Par Jason, avec des cacahuètes, le 2 décembre 201*.
« Do not go gently into that good night.
Rage, rage against the dying of the light. »
Dylan Thomas
Quand on nous a annoncé que notre classe allait accueillir un nouvel élève, je me suis insurgé, intérieurement uniquement évidemment, contre ces fils à papa pour qui aucun règlement n’a de valeur. Il suffit de distribuer un peu de fric et la barrière des inscriptions tombe.
J’étais déjà prêt à le classer avec tous les autres gosses de riches, parmi ceux qui se considèrent trop importants pour fréquenter la plèbe. Sérieux, il y en a plus qu’on pense, à Muskegon.
Alors quand j’ai vu débarquer un gars totalement inconnu en vélo, aujourd’hui, je n’ai pas directement tilté. Ce n’est pourtant pas comme si on voyait souvent de nouvelles têtes, dans le coin. Je ne sais pas, il ne collait simplement pas à l’idée que je m’en étais fait.
J’ai parfois l’imagination trop vive. Pas de chauffeur privé, pas de costume-cravate. Juste un blanc habillé normalement, aux cheveux mi-longs ébouriffés par le vent. Quand il a tourné la tête vers moi, quelque chose m’a perturbé. Je ne saurais plus dire si c’était la couleur de ses yeux, l’un brun, l’autre vert, ou son regard. J’ai eu envie de faire sa connaissance.
Seulement, ce n’est pas à moi que revient l’accueil des nouveaux. John et sa bande étaient déjà en route. Les garçons populaires vont un peu traîner avec lui. Et à la fin de la journée, il intégrera leur groupe ou il aura droit à son premier bizutage. Enfin, fin de journée… S’il tient jusque-là.
J’aurais bien aimé le mettre en garde, mais… Les gorilles commencent à peine à me lâcher un peu la grappe, autant ne pas me rappeler à leur bon souvenir. C’est beau quand même, comment ces brutes peuvent tout se permettre juste parce qu’ils sont bons au foot1…
Ils doivent se sentir puissants, avec leurs carrures d’armoires à glace et leur popularité teintée de crainte. Même les élèves de terminale n’osent pas les remettre à leur place, et vu l’avis du directeur, les profs ont arrêté d’essayer. Bref, le nouveau va se sentir bien accueilli, vivre une journée sur un petit nuage, et puis il sera à ramasser à la petite cuillère.
Il a à peine fini d’attacher son vélo qu’ils sont déjà tous autour de lui, à lui serrer la main, faire des accolades. Toute cette attention n’a pas l’air de lui plaire. La tape dans le dos qu’il reçoit en aurait mis plus d’un par terre. Costaud, le gars, mais pas de taille. Enfin, ils ne sont pas encore méchants là. J’espère pour lui qu’il arrivera à rentrer dans leur jeu. Et ça semble mal parti…
Je n’entends pas ce qu’ils disent, d’ici, mais clairement, il n’est pas en train de blaguer avec eux. Quand John a avancé une main vers son épaule, le nouveau l’a écartée. Un autre a voulu faire de même, il lui a carrément mis une tape sur la main. J’ai cherché Allen des yeux. La situation ne tardera pas à tourner au vinaigre, et comme d’habitude, il n’y a aucun éducateur dans les parages quand on en a besoin.
J’ai soudainement reporté mon attention sur la scène avec le sentiment d’avoir raté quelque chose. Les poils dans mon cou sont hérissés, et si je ne devais écouter que mon instinct, je me serais enfui. Je m’attendais à voir le nouveau se faire massacrer, mais les rugbymen se tenaient à une distance respectable de lui, l’air indécis. Je me demande ce qu’il leur a dit ou fait. J’essaierai de lui demander.
Il s’est détourné des gorilles avant qu’ils se décident à reprendre leur harcèlement, et il a croisé mon regard. Je crois que c’est la première fois que je voyais un tel mélange d’arrogance et de tristesse. Il vient vers moi, et je continue à le fixer. Il y a quelque chose d’hypnotique dans ses iris. C’est comme si je passais d’une personne à une autre, quand je vais du droit au gauche, du vert au brun.
– Essaie de t’arrêter sur l’un des deux, sinon on ne va pas s’en sortir…
Merde, ça doit être désagréable d’être dévisagé comme ça… Enfin, il n’a pas détourné les yeux non plus !
– Heu oui… Pardon.
