Il aurait dû venir la récupérer, mais il n'a pas pu.
Trop en retard, trop pris, trop lui.
Le paysage se mit en branle.
Après quelques vibrations, Amy retira son front plissé de la vitre du mini-bus et s'enfonça dans son siège.
Il pleuviotait au dehors, et des gouttelettes faisaient la course sur la fenêtre. Elle les suivait du regard, puis, quand l'une d'elle l'emporta finalement, elle déposa un écouteur dans son oreille gauche, l'autre libre d'entendre deux trois mots du brouhaha ambiant.
Ploc.
On était plein à craquer. Les internes rentraient chez eux pour les vacances de printemps, et ainsi de nombreuses valises et lycéens s'agençaient comme ils pouvaient, des sacs sur les genoux, des gens sur les sacs. Personne n'était attaché, tout le monde parlait plus fort que son voisin pour que Zaccharie trois rangée devant puisse comprendre ce que disait Manon toute derrière à propos de sa colle et des lignes à recopier, et la chauffeuse qui s'agaçait contre le temps, et la brume, et ces routes trop sinueuses...
Amy augmenta distraitement le son de sa musique.
Il était drôle de voir cette petite navette débordante quitter la ville et slalomer dans les montagnes, se frayer un chemin à travers le brouillard grandissant, les essuies-glace furieux qui se battaient contre la pluie. De toute leur hauteur, bois et forêt semblaient les engloutir. Les oiseaux avaient cessé de chanter. Seul le vrombissement du moteur résonnait dans la vallée.
Odile rouspétait, ses mains agrippées au volant.
Amy la plaignait au milieu de ce vacarme. Mais lorsque la dame, à cran, prit un virage trop serré, faisant crisser les pneus et tomber un tas de bagages sur elle, elle ne la plaignit plus du tout.
Elle mit le volume à fond tandis que Manon lui montrait les doubles-pages qu'elle avait déjà écrites, ses mots tracés au gré des zigzags.
Ces trajets en fin de journée, Amy divaguait, ses doigts tapotaient en rythme les arbres qui défilaient. À force, elle connaissait par cœur ces titres qui l’avaient marquée singulièrement. Elle n’avait pas de style particulier, elle ne se rangeait dans rien mais dans tout, tout ce qui la touchait.
– Tu fais quoi cette semaine ?
Manon s'était penchée près d'elle, accoudée sur sa pile de feuilles toutes barbouillées. Amy marmonna qu'elle devait réviser, qu'elle avait des fiches à revoir en histoire, que c'était bientôt le bac après tout, pourquoi ?
– Avec les autres on se rend à la fête du village la semaine prochaine.
Ballottement sur la gauche, Amy fit la moue.
– C'est la première de l'année, viens ! Faustine nous propose de dormir chez elle, dans son jardin.
– Je ne sais pas trop, je suis en retard sur les devoirs.
Elle se mordillait l'ongle du pouce et grommela quelques autres excuses que Manon balaya d'un geste tandis que l'on basculait dangereusement sur la droite.
– Il était censé passer te prendre, pas vrai ?
– Ouais.
– Et il a oublié.
– Ouais.
– Comme d'hab quoi.
Elle haussa les épaules.
Comme depuis peu surtout.
Odile freina sèchement, on arrivait au premier arrêt, un lieu-dit perdu enfoncé dans la campagne. Une joyeuse paire bien chargée salua la chauffeuse et descendit en trombe.
– Il revenait aujourd'hui de là-haut ?
– Cet après-midi normalement. Il a appelé ma mère mercredi, mais il a vite coupé court, il cause pas trop au téléphone.
Manon triturait son stylo mâchouillé au bout.
C'était une longue fille trop pleine d'énergie. Elle avait un besoin constant d'être en mouvance. Se retrouver là, coincée, son mètre soixante-quinze replié entre deux fauteuils, ça la rendait nerveuse, et plus réfléchie : Amy comprit qu'elle se retenait de relâcher une flopée de questions impulsives qui venaient se heurter contre sa fine bouche pincée.
