3. L'entraînement

Par Hylla

Maeve

Une huitaine que je suis piégée dans ce Palais Royal. À peine je pose les pieds hors de la Cité Interdite où sont réunis les pavillons d’habitation de la famille Fanese que je suis affublée de gardes, et parfois pire encore, de dames de compagnie. Dame Lotrande et Dame Messieu commencent à user de ma patience. Elles passent leur temps à m’accompagner dans les jardins et à me compter les moindres histoires concernant des membres de la cour que je ne connais pas. Je me fiche bien que ce Terien ait été rejeté par je ne sais quelle femme, encore plus de cette nouvelle boutique qui a ouvert dans le quartier des tisserands et qui rameute nombre de personnes de la cour pour obtenir des robes à la dernière mode. Si ça ne tenait qu’à moi, je porterais tous les jours un fourreau aussi confortable que celui que j’avais au camp d’entraînement. Certainement pas ces robes brodées aux tissus superposés qui rendent le moindre de mes pas inconfortable.

Je croyais au début que sortir dehors m’apporterait un peu d’air, mais je préfère encore rester planquée dans la Cité Interdite. Ici au moins, les gens de la cour n’ont pas droit de sol. Il n’y a que les Fanese, leur cousin Nirien et moi. Sans compter les gardes qui veillent droits comme des piquets à ce que personne ne soit assez fou pour fouler le sol de ce quartier privé de la Cité Royale.

Cet après-midi, j’ai même droit à une horrible séance à rester immobile aux côtés d’Odrien tandis qu’un peintre esquisse notre portrait. C’est, sans conteste, la plus grande proximité que j’ai eue avec mon prétendu fiancé depuis mon arrivée. Nous avons beau partager nos repas avec le reste de la famille dans la Salle des Mets de la Cité Interdite, nous ne nous disons rien. Nous nous évitons du regard, et nous gardons bien de créer tout rapprochement superflu. Même si je n’ai aucune envie de connaître cet homme, j’en veux à Odrien de ne pas se montrer plus avenant avec moi. Après tout, je viens tout juste de laisser toute ma vie derrière pour débarquer dans la sienne, sur un sol que je ne connais pas. Il pourrait au moins faire quelques efforts pour me mettre à l’aise. Au lieu de cela, je n’ai droit qu’à son regard fuyant et à ses paroles erratiques.

Au cours de notre séance de portrait, le peintre, Lazare Tissaud, essaie même de nous rapprocher.

— Prenez des poses plus naturelles. Vos épaules sont trop crispées, me lance-t-il alors même que j’avais l’impression que ses yeux n’avaient jamais quitté sa toile.

Odrien fait un pas dans ma direction et nos bras se touchent alors. J’abandonne ma statue, surprise par ce contact nouveau, mais lui ne détourne pas son regard, rivé depuis le début de la séance sur le peintre. Odrien ne cille pas, Odrien ne bouge pas. Une main sur sa hanche, un pas en avant, il arbore un visage plus serein qu’à son habitude.

Il est dans son élément. Bien plus que je ne le serai jamais.

Tandis que j’inspire, j’abaisse mes épaules et relève la tête pour me donner plus de contenance.

— Voilà qui est mieux, ponctue Lazare Tissaud.

J’imite mon fiancé et pose mon regard sur ce peintre qui agite son fusain avec frénésie. Ses doigts ne s’interrompent que pour replacer une longue mèche noire derrière ses oreilles avant de reprendre comme si de rien n’était la valse de ses doigts. Cet homme est surprenant. C’est comme s’il ne nous regardait jamais vraiment et pourtant, il ne cesse de nous détailler sur sa toile.

Soudain, la voix qui se fait trop rare s’éclaircit à côté de moi.

— Père vous invite demain à prendre une collation dans son Petit Salon, m’annonce Odrien.

J’en perds le naturel que j’avais eu tant de mal à feinter.

— Vous joindrez vous à nous ? l’interrogé-je.

— Non.

Odrien a répondu d’un ton si tranchant que j’aurais pu m’en offusquer, si je n’étais pas rassurée de ne pas avoir à le supporter deux après-midi de suite.

Le reste de la séance, Odrien repart dans son silence mutique tandis que je fais de mon mieux pour garder la tête haute à ses côtés, à poser comme si nous étions un couple fort.

Quelle ironie.

Alors que le peintre nous annonce enfin que la séance est terminée, j’ai le déplaisir de l’entendre nous annoncer que nous aurons rendez-vous la huitaine prochaine ainsi que les suivantes pour affiner nos silhouettes.

Ce n’est pas prêt d’être fini…

Je n’attends pas Odrien et quitte l’atelier du peintre pour regagner la Cité Interdite. À peine je pose un pied dehors que deux gardes m’encerclent pour mieux marcher à mes côtés. Je soupire.

