Lorsque Louis atteignit son immeuble, il grimpa d’un trait les marches jusqu’au dernier étage et s’engouffra chez lui. Après avoir jeté son sac sur le coffre de l’entrée, il grommela un bref salut à sa mère et se dirigea vers la cuisine. Là, il farfouilla nerveusement dans le tiroir de la table, en retira un long couteau pointu et fila s’enfermer dans la salle de bain.
L’appartement où vivaient Louis et sa mère était situé à la périphérie de la ville dans un vieil immeuble de quatre étages sans ascenseur. Les pièces étaient petites, mais les meubles ainsi que les objets de décoration que la mère de Louis prenait plaisir à chiner le rendaient chaleureux et douillet. Certes, tout était dépareillé, mais ces disparités avaient fini par former un ensemble tout à fait charmant. Dans la pièce de vie, un canapé en cuir à l’assise légèrement enfoncée et deux gros fauteuils entouraient une table basse et faisaient face à une cheminée de marbre noir. Juste à côté, une petite télévision trônait sur une console sous laquelle se trouvait un panier à bûches, une pelle et une balayette. De grandes photographies protégées par des cadres-vitrine décoraient entièrement le mur de gauche. On y voyait principalement Louis à différents âges de sa vie. Dans un coin, une généreuse plante verte effleurait de ses feuilles une table en bois massif que la mère de Louis utilisait plus souvent comme bureau que comme table à manger. Trois chambres complétaient le tout, dont une minuscule qui ne contenait qu’un lit, un fauteuil crapaud élimé et un tabouret en guise de table de nuit. Une légère odeur de suie due aux feux de bois que la mère de Louis allumait régulièrement flottait dans ce vieil appartement où seule la salle de bain avait été refaite à neuf.
– Je peux savoir ce que tu fabriques ? demanda la mère de Louis, depuis le salon.
– Rien, rien ! Tout va bien, cria Louis à travers la porte, laisse-moi juste trente secondes !
Il attrapa le crayon à maquillage posé sur l’étagère, puis se colla dos au mur en se tenant le plus droit possible. D’une main, il plaqua la lame du couteau à plat sur sa tête et d’un petit coup sec l’enfonça dans le plâtre fraîchement repeint, puis, se contorsionnant pour le maintenir dans cette position, traça de l’autre main un trait à côté du trou qu’il venait de faire. Toujours vêtu de son blouson, il rejoignit sa chambre au pas de course pour s’emparer du mètre ruban rangé dans sa table de nuit.
– Mais enfin, qu’est-ce qui se passe ?
– Trente secondes, s’il te plaît !
Il retourna aussitôt dans la salle de bain.
La mère de Louis fronça les sourcils et referma d’un coup sec l’ordinateur sur lequel elle travaillait.
– C’est pas vrai que ça recommence !
– Un mètre quarante-six et demi, grogna Louis en sortant de la salle de bain. Je n’ai pris qu’un demi-centimètre depuis la rentrée.
Dépité, il déboutonna son blouson et vint s’affaler lourdement dans le canapé du salon.
– Ce n’est déjà pas si mal, un demi-centimètre, fit remarquer sa mère.
Laissant ses papiers en vrac, elle vint s’installer près de son fils et lui ébouriffa les cheveux en guise de consolation. Louis repoussa sa main.
– Pas si mal ? C’est toi qui le dis ! Toi, tu es grande, alors tu t’en moques.
– Non, je ne m’en moque pas et tu le sais parfaitement, mais je te rappelle que tu n’as que douze ans.
– Treize, bientôt.
– Combien de fois faut-il que je te dise que tu es en pleine croissance ?
– En pleine croissance ! La bonne blague !
– Écoute Louis, lui répondit sa mère en rejetant ses longs cheveux sombres derrière son épaule, nous avons déjà parlé de tout ça des centaines de fois. Tu ferais mieux de me dire ce qui a bien pu se passer pour que tu t’acharnes à nouveau sur le mur de la salle de bain.
– Il ne s’est rien passé, grommela Louis.
– Tu en es bien sûr ? demanda sa mère, d’un air sceptique.
– C’est juste, mentit-il, en détournant le regard, que mis à part Julie, je suis tout de même le plus petit de la classe.
– Tu as un an d’avance.