Bredouiller des excuses… Sérieux, je pue sur le plan social. Bon, faut que je rattrape ça. Je lui tends la main et me présente.
– Moi c’est Jason Cooper. Tout le monde m’appelle Coop, mais je déteste ça…
Je n’ai pas réfléchi. Si je l’avais fait, je n’aurais certainement pas ajouté la deuxième partie. Je ne pense pas que j’aurais pu faire plus pathétique en si peu de temps.
– Moi c’est Gregory Evermore. Je me faisais appeler Greg par mes amis…
Il n’a pas serré ma main, alors je l’ai abaissée, l’air de rien. Je me suis mangé un magnifique vent, et il m’a bien fait savoir que je ne remplacerais pas ses amis précédents. Je ne sais pas trop quoi dire, alors j’ai balancé la première banalité qui m’est venue, histoire de meubler. Au pire, la sonnerie me sauvera bientôt de mon embarras…
– On est dans la même classe. Je ne t’aurais pas imaginé en socio vu le vélo, mais plutôt en sports.
Il a haussé les épaules, et sous la nonchalance, j’ai voulu y voir un geste d’excuse.
– Je n’aime pas trop le contact. J’imagine que ça répond à ta question aussi, du coup.
On dirait que j’ai trouvé plus nul que moi… Il va avoir besoin d’aide pour s’intégrer, ce mec. Le son annonçant le début des cours m’a épargné un silence pesant. Il est déstabilisant ce gars, et pourtant il me plaît bien. J’espère qu’on réussira à s’entendre.
– Y a quelqu’un ? ai-je demandé à Gregory en désignant la chaise vide à côté de la sienne.
Pour toute réponse, il a haussé les épaules et écarté son sac. J’ai pris ça pour une invitation et me suis laissé tomber sur le siège.
Il s’est imperceptiblement écarté, mais j’ai fait mine de ne pas le remarquer. À la place, j’ai essayé de le préparer à ce qui n’allait pas manquer d’arriver.
– J’espère que tu as préparé une présentation, parce que Maggie va sûrement te traîner devant le tableau.
– C’est qui, Maggie ? a-t-il demandé.
– Tu ne vas pas tarder à le savoir…
Maggie, c’est notre professeure d’anglais. Elle est dans la fleur de l’âge (soit la bonne cinquantaine), possède un bel embonpoint (elle est en surpoids excessif) et n’a pour ses élèves que la plus tendre des attentions (c’est une gentille cougar). Et soit elle est sadique, soit elle n’a toujours pas compris qu’à notre âge, c’est hyper embarrassant de devoir se présenter devant tout le monde…
Alors qu’elle traverse la classe en tanguant sur ses escarpins, elle lance avec son faux accent britannique :
– Bonjour mes amours ! Comment s’est passé votre fin de week-end ? Le mien a été for-mi-dable ! Je vous raconterai, mais d’abord… On m’a dit qu’on accueillait aujourd’hui un nouveau membre dans notre petit groupe. Où se cache-t-il ?
Tous les regards se sont tournés vers notre banc, et je me suis senti gêné. C’est débile, mais d’avoir toute l’attention braquée dans ma direction, même si je n’en suis pas le centre, ça m’embarrasse. Gregory, lui, n’a pas tiqué. Genre même pas un geste vers la prof.
– Voyons, ne sois pas timide, viens te présenter, Grégory ! l’invita-t-elle.
– J’aimerais autant éviter.
J’imagine qu’il n’est pas à l’aise, sous toute cette attention, mais il le cache drôlement bien… Son attitude est calme, froide même. Il n’a vraiment pas l’air commode, mais oser parler ainsi à un professeur… Il a de la chance que c’est à Maggie qu’il s’adresse.
– Mais si, voyons, nous avons tous envie d’en savoir plus sur toi. Allez, viens !
Elle tapote son bureau. Connaissant le personnage, c’est juste affectif, mais le nouveau n’a pas l’air d’apprécier d’être appelé comme un chien ; j’entends presque son grincement de dents. Je m’attends à une réponse cinglante. Après tout, s’il s’est débarrassé des gorilles, notre pauvre prof d’anglais n’est pas de taille (et pourtant, de l’ampleur, elle en a !).
– Bon, si vous insistez, a-t-il pourtant capitulé.
