Maeve
Le lac qui reflète les nuances nacarat du ciel est bordé par la ville. Depuis la route, elle n’est qu’un amas informe de bâtiments surplombés par une large pointe dorée qui fend les airs. Après deux huitaines de trajet, nous sommes enfin arrivés à Mirane.
Les derniers jours ont été particulièrement pénibles. Une fois la frontière passée, j’ai dû voyager en calèche. J’ai eu beau insister, Grand-Papa a été catégorique. Je n’ai eu le droit de chevaucher que sur les terres norlandaises et encore, j’étais alors entourée de deux douzaines de soldats qui me collaient au flanc. Depuis l’annonce de mon mariage arrangé, l’engrenage de ma nouvelle vie s’est mis en route et a commencé à me broyer jour après jour.
— Et encore, tu n’es même pas encore arrivée à la cour ! s’était esclaffée Anh-Lise tandis que je soupirais lors d’un énième essayage de robes pour préparer mes tenues pour le départ.
Ça aussi, c’est un problème que je n’avais pas anticipé, mais mes rendez-vous avec la tailleuse m’ont vite confrontée à cette nouvelle réalité : finis les tenues d’entraînement, les pantalons propices au déplacement et le contact léger du lin qui laisse respirer la peau. Pour le jour de mon arrivée à Mirane, la capitale de la Dennes Occidentale, je dois supporter cette longue et hideuse robe noir au velours si épais que j’étouffe sous la chaleur moite. Le tissu colle à ma peau, sur mon dos ruissèlent des gouttes de transpiration autant dues à ce climat étouffant qu’à l’appréhension de notre arrivée imminente.
Le cortège pénètre dans la ville, où les habitants se ruent dehors pour nous acclamer sur leur passage. Ils poussent des cris, sourient, agitent les bras, tandis que je reste en retrait dans l’ombre de la calèche.
Pourquoi se réjouissent-ils tant ? Ils ne me connaissent pas. Je n’ai rien fait. Je ne suis qu’une étrangère venue dans leur pays pour un mariage, rien qui ne mérite une telle fête. Je ne cesse de fixer la banquette en face de moi, incapable de soutenir les regards enjoués des habitants, quand soudain, la calèche s’arrête.
Je passe la tête par la fenêtre pour découvrir une haie de soldats dennois, parés de bleu nuit, qui freinent notre progression. J’ai beau tendre l’oreille, je ne parviens pas à entendre les échanges entre le général Sondha et l’un d’eux. D’un coup sec, j’ouvre la porte et descends de la calèche pour en savoir plus.
La tête du soldat dennois se fige, ses yeux sortent de leur orbite tandis qu’il murmure à toute hâte à l’oreille du général Sondha qui se retourne alors vers moi pour m’annoncer :
— Nous allons emprunter un autre itinéraire, Madame, si vous voulez bien remonter dans la calèche…
Je tente de sonder son regard obligeant et demeure immobile. Il doit bien y avoir plus de trente soldats dennois face à nous, et ceux-ci se disposent autour de notre escorte de sorte à l’entourer totalement, forçant la population à reculer de plusieurs pas pour ne pas se faire piétiner sur leur passage.
— Par ordre du Grand Ministre, tonne celui qui parlait à l’instant avec le général Sondha, nous vous demandons de remonter dans votre calèche et de nous suivre jusqu’au Palais Royal, Madame.
Celui-ci termine sa tirade par une révérence, laquelle ne me radoucit nullement.
Par ordre de qui ?
Pourquoi ?
Assise sur la banquette de la calèche, les poings serrés sur mes genoux, je regarde défiler les rues dans lesquelles flotte une odeur de poissons séchés.
Dans quelques instants, nous arriverons à la Cité Royale. Dans quelques instants, ma nouvelle vie débute. Je clos mes paupières, inspire pour mieux me calmer alors que je n’ai qu’une envie : sauter de la calèche, subtiliser un cheval et repartir d’où je suis venue.
Je le fais pour mon pays.
J’ai beau essayer de me rassurer comme je peux, cet enjeu me paraît si abstrait, alors que ma rencontre avec mon futur époux, elle, est aussi concrète d’imminente.
Je le fais pour ma famille.
Je dois le faire.
La calèche ralentit tandis que par la fenêtre se dressent de hauts remparts de briques rouge.
