ce n’était pas possible autrement.
Elle rebroussa chemin et se rendit au lieu de rendez-vous convenu.
***
Claìre retrouva une quinzaine de Taupes rassemblées dans l’une des salles voûtées reconvertie en terrain d’entraînement. Nul ne savait réellement à quoi ces salles avaient servi par le passé – l’hypothèse la plus probable était qu’elles avaient été employées comme salles de stockage. Hormis celles qui se trouvaient sous le bâtiment de restauration, elles n’étaient plus visitées, et les Taupes les utilisaient sans être trop inquiétées, à condition d’effacer les traces les plus importantes de leur passage. Elles ne pouvaient pas être trop prudentes.
À l’entrée, Claìre baissa la tête pour pénétrer dans la pièce. Bien qu’elle posséde une grande surface de plancher, la hauteur sous plafond lui permettait tout juste de se tenir droite. Elle fut surprise de repérer Albàne dans le fond de la salle. L’air renfrogné, l’hydro-ingénieure attendait, les bras croisés, que l’entraînement commence. Elle s’éclaira lorsque Claìre alla vers elle en saluant les autres Taupes qu’elle connaissait de vue.
— Enfin ! Je pensais qu’on allait jamais refaire partie du même groupe !
Les entraînements des Taupes suivaient une logique complexe et bien huilée depuis de nombreuses années. Il s’agissait pour elles de ne pas s’entraîner avec les mêmes personnes trop souvent – cela nuisait au but-même de l’entraînement – mais surtout de rester discrètes : les mêmes personnes allant régulièrement ensemble dans des endroits reculés de l’Institut auraient attiré l’attention.
Claìre se sentit elle aussi plus détendue. Elle avait commencé à fréquenter les Taupes sur une impulsion de Laurà et les entraînements se passaient toujours beaucoup mieux lorsque ses amis étaient présents. Elle se débarrassa de son sac et de sa cape d’été, dévoilant une tunique légère et cintrée dont elle avait soigneusement découpé les manches avant de refaire la couture. Elle portait également un pantalon de toile simple et elle déposa ses bottes à côté de ses affaires avant d’arranger ses cheveux tressés sur ses épaules.
— Je n’aime pas cette salle, bougonna Albàne en s’avançant sur un tapis d’entraînement.
Claìre commença à s’échauffer en observant les Taupes présentes. Albàne eut un sourire :
— Tu cherches le Recteur, pas vrai ? Tu fais la même tête que toutes les Taupes d’aujourd’hui et que celles de mon groupe d’avant-hier, d’ailleurs. Mais ne te fais pas trop d’espoir. Il ne s’est pas montré à nos réunions depuis des semaines.
— Je préférais quand il n’avait pas été nommé.
— Tu as voté pour lui pourtant ?
— Comme toi, et comme tout le monde ici. Mais il était plus disponible pour nous avant.
Claìre continuait d’observer les autres groupes de Taupes qui s’échauffaient eux aussi. Les discussions allaient bon train, mais la salle était trop vaste pour qu’elle puisse entendre quoi que ce soit.
Les Taupes étaient un groupe d’élémanciens qui, insatisfaits des enseignements de l’Institut, se réunissaient secrètement pour explorer toutes les possibilités de leurs pouvoirs. Pour cette raison, ils comportaient de nombreux bi-élémanciens dans leurs rangs – mais Claìre doutait qu’il y ait des tri-élémanciens, ils étaient tellement rares. Même s’ils ne se connaissaient pas tous, ils constituaient une équipe soudée, unie par l’illégalité dans laquelle ils opéraient et par leur recherche de connaissance et de technique en dehors des sentiers imposés par le Traité des Arcanes et le syllabus de l’Institut. Les Taupes étaient protégées par l’ancien Recteur de l’Institut et le nouveau était anciennement l’un des leurs. Voter pour son élection avait été naturel pour beaucoup d’entre elles.
— Son absence, l’autre jour… dit Claìre plus bas. Est-ce qu’il l’a justifiée ?
Albàne renifla :
— Non, et alors ? C’était sans doute juste un empêchement. Pas besoin de se monter la tête pour si peu.
Claìre haussa les épaules :
— Tu as bien vu la tête du Haut-Élémancien quand il a compris qu’il ne viendrait pas. C’est peut-être rien en théorie, mais en pratique, ça peut prendre des proportions plus importantes. Et politiques.
Rendue nerveuse par le sujet, Albàne s’écarta pour s’échauffer avec plus d’amplitude.
— Tu es comme Jeàn et Vincènt, grogna-t-elle, toujours à voir le mal partout et à inventer des théories farfelues. Qu’est-ce que tu veux ? C’est un homme occupé, ça ne te suffit pas ?
— Son absence envoie un signal, insista Claìre, et…
— Et quoi ? Toi aussi, tu crois qu’il rejetterait la condamnation pour spirimancie ? C’est stupide. Même si sa vision du sujet n’est pas conventionnelle, il reste un élémancien et pas un hérétique. De toute façon, ça ne sert à rien de lui prêter des intentions avant qu’il ne se soit prononcé.
— S’il se prononce un jour, répliqua Claìre en haussant les épaules.
Leur discussion fut interrompue par l’entraîneur du jour, qui leur fit faire des exercices plutôt basiques. Le Recteur ne se montra pas et l’entraîneur du jour, qui connaissait Claìre et Albàne de vue, les sépara pour les forcer à faire face à d’autres adversaires et travailler leurs facultés d’adaptation. Claìre protesta par habitude mais dut bien admettre qu’il n’était pas judicieux qu’elles s’affrontent, surtout si elles étaient en désaccord. À la fin de la séance, à bout de souffle et couverte de sueur et de poussière, elle se sentait plus sereine bien qu’elle n’ait pas remporté une seule manche de combat.
Ses muscles tiraient bien qu’elle n’ait pas trop innové ce soir-là, utilisant des passes qu’elle avait apprises depuis déjà plusieurs années. Le garçon qu’elle avait croisé dans les souterrains lui était sorti de l’esprit, remplacé par l’effort. Sa présence était si incongrue qu’elle conclut que, perdue et fatiguée, elle avait dû l’imaginer.
C'est intéressant de relire ta réécriture à seulement quelques semaines d'intervalles du premier jet. Ca aide à replacer plus facilement les personnages et contextes.
J'ai particulièrement apprécié le passage dans les souterrains avec l'apparition du garçon qui cherche son oncle. Je trouve la description réussie ce qui aide à se mettre dans l'ambiance et à réussir une belle scène. Ce qui compte vu son importance par la suite.
Les interrogations sur le Recteur sont toujours le fil conducteur de cé début d'histoire. Curieux d'en savoir un peu plus.
Mes remarques :
"Bien que personne ne comprenne pourquoi, ses alliés étaient nombreux parmi les plus jeunes" c'est dommage de ne pas proposer des théories ou tentatives d'explication je trouve. ca susciterait un peu plus de curiosité je pense
"C’est vers l’entrée du campus que Claìre se dirigeait d’un pas énergique." -> Claire se dirigeait d'un pas énergique vers l'entrée du campus ?
"Les techniciens, qui avaient peu de raisons de se rendre dans un tel endroit, devaient redoubler de précautions contrairement aux autres corps de métiers, qui usaient de moins de prudence." Je pense que tu pourrais alléger cette phrase.
"l’entraîneur du jour, qui leur fit faire des exercices plutôt basiques. Le Recteur ne se montra pas et l’entraîneur du jour," répétition entraîneur du jour
Un plaisir,
A bientôt !