3 - La rencontre

Par aranck

La sonnerie du collège retentit à dix-sept heures tapantes, marquant la fin des cours. Dans un mélange de peur et d’excitation, Momo et Naïm se ruèrent dehors pour guetter l’arrivée de la Drôle de Dame. Charles préféra attendre Louis qui, contrairement à son habitude, était bon dernier. 

– Ça va ? demanda-t-il. Tu sais, tu peux encore changer d’a...

– Ça va, coupa Louis.

Il savait très bien où Charles voulait en venir et même si l’angoisse avait remplacé l’enthousiasme de la veille, il était hors de question qu’il renonce. Pourtant, maintenant qu’il y songeait, il se demandait ce qui avait bien pu le pousser à faire ce pari ridicule. Tandis qu’il se traitait intérieurement de triple buse et autres charmants noms d’oiseaux, Naïm, hilare, le poussa au milieu du trottoir et lança :

– « Petit, mais courageux », hein ? 

Il le maintint fermement par les épaules pendant que Momo tirait Charles par la manche et l’entraînait vers leur cachette. Juste avant de franchir l’entrée du parc, Charles se retourna une dernière fois espérant que Louis changerait d’avis. Mais non, son ami était aussi têtu qu’une mule.

Louis jeta un œil sur l’horloge du collège. Dans trois minutes, la Drôle de Dame surgirait du carrefour avec son énorme sac à fleurs et foncerait droit devant, tel un obus que rien n’arrête. Le garçon souhaita de toutes ses forces qu’elle ne soit pas au rendez-vous et croisa les doigts à s’en faire exploser les phalanges lorsqu’elle apparut au coin de la rue.

– Ton pari arrive, annonça Naïm, et il courut rejoindre les autres.

En cette fin d’après-midi, l’endroit était presque désert. La plupart des élèves étaient rentrés chez eux et les passants se faisaient rares. Planté au milieu du trottoir avec la Drôle de Dame qui fonçait droit sur lui, Louis s’efforça de paraître naturel. 

Il s’adossa contre les grilles du collège et se mit à siffloter.

Envahi par un drôle de pressentiment, Charles se releva pour rejoindre son camarade et l’empêcher de faire cette bêtise, mais les deux autres le tirèrent violemment en arrière et le firent disparaître derrière le muret.

C’est alors que la Drôle de Dame dépassa Louis. Ne pouvant plus reculer le garçon respira profondément et dans un élan de bravoure, s’engagea à sa suite. Pour éviter de se faire repérer, il s’adapta à son rythme en marchant à petits pas rapides. Ce trottinement était si éloigné de sa démarche habituelle qu’il se demanda s’il n’avait pas l’air trop ridicule. Les ronflements saccadés de Naïm et le hurlement de rire de Momo lui donnèrent la réponse. Les deux compères écrasaient si puissamment leurs mains sur leur bouche pour étouffer leur rire qu’ils en étaient cramoisis.

Vexé, Louis fit exprès d’en rajouter. Il s’approcha tout près de la dame au risque de la toucher et se mit à singer sa démarche. Il était si proche, qu’il pouvait détailler la trame de son châle. Ballotté comme une coquille de noix sur une mer déchaînée, il tâcha de s’adapter à ce corps en tumulte, évitant à de nombreuses reprises un coude, une fesse ou un coin de sac à main.

Il était en train de se dire qu’il ne tiendrait pas très longtemps comme ça quand la Drôle de Dame s’arrêta brusquement. Louis freina juste à temps et se figea derrière le colossal postérieur. Heureusement, la dame était trop occupée à pousser la lourde porte pour se rendre compte de sa présence. Louis avança malgré lui et se retrouva dans une cour sombre et humide aux pavés recouverts de mousse. Au claquement sec que fit la porte en se refermant il comprit subitement dans quel pétrin il venait de se fourrer. Partagé entre un pressant désir de fuite et le respect de la parole donnée, il ne vit pas d’autre solution que de jouer franc-jeu et d’avouer la raison de sa présence.