Mon cœur bat la chamade, ma respiration se saccade.
Ça y est.
Mon dos se crispe contre le dossier en cuir. Mes mains se resserrent autour de la banquette. Soudain, je voudrais ne jamais sortir de cette calèche qui reprend sa course à travers une large allée. La haie d’honneur a changé, elle aussi. Ce ne sont plus des habitants qui nous acclament, mais des rangs peuplés de femmes aux longues robes sophistiquées et d’hommes aux costumes soyeux. Ils sont bien plus silencieux, leur regard plus curieux qu’enthousiastes. Une ligne de soldats aux tenues bleu nuit semblables à celles de ceux qui nous ont arrêté plus tôt dans la rue nous séparent de cette nouvelle foule.
Je soupire, tandis que la calèche oblique pour contourner une fontaine. En son centre, une nuée d’hommes de bronze soutiennent un bouclier surmonté par un corps athlétique qui lève le poing au ciel.
Pirus Dennes.
J’ai beau ne rien connaître de ces contrées, les quelques leçons de l’ambassadeur m’ont donné un aperçu rapide des grands moments de l’histoire du peuple dennois. Il s’agit d’une statue de Pirus Dennes, j’en ai la conviction. Ces hommes qui le supportent doivent être les trente-deux seigneurs qui se sont ralliés à Pirus Dennes lors de la fondation des Pays de Dennes. Avec la conquête du Nouveau Continent, ses descendants ont offert à la Couronne une trente-troisième région : la Dennes Occidentale.
La famille Fanese dont fait partie Odrien serait une branche descendante de ce dirigeant illustre.
En me mariant avec lui, je ferais également partie de cet arbre généalogique foisonnant qui marque les générations. Moi qui pensais marquer l’Histoire par mes batailles, je m’apprête à inscrire mon nom dans celle-ci par le jeu des alliances de mon grand-père.
Lorsque la calèche s’arrête, un laquais m’ouvre la porte à côté de laquelle il reste stoïque.
Je ferme les yeux une dernière fois, savoure une ultime respiration puis me lance à la conquête de ce nouveau terrain.
D’un pas hésitant, j’avance sous les yeux attentifs de la cour alentours et jette un regard discret au monument qui se dresse devant moi.
Le bâtiment immense aux courbes arrondies paré de ses briques rouges est surplombé d’une coiffe d’or qui se termine en une pique qui s’allonge jusqu’aux cieux.
La pointe dorée que je voyais depuis les berges du lac…
Cet endroit n’a rien à voir avec tout ce que j’ai pu voir de ma vie. Il est riche, démesuré et si… Différent de l’architecture norlandaise.
Je fais de mon mieux pour ne pas avoir l’air ébahie devant tant d’opulence et suit les soldats dennois de notre escorte qui m’ouvrent la voie jusqu’aux marches du Palais Royal.
C’est alors que je remarque ces silhouettes qui trônent devant les marches, entourées de leur lot de soldats. Droites, alignées, silencieuses. Elles me fixent tandis que mes pas se font plus tremblants.
Les Fanese…
En leur centre, un homme à l’embonpoint prononcé et au crâne dépourvu du moindre cheveu arbore un collier si imposant paré d’or et de joyaux que je le devine être Orman Fanese, le Régent de la Dennes Occidentale.
À sa droite, un homme plus jeune à la tignasse brune dépassant à peine ses oreilles croise les bras et me toise avec sévérité.
Mon cœur s’est arrêté sur place, tandis que mes jambes continuent d’avancer. Je détaille son visage fin, ses pommettes saillantes, sa mâchoire carrée. Ses doigts qui tapotent contre son bras. D’impatience ?
Je regarde mes pieds, avant de lentement relever ma tête pour plonger mes yeux dans les siens.
Le menton relevé, il me fusille du regard.
Le bas de mon dos frétille, mes joues m’irradient.
Je ne m’attendais pas à ça.
Je honnissais l’idée de ce mariage, détestais par avance cet homme qui allait devenir mon mari, rechignais au projet de devoir prendre époux, tant et si bien que j’avais omis cette possibilité.
Cet homme me plaît.
Les battements de mon cœur s’accélèrent. Je ne le lâche pas du regard, remarquant à peine la jeune femme à la chevelure dorée et bouclée qui se tient de l’autre côté du Régent, quand mon escorte s’arrête.
