Depuis quelques mois, parmi les chanteurs, Nebih se distinguait des autres. D’abord, c’était un étranger. Il était arrivé au village quelques mois plus tôt. Il venait de nulle part, semblait-il, et partageait la cabane d’un vieux pêcheur avec lequel il travaillait le jour. Bien sûr, chaque habitant avait posé la question à Nebih. « D’où viens-tu ? » Le jeune homme répondait, avec sérieux et gentillesse : « Je viens d’ailleurs » ou « Je viens de loin, mais pas si loin », ou encore : « Personne ne saurait dire d’où je viens, pas même moi. » Il esquivait avec une surprenante habileté la curiosité des villageois. Ses réponses ne satisfaisaient personne, mais il était gentil et enjoué, puis sa voix était si douce et profonde qu’il charmait par le simple son de ses mots. Lors des marchés de pleine lune, c’était un enchantement de l’entendre. Il chantait sans pause du premier chant au dernier, puis lorsque minuit venait il s’éclipsait discrètement. Il ne réapparaissait pas de toute la journée du lendemain, mais ensuite était de retour à l’aube, assis sur la jetée, prêt à embarquer avec Rolane, son vieux collègue pêcheur.
Vickle avait, elle aussi, questionné Nebih, pour savoir d’où il venait et pourquoi il disparaissait les lendemains de marché, mais il ne lui avait pas davantage répondu. Elle avait naturellement insisté, avec ce ton poli et implacable :
« Sérieusement, tu viens bien de quelque part ?
- Oui.
- D’où, alors ?
- Du port.
- Tu es né au port ?
- Non.
- Où ça, alors ?
- Où ça quoi ? »
Elle ne voulait pas s’agacer, car toute trace de colère lui ferait perdre la bataille. Mais face au sourire désarmant de Nebih, dont les cheveux mal attachés flottaient tout autour de sa tête, elle peinait à garder son sang-froid.
« Tu te moques de moi ? » demanda-t-elle enfin.
Il parut sincèrement ennuyé.
« Non… Désolé, je dois y aller. »
Par la suite, il évita avec beaucoup d’habileté tout tête-à-tête avec elle. Dépitée, elle chercha une autre stratégie. Elle s’adressa à Rolane, le vieux pêcheur.
« Dis donc, il n’est pas là, Nebih ? Je voulais l’inviter à la fête des semeurs. »
Rolane secoua la tête. Il reprisait un filet en silence.
« Sais-tu quel âge il a ? Il y aura un bal pour les jeunes, mais il y a une limite d’âge, je ne peux pas lui proposer s’il est trop vieux. Ou trop jeune. »
Rolane haussa les épaules. Selon sa technique éprouvée, Vickle lui posa d’autres questions, sur lui, sur la pêche, sur Nebih, jusqu’à ce que ce vieux loup de mer se décidât à lui répondre :
« Je ne sais pas quel âge il a, ni d’où il vient, ni qui sont ses parents. Il dormait dehors, ce pauvre petit. Je lui ai prêté un coin de cabane une nuit. Il ne prend pas beaucoup de place et il est travailleur. Il ne rechigne pas à me couper les ongles de pied, maintenant que je suis raide comme un mât. Ça me suffit.
- Mais si c’était un criminel ?
- Les vrais criminels se pavanent à la Cour du Roi » asséna-t-il.
- Mais il a bien des parents. »
- Peut-être bien. »
Vickle changea de stratégie. Elle attendit le marché de la pleine lune, puis à minuit, elle suivit Nebih de loin tandis qu’il s’esquivait dans la nuit. Mais il filait si vite, que malgré la lumière pâle qui éclairait les sentiers, elle perdit sa trace dès la sortie du village.
Le mois d’après, elle quitta la fête à la nuit tombée et guetta Nebih à la sortie du village. Minuit était passé de quelques minutes quand il glissa sans bruit sur les pierres du chemin, vif comme un lézard. Vickle le perdit encore une fois.
Le mois suivant, elle vint très tard à la fête. À la faveur de la nuit, quand le public se fit plus rare et plus aviné, elle se faufila vers l’avant des gradins, les poches pleines à craquer de haricots blancs. En toute discrétion, elle saisit la besace de Nebih, posée au sol, y déversa les haricots et troua le fond du sac avec ses ciseaux. Ensuite, elle rejoignit les danseurs.
