2 ─ Le retour des allergies

Camille éternua.

Il était en retard et avait décidé de couper par l'allée des géraniums.

Ses grands pas foulaient les pétales qui jonchaient le sol et venaient lui chatouiller les narines. Il les frotta distraitement, et ne remarqua pas qu'il fit trois fois le tour du bosquet avant de finalement pivoter vers la fontaine centrale ; il se perdait constamment dans ce parc.

La nuit, ils escaladaient les grilles, mais le jour, entre tout ce vert et ces fleurs, il ne la vit pas de suite, rose au milieu d'un bouquet de pissenlits, assise sur leur banc favori.

Elle, elle l'avait d'abord entendu toussoter au loin. À son approche, elle avait feint d'être absorbée par la contemplation d'abeilles qui butinaient son nectar, comme pour repousser un truc, Camille ne savait pas trop, elle avait paru distante par messages.

Aussi, il murmura un bonjour prudent.

Il hésita à lui déposer un baiser mais renonça dès lors qu'elle prit une longue inspiration.

Rosa planta son regard dans le sien et repoussa raidement les bzzz qui allèrent voleter ailleurs.

Il déglutit, incapable de dire quoi que ce soit.

Il n'avait jamais rencontré quelqu'un de si nature peinture, quoique sa grand-mère, sous les conseils avisés de l'Âge, s'était elle aussi découverte entièrement nue. Rosa avait le visage tracé au pastel gras, aplats francs, appuyés, parfois nuancés par le bout du pouce, à peine effleuré, rude de couleurs, colorée de rudesse, et dans ses yeux une touche de vert-marron et d'infini gentillesse.

Elle était peinture nature, et cela faisait désormais six mois qu'il aimait ça.

À une différence près : aujourd'hui son point vert-marron virait plus marron que vert.

Comme s'il pressentait un drame imminent, il finit par se pencher vers elle, gauche, et lui plaqua un bisous voulu attendri.

Sa nuque sentait la crème solaire, il se dit vivement l'été.

Elle bougea à peine.

– J'ai été prise pour partir à l'autre bout du monde, déclara-t-elle.

Il émit un rire fébrile.

– L'autre bout du monde comment ?

– L'autre bout du monde comme..., et elle termina sa phrase tout bas, juste pour lui.

– Oh.

Il épousseta machinalement son assise, la bouche toujours en « O ».

Il entendit très distinctement un craquement, une fissure, qu'elle ne remarqua pas, elle, son profil figé. Le soleil, épouvantable et épouvanté, assistait à la scène et tentait d'éloigner les ombres qui menaçaient de submerger Camille.

Il manqua une respiration.

Puis une autre.

Les statues pas loin crurent qu'il se noyait mais ne bougèrent pas, aussi pétrifiées que la rose.

Il sentit sa tête bourdonner.

Il faisait si chaud pour un 19 avril !

Elle s'épongea les tempes, blême.

Brusquement, un flot de souvenirs leur remontèrent à la surface.

 

Elle et lui s'étaient reconnus un samedi soir. Un léger coup de coude pour appuyer une blague, il lui rendit son sourire, et il tombèrent amoureux.

Rosa lui avait lancé, tiens, c'est bien toi, Camille de la moyenne section, celui qui raffolait des Petit Prince et drôles d'insectes ?

Camille, la mémoire vive, avait fait mine de réfléchir. Il la revoyait parfaitement avec ses boucles brunes épaisses et sa voix chantante. À la vingtaine, l'enfance est proche, sauf qu'il se trouvait ridicule à encore se rappeler tous les anniversaires de ses anciens camarades de classe.

Après un moment, il s'était exclamé d'un oui bien sûr ! Rose, celle qui avait bouffé un pot entier de pâte à modeler !

– Rosa, pas Rose. Et c'était pour un pari.

Elle avait tiré sur sa clope, rictus aux lèvres, lui avait proposé une taffe qu'il déclina d'un gentil :

– Non merci, désolé.

– T'inquiète, elle souffla sur les étoiles et ricana. Je sais plus comment s'appelait le garçon qui m'avait défiée, Eudes, Édouard, un prénom du genre. Il avait dû me refiler son sac entier de biscuits.

– Tu les avais ensuite partagés pendant la récré.

– Oui.

– C'était mignon.

– J'ai été malade toute la nuit, crois-moi que c'était moins mimi.

Sacré coup de cœur.

Ils s'amusaient à trouver ça, ce truc simple, facile.

C'est évident, se chuchotaient-ils souvent dans l'oreille.

Peut-être avaient-ils été trop confiants ? Je ne suis pas certaine de pouvoir faire tenir en ces quelques lignes ce qu'ils ont éprouvés. Les mots ne sont pas assez vrais.

Malgré tout ils se mirent à échanger par texto, comme un rituel. Ils s'écrivaient des bonjours, des belles soirées, des résumés courts et drôles de leurs journées. Bien qu'ils préféraient se voir, se scruter de haut en bas, s'accrocher et ne plus se lâcher.

