1 - Au village

Le village de Vickle était coincé entre deux falaises et bordé par l’Océan. Ainsi, ses habitants vivaient à l’abri des dangers, du moins le pensaient-ils. Seuls comptaient pour eux leur quotidien et les histoires de voisinage. Le passé ou le futur, disaient-ils, étaient sources de problèmes si on s’y intéressait trop. Voilà pourquoi ils n’aimaient que ce qu’ils connaissaient déjà et ne voulaient pas entendre parler du monde extérieur.

Pourtant, une fois par mois, le village s’animait d’une vie exceptionnelle, lors du marché de la pleine lune. Ce matin-là, dès l’aurore, les pêcheurs débarquaient avec leurs poissons fraîchement tirés des filets ; les artisans disposaient leurs plus belles créations sur des étals, les cafetiers pétrissaient la pâte des fougasses et bouillaient l’eau dans leurs grandes marmites.

Le flot de la foule grossissait et à midi, la place était comble. Une fois le soleil au zénith, la le marché s’achevait et les vraies festivités commençaient. Les passants venaient s’asseoir sur les gradins de pierre de l’amphithéâtre tout proche, se réservant les meilleures places. Les marchands remballaient leurs produits et abandonnaient les restes aux mouettes et aux chats, pour se hâter de rejoindre le public. Au premier rang, les chanteurs posaient leurs manteaux et montaient sur la scène.

De midi à minuit, leurs chants se succédaient et le village était en fête, dansant, mangeant des fougasses vendues par les cafetiers qui déambulaient entre les rangs de spectateurs. Les couples arpentaient la fosse, tournicotant sur les mosaïques qui représentaient des créatures fantastiques, mi-humaines, mi-poissons. Les chorales entonnaient des chants appris par cœur dans une langue fantaisiste que plus personne ne comprenait. Les ballades contaient des amours invraisemblables et humoristiques entre un homme et un dauphin. La fête durerait toute la nuit, puis le lendemain, ce serait congé, pour tout le monde, et même les pêcheurs n’auraient pas le droit de sortir leurs barques. Ils resteraient chez eux ou viendraient sur la place du marché, manger des fougasses et boire du café. Ils iraient sur la plage avec leur famille et regarderaient leurs enfants jouer dans l’eau sans vouloir mettre le pied dedans.

Assise dans les gradins, Vickle scrutait les chanteurs, guettant l’apparition de Nebih. Elle avait déjà décliné trois danses, que de jeunes hommes fringants lui avaient proposées. Ils étaient repartis surpris et déçus. C’était bien la première fois qu’elle refusait de s’afficher à leurs bras. Mais Vickle avait en tête un mystère et cela l’accaparait toute entière. Elle était têtue, audacieuse et d’une curiosité insatiable.

Depuis sa prime jeunesse, elle s’intéressait très particulièrement aux questions sans réponse.

Très jeune, elle s’était d’abord intéressée aux mosaïques qui ornaient la place du village. Elles représentaient des géants marins à la peau bleue, aux cinq paires de bras, des tritons, des hommes à la tête de poisson. La petite Vickle, contemplant tout cela, demandait alors à sa mère :

« Est-ce que des monstres vivent dans l’eau ?

- Non, ma petite, les monstres n’existent pas.

- Alors pourquoi ils sont dessinés partout ? rétorqua-t-elle.

- C’est pour décorer, répondit la mère en tirant sa fille par le bras pour la faire avancer.

- Pourquoi on décore avec des monstres ? »

Quelques années plus tard, plantée devant l’étal du boulanger, meilleur chanteur du village, fameux interprète de mélopées aux langages inconnus, elle demandait :

« C’est quoi cette langue que tu parles dans ta chanson ? »

Il avait haussé les épaules en s’affairant :

« C’est une langue inventée.

- Inventée par qui ? »

Il haussa les épaules, alors elle croisa les mains derrière son dos et poursuivit, d’un ton poli mais décidé, tandis que la file de clients s’allongeait derrière elle :

« Qu’est-ce que ça veut dire toutes ces paroles ? C’est la langue d’une personne ou de plusieurs ? C’est quelqu’un qui habite loin ou proche ? »

Le boulanger, bien embarrassé et ne voulant pas pas passer pour rustre, avait lâché :

« C’est ma grand-mère qui me l’a appris. Tu veux aller lui demander ?

- Oui ! » Les yeux de Vickle brillèrent d’excitation

« Alors prends ces trois pains chauds et donne-lui de ma part. »

Elle avait rendu visite ainsi à la grand-mère, qui vivait seule dans une toute petite cabane. La vieille dame raconta tout ce qu’elle savait à la petite Vickle.

« Ce sont les sirènes qui chantent ce chant, chuchota-t-elle comme si elle craignait d’être entendue. Mon grand-père, qui était le meilleur chanteur de toute la côte, il les avait entendues à bord de son bateau, alors il était revenu, un soir, avec une barque. Il s’était approché discrètement et il avait vu les sirènes. Elles avaient de beaux cheveux, c’étaient des belles femmes, mais elles n’avaient pas de jambes ! Elles se cachaient dans l’eau et dans les rochers. Dès qu’un bateau approchait, elles se mettaient à chanter. Mon grand-père avait une mémoire exceptionnelle, il a tout retenu, l’air et les paroles. Ça ne plaisait pas à ma mère. Il a même chanté une fois sur la place du village à la fête du marché, la chanson a beaucoup plu. C’était un aventurier, mon grand-père. Un seul chant ne lui a pas suffit, alors un jour, il est retourné, tout droit à travers les flots, aux récifs. Il a voulu aller parler aux sirènes, puis il n’est jamais revenu. On a retrouvé sa barque mais pas son corps. »

Vickle l’écouta bouche bée, plusieurs heures durant.

En termes de mystère, elle avait donc compris au fil des années qu’il fallait parfois creuser profond pour trouver son trésor. Or elle s’était depuis peu attachée à une nouvelle énigme.

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