— Madame Maeve Bressild, commence un laquais.
Quelques instants s’égrènent dans un silence assourdissant avant que je ne réalise que je dois faire une révérence. Le dos raide, la démarche peu maîtrisée, je m’incline devant les Fanese et me relève en jetant un nouveau coup d’œil au prince brun dont je perçois les yeux s’écarquiller avant de retrouver leur air déterminé et fermé.
— Son Excellence le Prince Orman Fanese, Prince des Pays de Dennes, Régent de la Dennes Occidentale, continue le laquais tandis que le chauve au grand collier s’avance d’un pas et marque un léger signe de tête à mon intention.
Je tourne mes épaules vers son fils, un sourire timide sur mon visage. Le laquais le présente alors :
— Son Excellence le Prince Darion Fanese, Prince des Pays de Dennes, Grand-Ministre de la Dennes Occidentale.
Darion ?
Ma bouche s’ouvre pour ne laisser place à aucun son. Mes yeux, que j’ai beau essayé de retenir, tentent de sortir de leur orbite. Ils cherchent son regard, voudraient l’interroger, mais celui-ci les fuit.
J’étais persuadée qu’il s’agissait d’Odrien…
J’aurais tant voulu qu’il s’agisse d’Odrien…
Mais c’est son frère.
Ce n’est pas celui que je dois épouser.
Je cherche du regard celui qui sera bientôt mon mari, mais je ne vois aux côtés du Régent que son autre fille qui me tire une révérence pleine de grâce tandis que le valet annonce :
— Son Excellence la Princesse Cilia Fanese, Princesse des Pays de Dennes.
Où est Odrien ?
Mon visage trahit tant mon interrogation que le Régent s’empresse d’y répondre :
— N’ayez crainte, vous rencontrerez votre fiancé bien assez tôt, me souffle-t-il en esquissant un clin d’œil.
* * *
Darion
Maeve Bressild cligne des yeux.
Qu’est-ce qu’Odrien fout, par les Cieux ? Il a de la chance que Père le couvre. Derrière son sourire plein de politesse, il élude le retard de son fils comme si son absence était prévue.
La vérité, c’est qu’Odrien est introuvable. J’ai toqué à sa résidence, poussé la porte d’entrée en l’absence de toute réponse, mais il n’était pas chez lui. Il sait pourtant à quel point sa présence aujourd’hui est capitale. Comme d’habitude, il se défile. Je retiens mes dents de grincer.
— Si vous voulez bien me suivre, entame mon père en offrant son bras à Maeve.
Elle le fixe un instant avant de poser sa main sur le bras de mon père avec un sourire plein de retenue. Elle a l’air si timide.
Maeve Bressild…
Tandis que je marche quelques pas derrière eux, je fais de mon mieux pour cesser de fixer ses longs cheveux orange bouclés qui flottent derrière elle.
Elle se tient si droite, remontant la traîne de sa robe de sa main libre. Son pas est mal assuré.
Je la comprends.
Si elle savait dans quoi elle vient de mettre les pieds…
J’espère qu’Odrien se trouvera dans le Petit Salon. Père y a prévu une petite réception réservée à la famille.
Cilia se rapproche de moi et me chuchote à l’oreille :
— Alors ?
Ses yeux bleus me fixent avec malice, la commissure gauche de sa lèvre retroussée.
Je lui réponds par un regard glacial.
— Tu n’es vraiment pas divertissant, siffle-t-elle aussitôt.
— Je ne crois pas que divertissant fasse partie de mes attributions.
— Toujours sur tes grands chevaux ! continue-t-elle en levant les yeux au ciel.
Devant nous, Maeve lève la tête pour mieux prendre la mesure du haut plafond de bois sculpté, avec ses chevaux qui menacent de fondre sur tous ceux qui foulent le sol du Palais Royal.
— En tout cas, je pense que ses débuts seront divertissants, reprend Cilia dans un murmure.
Les portes s’ouvrent sur le Petit Salon aux murs vert pastel recouverts pour l’occasion de tentures dorées.
Pas d’Odrien en vue. Il exagère.