À leur premier rencard, Camille avait drôlement stressé. Ça ne lui ressemblait plus d'être aussi intimidé. Les ongles rongés jusqu'à la peau , il l'avait attendue pendant ce qu'il lui avait paru être une éternité, au coin de la rue, sous un lampadaire narquois qui lui donnait des airs de malfaiteur. Croqueur d'amour.

Elle lui avait proposé : « Un billard ça te tente ? »

Il lui avait répondu : « Ok. Vendredi ? »

Une heure plus tard, parce qu'être trop vif, c'est bizarre, il faut savoir mener sa barque :

« Vendredi. Celui qui gagne paye sa tournée. »

Il se savait nul au billard. Il avait rapidement pianoté : 

« Un billard et un bowling. Marché conclu ? »

« Marché conclu. Bisous », celui-ci, Rosa l'avait expédié vite avant d'avoir le temps de renoncer.

Il avait rougi au bisous téméraire, à ses airs de promesses. Il était en train d'y repenser à piétiner sur le trottoir, tout émoustillé, quand Rosa avait surgi près de lui pour attraper nonchalamment son bras. Pas de bisous, mais le contact chaud fit frémir toutes les parcelles de son corps ; Camille ignorait jusqu'à présent que ses tâches de rousseur pouvaient autant le picoter.

– Salut, on y va ?

Il fit oui,

puis ils parlèrent,

parlèrent beaucoup.

Il dut lui payer un verre après le billard.

Elle lui rendit la pareille quand il gagna au bowling. Crâneur, il avait jubilé :

– Je n'ai jamais fait autant de strikes !

Elle lui avait docilement tapoté le dos :

– Tu bois quoi ?

– Un demi-pêche s'il te plaît.

Béât, il sirotait sa bière quand elle avait enfilé son long manteau :

– Je vais dehors, tu veux m'accompagner ?

Il s'en contrefichait bien du tabac, c'était son parfum à elle qu'il adorait. Il l'a suivie volontiers. Elle, elle s'en foutait bien de fumer, c'était juste un prétexte pour se tenir plus proche de lui ; on était en décembre, le froid, ou était-ce l'émotion, la faisait trembler.

– J'avoue, j'ai paniqué avant de venir te rejoindre.

Camille avait haussé les sourcils. Elle était belle de sincérité.

– J'avais hâte.

– Moi aussi.

Silence complice.

L'air frais contrastait avec les vapeurs anisées du complexe. Un homme grisonnant aux allures de rockeur déchu tenait le bar rouge pimpant aussi brillant que des auto-tamponneuses. Ils l'avaient observé un instant tirer une Leffe pour un client visiblement habitué, appuyé d'une fesse sur son tabouret. L'endroit était resté dans son jus, Camille avait eu l'impression d'être comme hors du temps.

Les tourtereaux, une fois que Rosa avait écrasé son mégot dans un cendrier Marlboro, s'étaient glissés à l'intérieur, entre baby-foot, attrape-peluches et autres jeux d'arcade.

Ils avaient cherché à toujours plus se rapprocher, n'importe quel prétexte était bon pour s'effleurer.

La soirée était passée doucement.

Les caresses qui s'étaient prolongées n'appartiennent qu'à eux.

 

Camille suffoqua, de retour sur leur banc sous la lumière ardente d'un début d'après-midi. Rosa tenait ses mains nouées, trente fâcheux centimètres les séparaient. La fin était proche.

En se dirigeant jusqu'au parc, Rosa avait croisé une dame qui partait en sens inverse. Rosa lui avait poliment souri malgré la tristesse qu'elle portait avec peine. Elle l'entendit alors dire quelque chose et, pensant que la vieille passante s'adressait à elle, elle se retourna.

La femme s'était déridée, blonde platine, lèvres roses : « Elle me sourit cette jeune fille, est-ce qu'elle me connaît ? Mais non, vous avez simplement souri. Puis je me suis dit que vous aviez la même couleur de cheveux que moi à quatorze ans. »

Rosa lui raconta cette anecdote sans intérêt.

Camille aurait aimé détenir la sagesse d'une vieillarde, et raisonner son propre malheur. Elle lui proposa un reste d'eau dans sa bouteille, il refusa.

– Tu ne fumes plus ?

– Pas ici, c'est interdit.

– Ah oui, dommage.

– Tu fumes toi maintenant ?, elle tenta de ricaner.

– Ça me semble approprié là, répondit-il trop sèchement.

Gênée, ou meurtrie, elle gratta un petit tag sur leur banc. Un J+M affublé d'un cœur grossier. Elle voulait l'effacer à tout prix. Il intercepta son geste et eut le ventre noué. Ils ne l'auraient jamais fait, écrire au marqueur leur aventure. Désormais, il regrettait même ces attitudes qu'il avait en horreur. Se tenir la main, s'embrasser en public, se donner un surnom mielleux, ma chérie, mon trésor, ma vie. Il n'aurait pas osé, sa timidité rappliquait sans prévenir, et il se mettait à bégayer, de nouveau ado.