C’est assez insupportable en fait. Il se comporte comme un connard arrogant, et je ne peux m’empêcher de le trouver charismatique. C’est un masque qu’il porte là, c’est certain. Je ne sais pas pourquoi, ni ce qu’il y a en-dessous, mais je suis sûr qu’il y a plus que ce qu’il montre, et je tâcherai de le découvrir. Je ne me satisferai pas de la petite présentation qu’il a daigné fournir. « Je m’appelle Gregory Evermore et j’ai seize ans. Y a pas grand-chose à savoir sur moi, et de toute façon, je serai reparti avant que vous ayez le temps de vous attacher à moi. »
Une fille a lâché un « Comme si avec plus de temps ce serait arrivé ! » Pour toute réponse, un sourire narquois est apparu sur ses lèvres. Personnellement, je l’ai traduit par « Exactement ! ».
Maggie a vite repris le contrôle de la classe, et a repris l’analyse de poème qu’on avait commencée au dernier cours. Elle essaie vraiment de se faire apprécier de nous, et parfois elle a de bonnes idées, mais elle tient vraiment trop à sa matière.
Les cours se sont enchaînés. À la pause déjeuner, j’ai invité Gregory à se joindre à mon groupe de potes. Il a grommelé un truc et est parti s’asseoir seul dans un coin en fronçant le nez. Je n’ai pas insisté. Franchement, il n’avait pas l’air dans son assiette.
Quand en dernière heure, je l’ai retrouvé en anglais, il ne m’a pas adressé la parole. Il était occupé à gratter quelque chose sur une feuille. Il avait l’air d’être à fond dedans. Quand j’ai regardé par-dessus son épaule, je me suis rendu compte que c’était l’analyse du poème. C’est son premier jour ici, personne n’attend rien de lui (Maggie n’est même pas encore rentrée dans la classe!) et lui est déjà en train de noircir une deuxième face ? « Rage, rage against the dying of the light », est-ce donc si inspirant ?
– Vas-y, moque-toi si tu veux, je m’en fous.
Il n’a pas relevé les yeux de sa feuille, ni même levé son stylo.
– Tu sais, elle va juste finir de donner l’interprétation et passer au poème suivant… On n’a rien à rendre.
– C’est pas pour la prof.
J’ai attendu des explications, il n’en a pas donné d’autres. Quand le cours a commencé, il a sorti une autre feuille, mais il a à peine pris des notes dessus. Apparemment, il ne jugeait pas l’interprétation de Maggie très intéressante.
Moi, j’avoue que je n’ai pas suivi grand-chose. La littérature, c’est pas trop mon truc. Mais ça m’a rendu curieux, de le voir si absorbé par ces quelques mots. Qu’est-ce qu’ils signifient pour lui ?
Lorsque finalement la sonnerie de fin de journée a retenti, je le lui ai demandé. Il a haussé les épaules et tranquillement rangé ses affaires avant de me laisser sur un laconique « On s’en fout. Ce qui importe c’est de savoir ce que ça veut dire pour toi. » Il a voulu s’en cacher, mais j’ai vu ses yeux pétiller. Comme si j’allais rentrer dans ce jeu…
S’il ne fait pas exprès de se rendre détestable, il n’est vraiment pas doué pour se faire des amis. Et sinon… Je ne sais pas trop quoi en penser. Je repense juste à ce que j’ai cru voir dans ce premier regard.
Et puis bon, s’il se révèle vraiment être le connard qu’il a joué toute cette première journée, en dehors de quelques moments, rien ne m’attache à lui. C’est lui qui y perdrait… Mais franchement, j’en crois rien (même s’il excelle dans son rôle). En vrai c’est juste un mec seul qui a désespérément besoin d’attention. Mais il ne veut pas se l’avouer, alors il fait genre qu’il n’a besoin de personne et joue les mystérieux. Bah, pas si épais, finalement, ce masque. Oui, ça doit être ça. Il faut que j’arrête de chercher midi à quatorze heures…
Alors que je regarde la file d’élèves s’engouffrer dans le bus qui me déposera chez moi, je me rends compte de quelque chose : finalement, les gorilles l’ont laissé tranquille.
1Il s’agit bien de football américain et non de soccer.
Avec le changement de narrateur, on distingue bien les deux personnages, même si tu te débrouilles habilement pour garder des zones d'ombre qui nous font nous poser des questions. Greg parait intriguant à travers les yeux de Jason, j'ai hâte d'en savoir plus sur cette histoire entre lui et les joueurs >:]
Ah tiens, tu es le premier à exprimer de l'intérêt au sujet des joueurs ! Je devrais peut-être penser à m'en resservir, tiens... ^^'
Chaque lumière porte son lot d'ombres... J'espère que la suite te plaira également ! :D
Très sympa ce chapitre. Le narrateur est bien plus bavard et on sent les psychologies différentes.