Une prison pour une autre…

Je regagne mon pavillon au sein de la Cité Interdite en jetant un œil attentif à la disposition des gardes. J’ai beau guetter depuis quelques jours déjà, ce quartier infoulable par d’autres que la famille princière et sa garde rapprochée fait l’objet d’une surveillance accrue. Devant chaque bâtiment, des gardes sont postés et effectuent des rondes régulières. La Cité Interdite est encerclée par de hauts murs. Si j’ai envisagé le premier jour de les escalader pour sortir en douce, de l’autre côté, une ronde permanente se tient. Il me serait impossible de franchir ces remparts sans être repérée. Cela me renvoie chaque jour à mon statut, qui tient plus de prisonnière que de future princesse. J’aimerais pouvoir sortir seule, arpenter les alentours, découvrir ce nouveau terrain. Comment m’approprier mon nouveau pays si je ne suis pas libre de m’y déplacer ?

Je soupire tandis que je pénètre dans mon pavillon. Les jours ont beau se succéder, j’ai encore du mal à voir en cette antre ma nouvelle maison. Pourtant, c’est ici que je préfère être. À l’abris des regards, à l’abris des autres. Odrien, lui, vit dans un pavillon en tout point identique au mien situé à l’extrême opposé de la Cité Interdite. Lorsque son père, le Régent Orman, m’a présenté ma nouvelle demeure, il m’a glissé qu’il était coutume de séparer les fiancés avant leur mariage. Depuis, je n’ai qu’une crainte : qu’une fois que ce jour maudit arrive, je doive partager le même pavillon qu’Odrien. Que je n’ai plus mon espace rien qu’à moi, celui où je n’ai plus à faire semblant.

Naouri s’approche et m’offre de m’aider à me débarrasser de cette robe harassante. Depuis mon arrivée, elle est la seule personne que je tolère. Si, au début, je rechignais à l’idée d’avoir une domestique, préférant m’occuper de moi toute seule, j’ai fini par m’accommoder de sa présence. La plantureuse autochtone m’adresse des sourires réconfortants et comprend quand j’ai besoin d’être seule dans la pièce.

Tandis qu’elle défait le crochetage dans mon dos, je lui demande :

— Serait-il possible d’avoir un fourreau et un veston ?

— J’enverrais vos mesures à votre tailleur, Madame, si vous voulez bien m’indiquer quel type de vêtement vous souhaitez exactement.

Un tailleur ? Pour faire des vêtements sur mesure ? Décidément, rien n’est simple dans ce pays. J’expire et prends sur moi pour ne rien laisser paraître.

— Je n’ai pas besoin d’un tailleur, une tenue de service fera l’affaire. Vous pouvez me trouver ça ?

D’un geste délicat, Naouri fait glisser la robe le long de mon corps dont la nudité soudaine provoque une chair de poule timide.

— Ce sera fait, Madame.

Elle ne dit rien, elle ne demande rien. C’est l’avantage, je crois, de m’adresser à elle plutôt à quiconque de la cour. Elle doit pourtant bien se demander ce que j’ai en tête, mais elle ne se permettra jamais de me le demander. Moi-même, j’agis sur un coup de tête, mais depuis que l’idée m’a prise, je n’ai qu’une hâte : reprendre l’exercice. Ce doit être cela, d’avoir passé plusieurs heures à faire la statue auprès d’Odrien. L’envie d’embrasser de nouveau une facette de ma vie d’avant devient irrésistible. Aussi, je m’impatiente en faisant les cent pas dans mon salon en attendant le retour de Naouri.

Il ne lui aura pas fallu longtemps pour dénicher ce que je cherchais. Un fourreau crème, simple, et un veston un peu large qui me laisse la liberté de mes mouvements. Je me satisferai du tissu rigide. Déjà, ces nouveaux vêtements m’apporteront le confort dont j’ai besoin.

Je troque ma tunique d’intérieur contre ce nouvel apparat, refusant l’aide de Naouri pour me changer cette fois. Tandis que je relève le fourreau le long de mon bassin, un sourire extatique prend possession de mon visage.

Je me retrouve, enfin.

J’ouvre la porte de mon pavillon, plus fière que jamais de mettre un pied dehors. Les gardes ont beau rester droit, je peux lire dans leur regard en coin la surprise de me voir débarquer ainsi. La tenue a dû les alerter avant de reconnaître mon visage : les domestiques n’ont pas le droit de fouler le sol de la Cité Interdite. Naouri m’a expliqué qu’ils utilisaient des sous-terrains pour communiquer avec le reste du Palais Royal. Mais à peine les gardes ont-ils dû reconnaître ma chevelure rousse et mon air impassible que l’alerte a été levée.

Ce n’est que moi.

Et au sein de la Cité Interdite, je peux encore faire ce que je veux. Du moins, je préfère le croire.

Je commence par m’étirer le moindre muscle avant de me jeter au sol pour entamer une série d’exercices. Si j’avais l’habitude d’enchaîner les positions tous les jours au camp d’entraînement, avoir arrêté depuis quelques huitaines me vaut de lutter davantage pour maintenir chaque position. Cette pensée m’arrache une énième rancœur.

J’ai vraiment tout perdu.