Mon père s’allonge sur sa banquette fétiche et prie Maeve de s’installer à son aise. Elle reste assise, raide comme un piquet, tandis que Cilia prend place à ses côtés et l’aborde avec son plus grand sourire :
— Vous devriez essayer les carugnes, dit-elle en désignant la pièce-montée de fruits secs qui trône sur une petite table. C’est une spécialité dennoise !
La pauvre Maeve se retrouve aussitôt affublée d’une serviette remplie de carugnes qu’elle s’empresse de goûter. Avec fermeté, sa mâchoire déchiquète le fruit qu’elle prend du temps à mastiquer en s’excusant d’un sourire poli.
— C’est… Très inattendu comme goût, commente-t-elle une fois la première carugne avalée.
Je n’ai jamais raffolé de ce fruit acidulé au goût prononcé, d’autant que quand il est sec, il colle aux dents.
Mon père s’enquiert de savoir si elle a fait bon voyage quand la porte valse et qu’entre Nirien.
— Et voici mon neveu, Nirien, Prince des Pays de Dennes et troisième fils de mon frère, le Roi Fernan.
— Madame, salue celui-ci en effectuant sa révérence.
Nirien chuchote à l’oreille de mon père avant de s’affaler sur la banquette à côté de la mienne.
— Nirien nous a rejoint l’année dernière, explique Cilia à Maeve.
— Le Vieux Monde m’ennuyait, concède mon cousin en saisissant une carugne.
Maeve lui sourit avant de reporter ses yeux verts en amande sur moi. Un regard furtif qu’elle me reprend aussitôt.
J’expire.
Pourquoi faut-il que je la trouve mignonne ? Elle est promise à mon frère. Elle est à mon goût, certes, mais cela doit s’arrêter là.
J’ai râlé quand Père a commencé à me parler de mariage. Après avoir enfin réussi à trouver un parti pour Odrien, il s’est mis en tête que c’était mon tour. Je n’ai pas besoin d’une femme. Je n’ai pas le temps pour ça. Et je l’ai encore moins pour penser à quelqu’un qui ne fera jamais partie de mes prétendantes.
La porte s’ouvre de nouveau et dévoile enfin Odrien qui entre dans le Petit Salon d’un pas désinvolte.
* * *
Maeve
— Le meilleur pour la fin, Madame, m’annonce le Régent d’un clin d’œil. Mon fils aîné, Odrien. Ou devrais-je dire, votre fiancé…
Immobile, j’essaie de retrouver ma contenance. D’adoucir mes yeux écarquillés, de contrôler ma respiration saccadée. Au bord de la crise cardiaque, je dois offrir un sacré spectacle à la famille Fanese.
Celui qui deviendra mon mari se rapproche pour me saluer d’une révérence marquée. Ses yeux bleus me traversent sans me regarder, ses cheveux argentés bouclés se rabattent sur ses épaules tandis qu’il se relève. Son visage émacié me fait penser au museau d’une souris.
Ne pouvait-il pas avoir une once de ressemblance avec son frère ? Je n’ose plus regarder Darion, ce fruit défendu auquel je n’aurai aucun droit. Il va falloir que j’apprenne à faire avec celui qui m’est destiné : Odrien Fanese, l’homme qui avait tout pour me déplaire.
— Je vous prie de bien vouloir excuser mon retard, Madame, j’étais retenu par des affaires de la plus haute importance, déclare Odrien en m’adressant un sourire travaillé, rodé à la diplomatie mais dénué de toute sincérité.
Je lui pardonne d’un hochement de tête. Je ne suis pas vexée. La seule chose que je déplore de cet homme n’est pas son retard, c’est d’exister tout court. De sa plus simple idée à son entière constitution. Il faudra pourtant que j’apprenne à le connaître. Cela ne risque pas d’être si simple.
Nous demeurons un long moment côte à côte, mal assortis, en aucun cas complices, à prétendre que nous nous réjouissons de la situation devant le reste de la famille Fanese. J’expose à mon futur beau-père, le Régent Orman Fanese, l’itinéraire de notre voyage depuis la Citadelle, mes impressions sur les villes de Nourian et de Lapomine que notre cortège a traversées, tandis que son fils Odrien hoche la tête à chacune de mes prises de paroles.
— J’étais étonnée de voir tant de monde venu nous acclamer, lorsque nous avons traversé tous ces villages, je conclus en adressant un sourire poli à Cilia qui me dévore des yeux.