Rosa, qui n'en avait que faire des autres, sortit son paquet et lui tendit un briquet.

– Vas-y, il y a personne d'toute façon.

– On partage ?

Les statues leur promirent de garder le secret.

Leurs doigts se frôlèrent et aussitôt s'évitèrent, brûlés.

Camille essayait de se détendre comme il pouvait. Jamais ce banc ne lui avait paru si raide. Il inhala une première fois, et toussota, clairement peu habitué au tabac. Il tendit la cigarette à Rosa qui la cala avec ses dents, à la commissure. Elle faisait toujours ça, fumeuse depuis ses seize piges, elle avait repris les mimiques de son père : front plissé, à inspirer sur le côté, expirant par le nez.

Elle avait cette dégaine assurée, le buste droit, les épaules relâchées. Bien dans ses pompes, elle rayonnait partout où elle passait. On enviait le charme de sa fossette au centre du menton, la lucidité de ses exclamations, ses épaules carrées, et elle, profondément gentille, ne se rendait pas compte d'à quel point elle marquait les gens.

Elle rassemblait.

Camille, second soleil, rapprochait, encerclait chaleureusement ceux qui s'accrochaient à son système.

Ils étaient beaux tous les deux, apaisés, et sereins sur l'avenir.

On était bien, se dit-il. Vraiment.

Il avait envie de hurler, crier pourquoi moi ?

Pourquoi nous ?

Est-ce qu'on le mérite ?

Était-il allé trop vite ? Ou pas assez ?

S'était-il emballé pour rien ?

Camille n'avait jamais connu ça. Oui, il avait eu d'autres histoires, une longue d'ailleurs qui s'était mal finie ; son premier amour. Ils avaient changé, s'étaient épanouis différemment, ça ne fonctionnait plus, la vingtaine les avait bousculés. Il avait eu plusieurs flirts depuis, des attaches légères, des amourettes, sauf que Camille voulait d'abord réussir, focus les exams.

Il n'avait pas prévu Rosa.

Il n'avait même pas osé l'espérer, trop occupé.

Il aimait vivre à mille à l'heure, avoir pleins de projets, pleins de sorties, aller au sport, voir ses copains, s'instruire sans cesse, appeler les parents, raconter ses périples à Amy.

Faut dire qu'elle a débarqué sans prévenir !

Elle était revenue sans prévenir...

Ils n'étaient pas spécialement proches enfants. Pourtant, ils avaient été ensembles jusqu'au collège.

– T'étais une petite cheffe, à décider chaque jeu.

– Et toi t'avais une passion bizarre pour les chenilles du sapin, tu t'en souviens ? T'étais toujours fourré avec ton pote, à les observer.

– Ouais, maugréa-t-il.

– La maîtresse vous avait chopés à grimper dans l'arbre.

– C'était pas bien haut.

– Tu rigoles ? Y avait quatre mètres, facile !

– T'abuses.

Rosa éclata d'un rire sonore. Camille vibra un instant avec elle, ça faisait du bien. Elle continua :

– Quatre mètres. En primaire.

– On avait fini la récréation punis sur le muret.

– T'avais essayé de nous sauver.

– Hum, médita-t-elle.

– T'as toujours été du genre à vouloir sauver, à aider n'importe qui dans le besoin.

Rosa eut une drôle de mine, étudiant ses paroles avant de se placer frontalement à lui, d'un air sérieux qui ne lui ressemblait pas :

– Je ne t'ai jamais considéré comme quelqu'un à sauver Camille.

Son ton était dur, franc. Camille eut un mouvement de recul. Des oiseaux paillaient partout autour d'eux. Il était du genre à parler en même temps que sa pensée, et à penser à la place des autres. On l'avait souvent repris : il se faisait beaucoup d'idées à la moindre contrariété.

– Pardon.

– Et arrête de t'excuser, enfin, c'est ça ton problème, tu veux pas faire de vagues, être bien partout, être aimé de tous, et...

– Pardon, pardon.

– Et je veux juste que tu sois heureux, finit-elle en vacillant.

Il l'était jusque là.

Il avait eu si hâte d'être en juillet pour lui présenter ses montagnes, son coin, ses amis et Amy.

Elles se seraient adorées.

 

Je garderais pour moi l'endroit où Rosa est partie. Laissez-donc courir votre imagination sur vos champs et vallées hantées.

Rosa a toujours été de nature vagabonde.

Seulement voilà, Camille resta planté au beau milieu du parc, son cœur par terre, brisé en morceaux que des pies vinrent piquer à la volée.

Ces chipies ont tendance à guetter la tristesse des uns.

Camille, éteint, ne battit pas d'un cil.

Il ne savait plus trop s'il pleurait à cause des allergies qui lui irritaient l’œil, ou parce que sa vie, maintenant, c'était bien de la merde.

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