Alors qu’il s’écartait pour parler, la dame se retourna et, soulevant ses lunettes, braqua sur lui un regard perçant à la couleur profonde de l’émeraude. Sans le lâcher des yeux, elle sortit de sa poche un foulard noir qu’elle agita devant son front en murmurant des mots dans une langue étrange. Autour de Louis, tout se mit à tourbillonner comme dans un manège de foire jusqu’à ce qu’il perde connaissance.

 

*****

 

De l’autre côté du muret, les rires se figèrent. Sidérés, les trois compagnons n’arrivaient pas à détacher leurs yeux de la porte. Tout s’était déroulé si vite qu’ils restaient là, pantois et incrédules, retenant leur souffle comme si cela pouvait inverser le cours du temps et ramener leur camarade.

– J’y crois pas ! s’exclama soudain Momo. Il l’a fait ! 

Un long silence suivit ce constat, troublé de temps à autre par le roucoulement des pigeons qui s’installaient pour la nuit sur les platanes du parc.

– Il est dingue ! Et nous, on fait quoi maintenant ? demanda Naïm.

– On attend, il finira bien par sortir, déclara Charles.

Charles était de loin le plus réfléchi de la bande. Pendant la récréation, il avait tenté de dissuader Louis, mais il n’avait obtenu qu’un silence buté. La leçon que son ami pourrait tirer de tout ceci risquait, pour le coup, d’être de taille.

 

*****

 

Pendant ce temps, Louis reprenait conscience. Allongé sur un divan de velours rose vif, il se trouvait dans une pièce assez sombre. Cet endroit lui était parfaitement inconnu. Il voulut se lever, mais la force lui manqua. Dans un réflexe désespéré, il ferma les yeux, priant pour que tout ceci ne soit pas réel. C’est alors qu’il entendit une voix si douce et si mélodieuse qu’il se crut dans un rêve : 

– Bonjour, mon garçon. Je m’appelle Élusine.

  La Drôle de Dame était debout, devant lui. Bras croisés, tête légèrement inclinée, elle l’observait avec un petit sourire satisfait. Louis eut la désagréable sensation que sa vie venait de prendre un nouveau tournant, il se redressa brusquement et lança d’un trait la phrase qu’il avait préparée avant son évanouissement :

– Bonjour-madame-je-m’appelle-Louis-et-je-suis-désolé-de-vous-avoir-suivi-jusque-chez-vous-par-erreur-mais-je-dois-m’en-aller-pour-aller-faire-mes-devoirs. 

– Je n’appellerai pas ça une « erreur ».  Et sache, mon cher Louis, que je connais déjà ton nom. D’ailleurs, je t’attendais. 

Elle arborait un air énigmatique et continuait de le fixer en plissant les yeux. Louis se demanda s’il avait bien entendu. 

– Vous m’attendiez... moi ? questionna-t-il, en essuyant subrepticement la moiteur de ses paumes sur son pantalon.

  La Drôle de Dame ne prit pas la peine de répondre. Elle avait posé ses mains sur ses larges hanches et se tenait debout devant lui, se contentant de l’observer avec insistance. Malgré son inquiétude, Louis ne put s’empêcher de la comparer à une amphore grecque avec ses bras en forme d’anses, son ventre dodu et ses tout petits pieds.

– Penses-tu, reprit-elle, qu’il soit très charitable de te gausser des personnes que tu croises ?

– De me quoi ?

– Penses-tu qu’il soit décent, correct, honnête, acceptable, courtois, convenable de te payer la tronche des gens comme tu le fais ?

– Je... Oh, non, m’dame, ce n’est pas ce que vous croyez ! 

La Drôle de Dame fit une moue incrédule.

– Tu crois que je ne t’ai pas vu faire avec tes petits camarades ?

Louis fut stupéfait. Ainsi, elle savait ! 

Puisqu’il ne pouvait plus nier, il essaya de se justifier.