Elle lui tendit une de ses oreillettes qui hurlait percussions et chansons. Son amie accepta, son enthousiasme retrouvé, et elles laissèrent la playlist d'Amy tambouriner leurs tympans.
Leur duo s'était connu il n'y avait pas si longtemps, quand Manon avait emménagé dans le coin. On jouait au foot sur la place du village, il manquait une gardienne, et cette grande perche sortait de l'épicerie, une poche remplie de tomates, conserves de légumes et d'un gros bouquet de basilic, l'allure d'une sportive solide.
On la héla, elle accepta avec joie.
Dès qu'elle ouvrait ses bras, elle recouvrait toute la largeur des buts. Elle parvenait aussi à y enserrer toute son équipe. Amy aimait à croire que Manon se faisait facilement des amis grâce à ça, au fait qu'elle était capable d'enlacer une douzaine de personnes à la fois.
On ne marqua pas beaucoup cet après-midi là, et le sac de courses fut entièrement piétiné ; parce qu'il avait été utilisé pour délimiter les cages.
Et depuis, Amy avait une place particulière dans les étreintes de Manon, juste entre son coude et l'épaule, près de ses petits poils d'aisselles aux odeurs de déodorant vanillé.
Leurs têtes s'appuyaient l'une contre l'autre.
Au stop qui suivit, Zaccharie lança un bisous à la cantonade, une œillade un chouilla plus appuyée vers les filles, et se jeta prestement dehors. Amy l'observa galoper vers sa grande ferme familiale, sa silhouette abritée au mieux sous son cartable ; l'averse avait redoublé.
– C'est toi qu'il regardait.
Un léger ronflement lui répondit.
Son amie s'était assoupie, étrangement bercée par le vacarme ambiant. Ses mains mouchetées de bic menaçaient de relâcher son paquet de copies qu'Amy s'empressa de lui ranger avant d'elle-même se lever : ils avaient atteint l'impasse du bout de la Vallée.
– Sacré tempête, maugréa Odile.
À la dernière marche, Amy déplia son parapluie tout fleuri, qui jurait avec le gris environnant, et sauta de l'autocar.
Ploc, ploc, ploc.
Ni une ni deux Odile redémarra en trombe, rêvant d'en finir au plus vite avec cette tournée tourmentée par ce temps exécrable ; elle s'impatientait de pouvoir se lover dans son canapé. Dans l'élan de cette pensée guillerette, la chauffarde manqua d'arroser Amy de boue et d'eau, ce qui lui rappela sa propre mauvaise humeur.
Parce que bon sang, revenons-en à nos moutons.
Il m'avait bel et bien zappée.
Elle se revoyait, elle, à le guetter sur le parking du bahut.
De rage, elle n'était plus trop certaine si elle avait pleuré ou s'il s'agissait de gouttes de pluie.
Elle jura.
Il lui fallait encore marcher et emprunter ce sentier sinistre, sombre et sans bruit. Elle se mit à courir, enivrée par le mélodrame qui se jouait d'elle et de son portable.
Elle longea les immenses flaques.
Prit à gauche, au Rocher Fendu.
N°4, les voisins ne venaient qu'en été, leur maison couverte de lierre avait ses volets fermés. Elle en profita pour couper par leur pré. C'était un raccourci. L'herbe lui arrivait jusqu'en-dessus des mollets, ses Converse étaient trempées.
Elle se faufila par le trou qui s'était formé dans la haie et en ressortie recouverte de brindilles.
– Merde.
Son manteau s'était accroché à l'une des branches. Elle tira d'un coup sec. La broussaille frémit. Un gros chat apeuré surgit et fit sursauter Amy.
– Merde, merde, merde, Mimine, tu m'as flanqué une frousse !
Reconnaissant sa propriétaire, Mimine émit un miaulement rauque et se frotta à elle.
Elle enjamba le potager.
Se tordit la cheville sur un râteau que sa mère avait reposé traîner là.
Jura encore.
Puis, à l'arrière de la maison, elle attrapa son gros porte-clef, lourd de bigoudis et scoubidous, et enfin se glissa dans le cellier, Mimine à ses trousses.