Quand minuit vint, Nebih enfila son manteau, saisit son sac et s’esquiva dans la nuit. Vickle ne le suivit pas. Elle continua à danser avec ses admirateurs. Puis elle rentra chez elle et tenta de s’endormir, malgré l’espoir et l’excitation.
Dès le lever du soleil, elle jaillit de son lit et sortit sans bruit de la maison. L’air était froid et les rues désertes. Elle se rendit tout droit à la sortie du village en scrutant le sol. Un point blanc tranchait sur la mousse vert vif, puis elle en aperçut un deuxième, un troisième : une piste se dessinait et la menait jusque sur les falaises. Elle se faufila entre les rochers, suivant les graines de haricot disséminées ici ou là. Elle trouva un passage qui descendait, si bien caché que jamais, ni elle, ni ses amis, ne l’avait remarqué, alors qu’ils avaient grandi sur cette falaise comme terrain de jeu. Des pierres entassées les unes sur les autres dessinaient un escalier périlleux à travers la roche. Vickle descendit, en s’agrippant des mains aux arrêtes des pierres. Au bout de ce périple, elle mit le pied sur le sable d’une petite crique cachée à tous les regards. Elle n’avait plus besoin des haricots : le manteau de Nebih était négligemment posé sur le sol. Ainsi que sa besace, et ses chaussures. Et tous ses vêtements. Vickle rougit, mais à ce moment une exclamation interrompit ses pensées. Vickle leva les yeux vers le bord de mer et vit une créature assise sur un rocher. Elles restèrent toutes les deux saisit de stupeur et d’effroi.
Malgré sa peur, Vickle la scruta. La créature avait une queue de poisson vert émeraude, qui trempait dans l’eau et brillait de toutes ses écailles . Elle avait une peau caramel sur le ventre et un torse humain. Vickle se sentit tout à coup très malpolie et elle regarda la tête de la créature, qui avait exactement les traits de Nebih. D’ailleurs, ses cheveux désordonnés aussi étaient les mêmes. C’était aussi la même voix quand la créature prit la parole pour couper ce long silence embarrassé : « Bon, eh bien puisque tu es là, viens t’asseoir. »
Vickle ferma les yeux, les rouvrit sur le ciel, sur la mer et sur la roche. Alors elle sut qu’elle ne rêvait pas. Elle avança avec maladresse, trébucha dans les flaques, trempa ses chaussures et ses vêtements. Elle s’assit sur le rocher à une bonne distance.
« Qui êtes-vous ? » demanda-t-elle avec le respect qu’elle aurait dû au Roi.
Ces mots firent éclater de rire la créature. Vickle n’eut plus de doute : c’était Nebih. Il répondit en riant : « Je suis une étoile filante ! » Puis son rire mourut. Il la regardait avec une telle tristesse qu’elle eut la sensation d’avoir causé une tragédie. Il lui dit : « Si je te confie ce secret, pourras-tu le garder ? »
Elle hocha la tête.
Nebih était né dans les profondeurs de l’Océan.
Sa Cité était, à l’image des villes humaines, un grand rassemblement d’ondins et d’ondines, vivant par familles dans les profondeurs. Il avait grandi au milieu des forêts d’algues, avait joué avec ses amis à disperser les bancs de poissons, s’était caché des requins prédateurs. Il connaissait la langue ondène et les histoires du peuple de la mer.
Il devait y avoir du sang humain chez l’un de ses parents, car il naquit avec des cheveux au lieu d’une crête, une peau brune et deux yeux posés à plat sur son visage, à la manière des humènes. Sa famille le jugea donc très laid, mais tous se réjouirent car il était visiblement sirène : humain jusqu’à la taille, puis ondin par sa longue queue de poisson vert émeraude. Les sirènes étaient rares. Leur part humaine leur permettait de remplir une tâche de la plus haute importance au service de leur peuple.
Parfois, une ombre surplombait la Cité. Les bateaux des humains passaient, inconscients de toutes ces vies sous leur coque. Mais quand une tempête secouait les vagues, ou quand un récif écorchait la coque fragile d’un navire, celui-ci sombrait, tombait au fond de l’eau en écrasant sur son passage le fragile corail, ses habitants et les ondènes trop vieux ou trop faibles pour fuir.
Les humains n’avaient pas d’yeux pour voir sous l’eau, alors les sirènes étaient envoyées chaque jour pour guider les marins et les sauver du péril. En aidant les humènes, elles secouraient leur peuple et lui assuraient une vie plus paisible.