– C’était juste pour rire, m’dame, on se moquait pas vraiment. Et puis, il faut dire qu’on en voit pas beaucoup des gens comme vous. Sans compter qu’il y a tout le reste avec.

– Tout le reste avec ? s’interloqua son hôtesse.

Elle arquait les sourcils si haut que Louis se demanda s’ils retrouveraient un jour leur place. 

– Alors ? reprit la fameuse Élusine, d’un air pincé. Je t’écoute.

– C’est à cause de... enfin non, c’est... Je suis désolé, répondit vivement Louis. 

 Ce manque de tact venait de l’enfoncer aussi sûrement qu’une enclume dans de la vase.

– Mais encore  ?

Sachant pertinemment que toute tentative d’explication ne ferait qu’accroître sa maladresse, Louis changea de sujet.

– La vérité, c’est que j’ai fait un pari, avoua-t-il.

Élusine continuait de le fixer en silence. Louis se sentit obligé de continuer.

– Mais je vous jure que je ne recommencerai jamais plus !

– Ça, je n’en doute pas une seconde ! se moqua Élusine. Surtout depuis que tu es ici, n’est-ce pas ? Sauf que c’est trop tard, mon cher Louis ! Oui, bien trop tard...

Elle se laissa choir près de Louis ce qui fit brusquement bomber le divan autour de son majestueux postérieur et hissa du même coup le garçon d’une bonne dizaine de centimètres. Après s’être contorsionnée non sans difficulté pour lui faire face, Élusine lui donna deux petites tapes sur le genou et ajouta :

– Et à partir de maintenant, ôte-toi de l’idée que ta vie continuera comme avant !

 Elle renifla avec force, sortit de sa manche un mouchoir grand comme un torchon et souffla dedans si fort que les boucles qui recouvraient son front se soulevèrent à la verticale. À chaque expiration, le divan bombait à en exploser puis se ramollissait dès l’inspiration suivante. Louis montait et descendait en rythme et il aurait probablement pu trouver ce manège amusant s’il ne s’était pas mis à glisser inexorablement vers la dame à chaque descente. Embarrassé, il lui envoya un sourire crispé tout en se cramponnant discrètement au velours du siège.

– Ne me regarde donc pas avec ces yeux de merlan frit ! lança-t-elle, goguenarde, je suis juste un peu enrhumée. À moins que ce ne soit encore ces satanés pots d’échappement !

Elle roula son mouchoir en boule et reprit :

– Allons, allons, détends-toi donc ! Je pensais pouvoir tout t’expliquer aujourd’hui, mais un petit imprévu m’oblige à modifier mon emploi du temps. Cela dit, je suis ravie de t’avoir vu, mon très cher Louis !

Comme si la discussion était close, Élusine se releva et se mit à ranger quelques affaires tout en marmonnant, puis elle s’éloigna dans une pièce adjacente.

Louis en profita pour réfléchir. Comment cette femme pouvait-elle connaître son nom et pourquoi avait-elle affirmé qu’elle l’attendait ?

« N’importe quoi ! » se dit-il pour se rassurer. 

En revanche, si la dame ne semblait pas réellement dangereuse, elle n’en avait pas moins un comportement étrange. 

De plus en plus nerveux, Louis balaya du regard l’endroit où il se trouvait. Un fatras d’objets de toutes sortes composé de flacons de verre, d’outils de bricolage, d’ustensiles de cuisine, de limes à ongles, de livres, de brosses à cheveux, de stylos et d’autres choses plus insolites encore envahissait le dessus des meubles. 