Est-ce qu'il était là ?
La maison grinça sous l'effet du vent qui rugissait toujours plus fort. Dans la cuisine silencieuse, seul l'électroménager ronronnait. Elle soupira d'aise en sentant ses joues se réchauffer.
Un post-it jaune fluo sur la table :
« Pour ce soir, il y a la ratatouille et le poulet en bas du frigo. J'ai lavé le sol, ne laissez pas traîner vos baskets salies à l'entrée !
Bises, papa. »
Amy lorgna les traces de pas de Mimine et elle sur le carrelage. Le matou ne moufta pas et continuait de se lécher les pattes l'air de rien.
Tant pis, elle nettoiera d'ici le retour des parents.
Elle jeta ses affaires sur une chaise et ouvrit au hasard les placards à la recherche d'un goûter. Un autre gribouillis collé sur un tiroir :
« J'ai préparé des crêpes, elles sont à côté de l'évier. Ne mangez pas tout ! Que votre père puisse en voir la couleur.
Maman, et un dessin naïf, bancal et joyeux. »
La pile avait grandement diminué ; il n'en restait plus que quatre. Elle pesta d'autant plus en découvrant la vaisselle tartinée de chocolat et de confiture.
Il avait tout englouti le goinfre !
Tremblante de colère, elle roula une crêpe nature qu'elle s'engouffra. Mimine préféra se carapater face à l'agitation de sa maîtresse. Par mes moustaches, elle menace d'exploser, songea-t-il, se tenant le plus loin possible de la furieuse. De nervosité elle bouillonnait, et siffla quand elle tomba sur des chaussures couvertes de gadoue dans le salon.
Il était bien là, et n'avait pensé qu'à son estomac.
Échauffée par sa rancœur, elle se téléporta jusqu'au palier de sa chambre. Elle s'apprêtait à toquer férocement, mais suspendit son geste. Les murs craquaient, comme pris d'un frisson, l'orage grondait à présent.
Les larmes remontèrent d'un coup. Elle les essuya d'un revers de manche.
Mince, pas maintenant.
Le poing serré, elle entrouvrit.
Il dormait, en étoile, tout habillé, sur son lit même pas défait.
Un éclair s'abattit non loin. Elle en eu le souffle coupé. Une boule se forma dans sa gorge, et gonflait, gonflait. Il remua sur le matelas mouillé, son imperméable n'était pas sec et dégoulinait sur les draps. Elle déglutit et tenta de refluer toute son amertume.
Son grand-frère l'avait oubliée alors qu'il flottait.
Amy referma la porte, plus doucement qu'elle ne l'aurait voulu.
C’est doux-amer comme un vieux souvenir retrouvé sur une vieille cassette VHS. L’écriture a cette tendresse un peu brute, ce naturel qui donne envie de ralentir.
Tout sonne juste : les silences, les paysages, les dialogues à moitié dits. La relation frère-sœur est superbement esquissée dans les creux, les petits détails du quotidien, les post-its, les chaussures pleines de gadoue, la crêpe volée par dépit.
Et la couverture, avec ses cerises sur un fond jaune, comme une vieille page de cahier d’été, fonctionne super bien. Elle est simple mais elle capte pile l’ambiance : entre mélancolie adolescente et chaleur réconfortante d’un foyer qu’on aime autant qu’on enrage. Je m'emballe peut-être un peu, mais j'adore les couvertures bien réalisées qui nous donne un vrai avant-gout de l'histoire :)
Bref, je lirai la suite !
Merci, vraiment ! J'avais un peu peur que le chapitre soit trop rapide et trop haché. Je suis super contente d'avoir à nouveau ton retour, et serais très heureuse de continuer à lire tes avis. Enfin, comment dire, c'est ultra motivant et plaisant et inattendu aussi, merci encore d'avoir pris la peine de m'écrire. Je m'emballe à mon tour, mais j'ai bondi de mon fauteuil en apercevant la petite notification.
Belle journée à toi 🌾