Je trouve ça chouette aussi de voir comment Greg est perçu.
J'ai tiqué sur le passage où Greg arrive a l'école et où les mecs du foot le laisse tranquille. Est ce un indice sur une "particularité" de Greg?
En tout cas, c'est fluide, on est totalement dans la tête d'un ado.
Quelques petites répétitions pas bien méchantes qui n'empêche pas l'intérêt de l'histoire !
Il faut que je case plus de moments comme l'introduction de Maggie par Jason xD.
Tu as bien cerné le but premier de ce nouveau narrateur. L'ennui, c'est qu'il s'est un peu incrusté dans l'histoire et a bouleversé tous mes plans... Oupsi ^^'.
Changement de narrateur, et le moins qu'on puisse dire, c'est que le style est totalement différent ! Jason est plus bavard, il raconte plus toute sa vie, il commente tout... J'ai d'ailleurs beaucoup aimé sa manière de tout commenter, notamment le comportement de la prof d'anglais cougar ^^
Sinon, avec l'équipe de foot, j'ai l'impression qu'il s'est passé quelque chose, mais c'est pas trop clair. J'veux dire, Greg est pas non plus si impressionnant que ça, alors si c'était des brutes qui avaient l'habitude de tabasser des gens, pourquoi renoncer ? Je doute que ça soit con charisme.
En tout cas, je trouve ça vraiment intéressant de voir Greg des yeux de quelqu'un d'autre ! Parce que bon, entre la vision que Greg a de lui et la vision que les autres ont de lui, ya un pont ='D Est-ce qu'il fait vraiment semblant d'être le beau ténébreux mystérieux ou il se rend juste pas compte qu'il repousse les gens sans faire gaffe ? Je me demande ^^
Sinon, juste deux remarques :
"intérieurement uniquement évidemment" Je trouve l'enchaînement un peu lourd
"Enfin, fin de journée… " Je suis pas fan de la répétition de "fin".
Pluchouille zoubouille =D
Je pense que c'est mon meilleur POV Jason pour le moment, faut dire qu'il s'y prête bien ^^. J'ai moins bien différencié les narrateurs par la suite, je crains. En tout cas ça fait plaisir de voir que ça marche, ici !
Merci pour les petites coquilles/suggestions, je vais revoir ça ^^. Quant à tes questionnements, c'est pile le genre de choses que j'ai envie que vous vous demandiez à ce stade, alors je vais bien me retenir de te répondre :-P
Pluchouille zoubouille!
PS : te dépêche pas trop d'arriver au chapitre 5, j'ai des changements à faire, mais je ne sais pas encore exactement ce que je veux garder ...
Une petite coquille en passant "et lui est déjà en train de noirceur une deuxième face" -> noircir une deuxième face ?
La description de la prof d'anglais (la gentille cougar XD), m'a bien fait rire !
C'est intéressant c'est attrait qu'a Jason pour Greg. Il l'intrigue, mais trop pour que cela soit "normal". Surtout qu'il n'a pas l'air d'être plus préoccupé que ça par ses camarades en général. Et Greg a beau être désagréable, il s'y accroche. Pourquoi ?
J'ai ma petite idée, on verra si j'ai raison ;-)
Quant à Greg, j'ai trouvé intéressant de le percevoir de l'extérieur. Je ne l'aurais pas imaginé aussi froid, aussi "potentiellement dangereux" à la lecture du dernier chapitre.
En voilà des personnages fort intéressants !
Merci, je vais de suite aller corriger ça !
J'ai moi-même pouffé en l'écrivant xD. Content que ça passe bien ! Il faut vraiment que je laisse Jason mettre un peu d'humour dans cette histoire ^^.
Ahlala, à ton tour de tout deviner à l'avance ! On va voir si tu devines juste... J'espère en tout cas que je ne te décevrai pas. En parlant de déception... J'hésite à modifier certaines choses dans le chapitre suivant.
Merci beaucoup pour ton retour, tu me dis-là ce que j'ai envie d'entendre à ce stade de l'histoire x). (J'ai tellement peur qu'on ne trouve pas crédible mon nouveau petit personnage ^^').