La pièce était petite et sans fenêtres apparentes. Seules deux liseuses en applique apportaient un peu de lumière ainsi qu’une minuscule ampoule perchée sur une étagère. D’épaisses tentures pourpres incrustées de verreries colorées recouvraient en totalité les murs. Même si l’endroit ne manquait pas de confort, Louis n’était pas à son aise dans ce décor chargé. « Probablement à cause du manque d’ouvertures » se dit-il, d’autant que l’espèce d’odeur de caoutchouc qui flottait dans cet espace confiné finissait par devenir écœurante. Il voulut se lever et s’en aller, mais ne vit aucune sortie. Une angoisse sourde s’empara de lui et il fut aussitôt pris de nausée. Paniqué, il se força à respirer profondément pour éviter le pire. C’est alors qu’Élusine apparut dans l’encadrement de la porte. Quand elle vit la tête de Louis, elle repartit en trombe.

– Stop-là, mon gars ! cria-t-elle de loin, j’ai ce qu’il te faut !  

Elle revint aussitôt avec un verre à liqueur rempli à ras d’un liquide vert.

– Bois !

Louis avala le contenu d’un trait et se sentit si ragaillardi, qu’il adressa un sourire plein de gratitude à son hôtesse. Celle-ci l’observait du coin de l’œil en plissant son minuscule nez lorsqu’un imperceptible rictus se forma au coin de ses lèvres. L’inquiétude de Louis remonta d’un coup. Qu’avait-il bu ?

– C’était quoi ? s’enquit-il, d’un air faussement dégagé.

– Pour les reflets dorés, j’ai pris des yeux de biche et pour la couleur verte, de la peau de crapaud.

Élusine gloussa, soulevant son ventre par saccades, mais devant la mine de Louis, elle s’arrêta sur-le-champ.

– Mais non, mon loulou, je plaisante ! C’est un peu de Chartreuse avec de l’eau de source. C’est tout ce que j’avais sous la main, parce que, figure-toi, ajouta-t-elle d’un ton plein de sous-entendus, que je n’avais guère envie de retrouver mon tapis recouvert d’un truc pas très ragoûtant, si tu vois ce que je veux dire.

Elle cligna vigoureusement de l’œil et débarrassa Louis de son verre en le posant sur le coin d’une vieille commode. 

– Apparemment, ça marche plutôt bien. Va falloir que je m’en souvienne.

Elle revint se poster devant Louis et planta son regard dans le sien. 

– Tu n’es pas très prudent, tu sais. J’aurais pu t’empoisonner comme rien. À l’avenir, si tu souhaites vivre assez longtemps, tu devras apprendre à faire plus attention.

Et elle partit dans un éclat de rire cristallin qui ne fit qu’accroître l’inquiétude de Louis.

– Allons, arrête de faire cette tête ! ajouta-t-elle, en reprenant son sérieux. Je n’ai aucunement l’intention de te faire du mal, je te taquine, c’est tout. D’ailleurs, je dois bien t’avouer que tu n’es pas le seul à te sentir mal à l’aise ici. Je me demande bien pourquoi.

– Peut-être à cause du manque d’ouvertures, répondit Louis, en regardant autour de lui dans l’espoir de découvrir une porte.

– Ah ? Tu crois ? marmonna Élusine.

Sourcils froncés, elle détailla la pièce d’un air pensif.

– Je ne voudrais pas paraître impoli, intervint Louis, qui n’avait aucune intention de disserter sur l’architecture des lieux, mais il faut que je rentre chez moi. Ma mère va finir par se faire du souci.

– Ta mère ? 

Élusine dévisagea Louis d’un air perplexe, puis se frappant violemment le front, elle s’écria :

– Mais oui, suis-je bête ! Ta mère !

Elle se mit à fixer Louis tout en tortillant l’une de ses longues mèches rousses. Le garçon se demandait à quoi elle pouvait bien penser vu son air bizarre quand elle reprit la parole :

– Je vais te laisser partir pour cette fois, mais il vaudrait mieux pour tout le monde que tu ne racontes à personne ce que tu as vu ici. Allez, hop, un petit coup de foulard et tout ça sera oublié. À bientôt, Louis Valente et ne va surtout pas t’imaginer que tu pourras éternellement échapper à ton destin. Foi d’Élusine !

Elle agita de nouveau son bout de tissu noir et Louis perdit connaissance.

 

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