– Charles aussi et il dépasse presque tout le monde d’une tête !
– Louis, je crois que tu te fais du mal pour rien. Tu n’es pas très grand pour l’instant, c’est vrai, mais tu as la chance d’être en bonne santé, d’être plutôt joli garçon et d’être doué pour tout un tas de choses.
– La taille, c’est important, surtout chez un homme.
– Je pense surtout que tu seras le seul responsable de l’importance que tu accorderas à cet aspect des choses. Maintenant, j’aimerais que tu arrêtes de prendre le mur de la salle de bain comme témoin de ta croissance et que tu cesses d’y écraser la pointe de mon crayon préféré.
Devant le silence buté de son fils, elle ajouta :
– Tu as largement le temps de grandir, ce n’est pas en te mesurant chaque jour que ça accélérera le mouvement. Et si par la suite tu ne deviens pas aussi grand que tu le souhaites, il faudra bien que tu finisses par l’accepter.
Louis ne répondit pas. Son air renfrogné en disait long sur ses sentiments, même si au fond, cette discussion lui avait fait du bien. Surtout quand sa mère lui avait dit qu’il était joli garçon.
– Allez, ôte-moi ce blouson et va te laver les mains, s’il te plaît, nous passons à table.
– Déjà ?
– Si tu ne lambinais pas en chemin, tu aurais plus de temps avant le dîner. Tu as beaucoup de devoirs ?
– Je les ai faits pendant l’étude.
– Parfait.
Ranah se dirigea vers la cuisine, puis se ravisa et fit demi-tour.
– J’oubliais, ajouta-t-elle, samedi, tu nettoieras le mur et puisqu’il reste un pot de peinture, tu donneras un coup de pinceau sur tes sottises. J’espère que ça te passera l’envie de recommencer. Allez, file maintenant !
Louis se leva en traînant des pieds et se rendit dans la salle de bain. Il se lava les mains puis s’aspergea le visage. Pensif, il contempla dans le miroir les perles d’eau accrochées à ses cils. Il cligna des yeux pour les chasser et après s’être essuyé, il se passa les doigts dans les cheveux ; ils étaient si raides qu’un peigne n’était pas nécessaire. Louis se demandait souvent quelles pouvaient bien être leurs origines à sa mère et à lui avec des cheveux et des yeux aussi noirs. D’aussi loin qu’il se souvienne, il ne se connaissait aucune autre famille, il n’avait ni grands-parents, ni oncle, ni tante. Personne. À plusieurs reprises, il avait tenté d’en apprendre un peu plus sur ces racines et sur ce père absent dont il ne savait que le nom, mais les quelques fois où il avait questionné sa mère, elle avait semblé si bouleversée qu’il avait préféré ne plus aborder le sujet. C’est en surprenant une conversation entre sa voisine de palier et la concierge qu’il avait cru comprendre que son père était parti pour ne plus revenir.
« Il vous a fait le coup de la vidange » lui avait expliqué Momo.
Devant l’air interrogatif de Louis, Momo avait expliqué qu’un jour, son « paternel », comme il l’appelait, était sorti en annonçant qu’il allait faire vidanger sa voiture et qu’il n’était jamais revenu. Ce n’est que bien plus tard qu’il avait appris que son père était parti vivre aux États-Unis avec une autre femme et qu’à l’heure actuelle, il avait deux demi-sœurs.
Louis soupira, remit la serviette à sa place et se hissa sur la pointe des pieds pour examiner son visage de plus près.
– Alors, ça vient ? demanda sa mère depuis la cuisine.
– Attends, je compte !
Il perçut un éclat de rire, mais il n’en avait pas encore terminé. Cette position lui faisait mal aux mollets et les grimaces qu’il formait avec sa bouche pour inspecter son visage risquaient fort de changer la vision de sa mère sur son joli minois.
– Combien ? demanda-t-elle, encore un peu plus tard.
– J’ai pas fini ! Si tu crois que c’est facile !
Il alluma la lampe qui se trouvait au-dessus du lavabo et reprit son inspection. Après un dernier effort, il annonça :
– Quinze, je crois, mais j’ai dû en oublier !
– En effet, c’est énorme ! railla-t-elle.
– Arrête m’man, s’il te plaît. Tous mes copains ont un rasoir !