— C’est bien normal, lance leur cousin Nirien, ce n’est pas tous les jours qu’une future princesse passe dans leurs rues. Et puis, ils se devaient bien de vous réserver un digne accueil en notre nom !
Je me garde bien d’ajouter que j’ai chevauché jusqu’à la frontière norlandaise et que toutes ces convenances de cortège et de calèche nous ont fait perdre plusieurs jours de voyage. À partir de maintenant, le temps s’écoulera bien différemment. Il ne sera plus question de rationalité, d’efficacité, encore moins de rapidité. Seulement de convenances et de paraître. De temps à prendre et de temps pris à notre détriment. D’un temps qui m’échappera, qui sera rythmé par des intérêts qui m’échapperont tout autant. Dans cette longue attente, je n’ai plus qu’à prier les Cieux pour que le temps qui me sépare de mon mariage avec Odrien Fanese soit le plus long possible. Et espérer que, dans cet interstice, mes sentiments à son égard puissent changer, même si je ne pense pas trouver un jour museau-de-souris attirant.
Je suis d’une oreille attentive les vifs échanges entre Cilia et son cousin Nirien qui renchérissent sur leurs souvenirs de la fastueuse cour royale des Pays de Dennes, outre-mer, quand Darion se lève tout d’un coup.
— Je vous prie de bien vouloir m’excuser, coupe-t-il d’une rapide révérence, les affaires m’appellent.
— Tu ne peux donc pas passer la moindre journée sans avoir à nous fuir avec tes papiers et tes sous-fifres ? chante Cilia.
Darion lui jette un regard noir.
— Allons, allons, dissipe leur père Orman. Être Grand Ministre appelle de grandes responsabilités.
Cilia hausse les épaules tandis que Darion tourne les talons et nous quitte, sans le moindre égard pour moi.
* * *
Darion
Je n’en pouvais plus d’être dans cette pièce, cette mascarade avait assez duré. Et puis, j’ai bien assez à faire. Depuis hier, je n’avais pas lâché l’affaire de la Place Royale, sauf pour accueillir cette jeune malheureuse qui est promise à mon frère. Frère qui n’a même pas été fichu d’être présent lors de son arrivée.
Il était temps que j’accapare mes esprits ailleurs, que je retrouve l’essentiel. Le travail, la sûreté du pays.
— Santon, au rapport, criai-je à mon homme de main une fois de retour dans mon bureau.
— Toujours rien, il ne fait que beugler et dire qu’il n’a rien à voir avec le crime.
— C’est ce qu’on va voir, asséné-je.
Je descends jusqu’aux sous-terrains où croupissent ceux qui méritent les cachots. Depuis le couloir des cellules résonnent les beuglements et les supplications de l’homme que nous avons arrêté ce matin. Leur écho m’exaspère. Lorsque j’entre dans la salle de la question, un garde s’interrompt de tourner la roue pour se mettre au garde-à-vous et me saluer.
Sur la table, l’enflure a le visage défiguré par ses grimaces de douleur. Ses pieds et ses mains ligotés l’écartèlent.
— Dois-je reprendre ? me demande le garde en jetant un regard à la roue qu’il actionne pour écarteler notre homme.
D’un geste de main, je l’intime de ne rien faire avant mon signal. Je m’approche du suspect. Son visage est couvert de sueur, ses yeux écarquillés tremblent tandis qu’il me supplie en gémissant de le laisser partir.
— Alors comme ça, on continue de jouer ? je commence.
— Je ne… Je n’ai rien…
L’homme sanglote tant qu’il a abandonné toute dignité.
— Tu n’étais pas sur la Place Royale, hier matin ?
— Si, mais j’ai…
— Tu n’as rien d’autre à me dire que les mêmes salades, alors que plusieurs témoins t’ont reconnu ?
L’homme continue de pleurer.
— Alors je vais me répéter encore, et cette fois, je souhaite à ta langue de se délier, sinon je t’assure que je ne me contenterai pas de briser seulement tes bras et tes jambes.
Je prends le temps d’une respiration. Les lèvres du détenu tremblent tant que si elles continuent ainsi, il ne pourra pas aligner trois mots.
D’un geste rapide, j’ordonne à Santon, resté à côté de la porte, de m’emmener le verre d’eau posé sur la table, sans quitter des yeux le prévenu.
— Tu as soif ?