Elle apprenaient donc à chanter nuit et jour dès leur enfance. Une fois adultes, elles montaient à la surface des flots. Elles avaient pour mission de se poster sur les récifs les plus dangereux. Là, cachées parmi les eaux et les rochers, elles chantaient sans relâche pour guider les bateaux loin des écueils meurtriers. Les marins connaissaient ces voix qui semblaient jaillir de nulle part. Ils naviguaient dans les roches en tendant l’oreille et en empruntant les couloirs sonores tracés par ces litanies enchanteresses. Plus d’une fois, un homme avait aperçu l’une d’entre elles et avait raconté à qui voulait l’entendre que des créatures à queue de poisson chantaient des airs ensorcelants pour les séduire. Personne n’écoutait les ragots des marins et des pêcheurs, qu’on disait superstitieux, ivrognes et crédules.
Nebih apprit les chants dès son plus jeune âge, impatient de monter à la surface.
Enfin, il fut temps pour lui de prendre sa place en tant que sirène. Il suivit ses grandes sœurs vers la lumière. Il creva la surface trop rapidement et suffoqua, mais le spectacle lui fit oublier la douleur. Le grand jour l’éblouit de splendeur. Le ciel l’enroula dans sa grande couverture bleue. Quand ses poumons se gonflèrent d’air, Nebih flaira les embruns iodés et goutta le vent froid.
Il était temps de chanter. Déjà un bateau arrivait. Les sirènes expérimentées avaient plongé pour se poster de part et d’autre du passage.
Nebih les suivit, émerveillé. Il regardait avancer ce grand cétacé de bois flottant sur les vagues. Sur le pont, des humains s’agitaient et criaient. Dès qu’ils entendirent le chant s’élever, ils se précipitèrent pour se pencher vers l’eau. Nebih était fasciné par leur visage qui ressemblait aux leurs. Tout à coup l’un d’eux pointa le doigt vers lui avec un grand cri. Ils firent des signes, agitèrent les mains, et Nebih répondit par un salut ondène. Ses sœurs le grondèrent gentiment. Elles n’étaient pas censées être vues par les humains. Si les Anciens parmi les ondènes l’apprenaient, elles seraient réprimandées. Nebih n’avait pas peur. Si son corps était parmi ses consœurs, son âme était déjà sur le pont avec ces hommes.
A partir de ce jour, Nebih s’échappa sans cesse pour rejoindre la côte et espionner les humains, ne rêvant plus que de faire partie de leur monde. A son retour à la Cité, sa famille se lamentait de ses fugues : « Tu faillis à ton devoir ! Tu nous fais honte ! »
Nebih, qui n’osait d’abord leur répondre, leur dit bientôt à haute voix : « Je ne suis pas une sirène et ne le serai jamais ».
Aucune menace, aucun chantage, aucune surveillance ne fléchissait sa détermination. Il en vint à monter sur la terre ferme et lorsqu’il raconta son aventure à ses parents, ceux-ci l’envoyèrent au Conseil des Anciens, qui était dans cette Cité la plus haute autorité parmi les ondins.
« Tu es une sirène et dois accomplir ton devoir, dirent-ils à Nebih de leur bouche plissée. Il n’est pas question qu’une sirène reste au fond des eaux alors que ses sœurs remplissent leur mission.
- J’aime chanter, j’aime mes sœurs et j’aime la surface. Mais je ne suis pas une sirène. Je ne peux donc pas remplir ce devoir.
- Si tu n’es pas une sirène, qu’es-tu donc ?
- Je suis un garçon humain. »
Les Anciens agitèrent la queue en tous sens. Certains s’éloignèrent d’un seul coup de nageoire, pour signifier leur désaccord cinglant avec cette mijaurée.
« Tes escapades chez les humains sont des relents nauséabonds des pires trahisons. Les humains ne t’accepteront jamais parmi eux. Ondins et humains ne sont pas amis.
- Ils m’accepteront. »
Des remous agitèrent l’assemblée, qui délibéra quelques temps. Le Grand Ancien prit ensuite la parole :
« Puisque tu penses pouvoir échapper à ton destin, qui est d’être sirène, et vivre avec des jambes sur la terre, voilà la décision du Conseil : si tu parviens à vivre un an en humain, parmi eux, sans qu’aucun ne te rejette pour ce que tu es au creux du courant, alors tu pourras faire ton choix et vivre ainsi. Mais si tu échoues, tu devras accomplir ta mission de sirène, sous peine d’être condamnée aux Abysses. »