– Alors là, permets-moi de douter sérieusement de ce que tu dis. Même si c’était le cas, la plupart de tes copains ont un an de plus, il est donc normal que certains se rasent. Et à mon avis, ce n’est pas simplement pour s’ôter quinze minuscules brins de duvet parsemés par-ci, par-là.
– Tu n’en sais rien du tout combien ils en ont !
– C’est vrai, je ne les ai pas compté, se moqua gentiment sa mère. À présent, viens manger, s’il te plaît, ça va être froid.
Après un soupir résigné, Louis se rendit dans la cuisine.
– Vois-tu, mon fils, déclara-t-elle d’un ton docte en lui servant une louche de soupe, je n’ai jamais bien compris pourquoi les garçons sont si pressés d’avoir des poils au menton parce que je peux t’assurer que se raser tous les matins, c’est franchement plus barbant que poilant.
Louis leva les yeux au ciel en secouant la tête.
– Il est moisi ton jeu de mots, m’man !
Sa mère gloussa et se servit à son tour.
– Dis donc, dit-il, d’un air narquois, je ne savais pas que tu avais autant d’expérience dans le domaine du poil. Je parie que c’est pour ça que tu piques quand tu m’embrasses !
– Non, mais dis donc ! Tu vas voir un peu !
– C’est pas bien grave, tu sais, ma petite maman. Ce sont des choses qui arrivent, dit-il, en faisant mine de compatir. Certains sont petits et certaines ont un système pileux développé. C’est la vie.
– C’est fini, oui ! Je n’ai même pas l’ombre d’un duvet et mes joues sont douces comme de la soie.
– Comme du velours, plutôt. Ras, mais poilu.
– Si tu continues, je te prive de dessert !
– Tu ne ferais pas ça !
– Crois-tu ? le défia sa mère, en rivant ses yeux dans les siens.
– C’est quoi, le dessert ?
– Une mousse au chocolat.
– Je plaisantais, maman chérie ! En vérité, tu as la peau la plus belle et la plus soyeuse du monde !
– C’est bien ce qui me semblait, sauf que, pour la mousse au chocolat, je me suis trompée. Ce soir, c’est yaourt nature.
– M’man, tu devrais avoir honte !
– À chacun ses armes, mon chéri. Toutefois, avec un peu de bonne volonté, je devrais finir par dégotter là-dedans quelque chose qui pourrait te plaire.
Elle se leva et prit un gros saladier qui se trouvait dans le réfrigérateur.
– Abracadabra et voilà ! dit-elle, en le posant sur la table.
– Chouette, s’exclama Louis, des œufs à la neige !
Le repas se poursuivit dans la bonne humeur et Louis en oublia pour un temps la promesse qu’il avait faite à ses copains. Une fois la dernière bouchée avalée, il fila se laver les dents, rejoignit sa chambre, enfila son pyjama et commença le livre que Charles lui avait prêté.
Sa mère en profita pour s’installer dans le salon avec son ordinateur. Il ne lui restait plus qu’une heure pour finir la maquette du magazine que lui avait confié monsieur Bodoni, l’un des imprimeurs pour qui elle travaillait. Elle était graphiste indépendante, ce qui lui permettait d’avoir un emploi du temps assez souple, cependant il arrivait parfois que d’éternelles corrections demandées par les clients l’obligent à travailler assez tard dans la soirée.
Trois quarts d’heure plus tard, après avoir vérifié la mise en page et rangé son ordinateur dans sa sacoche, elle releva ses longs cheveux et les fixa avec une grosse pince. Elle n’aimait pas laisser son fils seul, mais elle n’avait pas le choix, l’imprimeur lui avait clairement fait comprendre que son client n’était pas des plus faciles et il lui avait demandé d’être présente pour le flashage. Et puis les fins de mois n’étaient pas toujours faciles, il valait mieux qu’elle conserve de bons rapports avec ses employeurs. Elle passa son épais manteau de laine, enroula une écharpe autour de son cou et frappa à la porte de la chambre de son fils.
– Je file chez monsieur Bodoni, dit-elle, en passant la tête par l’entrebâillement. Éteins maintenant, il est l’heure de dormir.
Louis ronchonna pour le principe, mais obtempéra.