Il hoche la tête, et je verse un mince filet sur sa bouche. L’eau s’écoule à côté de ses lèvres.
— Dommage, cinglé-je.
L’homme fait tout pour se taire, mais les larmes continuent de couler le long de son visage.
— Hier matin, une poupée à l’effigie du Roi Fernan a été brûlée Place Royale. Tu étais bien là lorsque le brasier s’est enflammé ?
— J’… Ma boutique est à l’angle. De la Place, confie l’homme à voix basse.
— Tu n’étais pas dedans au moment des faits.
— Je n’ai… Depuis qu’elle…
Le prisonnier retombe dans son mutisme, alors je me tourne vers le garde posté prêt de la roue et lui fait un signe. Aussitôt, l’engrenage se lance et les bras et les mains du détenu s’écartent encore. Celui-ci hurle, il supplie d’arrêter, mais il ne crache rien.
Après des heures d’interrogatoire, il vient à bout de ma patience. Mais c’est une pièce bien trop maîtresse pour le laisser succomber à ses blessures si vite.
— Elle est entrée dans ma boutique et après… commence le prisonnier.
— Et après ?
— Je ne sais pas ce qu’il… S’est passé. Je vous l’ai déjà dit. Je ne contrôlais plus rien…
D’un hochement de tête, je fais signe au garde d’augmenter la pression d’un cran supplémentaire.
— Je vais te rafraîchir la mémoire, alors. Tu as pris une torche, et tu t’es pavané sur la place comme un chef.
— Je ne contrôlais pas mon corps, je vous en supplie…
— Tu t’es cru pour un putain de héros ?
— C’est elle… C’est… Une sorcière !
— Ne joue pas avec ma patience. Ton corps a bien saisi la torche ?
Les sanglots renchérissent, tandis que le détenu murmure enfin :
— O… Oui…
— Et c’est bien toi qui as allumé le brasier, sur la Place Royale ?
— Elle m’a jeté un sort ! hurle-t-il.
— Et moi, je suis la reine carotte, je souffle d’un air presque amusé. Alors laisse-moi te dire une dernière chose : la magie, les sorcières, ça n’existe pas.
Je fais signe au garde de l’écarteler davantage sauf que cette fois, je lui tourne le dos, avant de m’adresser à Santon :
— Nous en avons fini ici.
Mise en place efficace, je dois dire. Les personnages m'ont semblé bien caractérisés, avec des dynamiques claires.
Deux choses m'ont mises sur la réserve : je ne sais pas à quel point je peux aimer un personnage tortionnaire, quelles que soient les raisons de la torture + j'ai ressenti de la peine pour Odrien, que j'ai trouvé réduit à la forme de son visage (alors que Maeve aurait pu ne pas être attirée par lui mais sans que ce soit lié à une laideur en particulier, tu vois ce que je veux dire ?).
Sinon, j'ai beaucoup aimé le thème de la liberté d'une femme qui voulait être dans l'armée et se retrouve fiancée et dans les convenances de palais.
Et je suis curieuse de voir tous les secrets qui se cachent dans ce royaume où Maeve arrive.
Bon vent d'inspiration pour l'écriture là où tu en es !
Merci beaucoup pour ta lecture et tes retours :)
Sur les deux points que tu soulèves :
- Darion : je prends bien note de ton ressenti ! Je me souviens m'être posée la question à l'écriture de la "place" que devrais prendre Darion pendant cet interrogatoire. Le fait de le rendre "tortionnaire direct" n'était pas la seule option, cela dit je ne voulais pas non plus que cette scène lui soit seulement rapportée. Pour autant, une autre personne que toi m'as fait la remarque sur ce point-là, donc je me dis qu'à la relecture, je devrai avoir une vigilance particulière sur ce que cela dit du personnage, et voir si je le conserve ou si je l'amende (et, sinon c'est pas drôle, j'ai aussi eu le : "il est très soft finalement" ^^)
- Pour la description d'Odrien, je pourrais en effet plus rentrer dans les détails, surtout si je souhaite conserver le fait que Maeve a une répulsion pour lui. Le pire, c'est que je ne le vois pas si repoussant, mais je voulais surtout marquer le contraste que contrairement à son frère, "ce n'est pas son style". Pour autant, tout cela gagne à être bien mieux exécuté. A reprendre en réécriture, donc :)