Je sais que je ne pourrai pas reproduire ici tous mes entraînements. Pour commencer, il me manque l’adjudant Kero qui beuglait de ne rien lâcher quand nos corps commençaient à faiblir. Je me verrais mal sauter dans le lac pour nager jusqu’à l’épuisement sous les yeux effarés des gens de la cour qui ne comprendraient rien à ma démarche. Pourtant, j’ai décidé de faire ce que je peux. Pour conserver un semblant de forme, mais surtout, pour me faire du bien. Je voudrais croire que je le fais aussi pour pouvoir réintégrer les rangs, si jamais mon grand-père revenait sur sa décision et que, par un miracle, je quittais Mirane pour repartir d’où je venais. Mais les jours passent et je commence à me résigner : ma place est ici, même si cela me coûte de le reconnaître.

Une fois mon échauffement terminé, je m’approche des gardes à l’entrée de mon pavillon. L’un d’eux doit avoir le même âge que moi. Depuis mon arrivée, il assure la surveillance de la porte d’entrée en journée, même si j’ai pu remarquer qu’il y a deux jours, un autre avait été assigné à sa place. C’est à lui que je décide de m’adresser :

— Pourriez-vous m’assister dans mon entraînement ?

À en juger par ses yeux qui s’écarquillent brièvement, la question a l’air de le décontenancer. Il se ressaisit immédiatement et bredouille.

— Bien… Bien sûr, Votre Excellence.

Je ne m’habituerai jamais à ce titre. Jusqu’à il y a quelques jours, j’étais Aspirante Bressild au quotidien, Maeve pour les plus intimes. Aujourd’hui, je suis devenue Votre Excellence, Madame tout au mieux. Ces honneurs dont on m’affuble creusent un fossé entre celles qu’ils me voient être et celle que je suis réellement. Une Bressild. Je suis encore une Bressild. Et demain… Demain,  on m’appellera Maeve Fanese. Ce nom ne me ressemble pas, pas plus que je ne tiens à le porter. Entretemps, je dois me réjouir du répit de mon statut de fiancée : je ne suis pas encore de leur famille. Du moins, pas officiellement, même si tout dans notre quotidien commence à instituer cette nouvelle routine d’appartenance. Il me reste encore trois huitaines…

Le mariage a été fixé à la prochaine Lune. Et tous les soirs, depuis ma fenêtre, la gorge nouée, je guette son spectre bleuté qui, dans trois huitaines, virera au violet pour annoncer son prochain cycle.

Je compte bien mettre à profit le temps qu’il me reste pour faire encore ce que je veux dans mon pavillon.

— Je souhaiterais utiliser votre épée, adressé-je au second garde.

— Votre Excellence, reprend ce dernier. Je dois être armé pour garder votre porte.

— Votre collègue l’est déjà, rétorqué-je.

Je ne laisse pas une seconde de plus à son regard hésitant :

— À partir de demain, vous n’aurez qu’à emmener une seconde épée, même si je ne vois pas ce qu’il pourrait bien m’arriver ici, ironisé-je.

Que craint-il ? Une attaque ? Je défie quiconque de fouler le sol de la Cité Interdite sans être arrêté sur le champ. Même si cela arrivait, une horde de gardes rôde aux alentours. Et je serais prête aussi.

— Comment vous appelez-vous ? demandé-je au garde qui a mon âge.

— Arian, Votre Excellence.

— Très bien Arian. Vous pouvez dégainer votre arme, j’ai besoin de ne pas perdre la main.

Son collègue lui jette un regard sévère tandis qu’Arian hésite quelques instants. Je tends la main vers le premier pour mieux lui intimer de me céder son arme, quand j’entends enfin le bruit de l’acier qui sort du fourreau.

Le garde pose un genou à terre pour mieux me présenter son épée, et je ne cesse de fixer la lame large et incurvée. Elle est si différente de ce à quoi je suis habituée. Au Norlande, les lames sont droites et bien plus fines. Je saisis la poignée et fais quelques pas sur l’herbe en battant l’air de ma nouvelle arme. Celui-ci siffle à mon oreille tandis que j’enchaîne des mouvements précis. Elle est maniable, j’en ferai mon affaire.

Je me retourne et adresse un signe de tête à Arian qui se décide enfin à dégainer son épée à son tour. Tandis qu’il esquisse quelques pas en ma direction, je me mets en garde pour mieux donner le ton de la séance.

Arian s’arrête et me jauge, interdit, l’épée baissée.

— On va faire quelques enchaînements. Essayez de me toucher, je veux travailler ma défense, commencé-je.

Il se met en garde et avance dans ma direction d’un pas prudent.

— N’ayez pas peur, l’intimé-je. J’ai fait ça toute ma vie.

Je n’aime pas donner des ordres, mais si je dois le faire pour enfin faire ce dont j’ai envie, je ne dois pas hésiter. J’ai bien fait d’être incisive avec son collègue, quelque chose me dit que si je n’avais pas fait preuve de suffisamment d’autorité, il aurait utilisé son excuse de rester armé pour ne pas me donner son arme.

Arian esquisse un premier geste. Il a visé mon bras tendu avec une force retenue. Je n’ai aucun mal à dévier sa lame dans un tintement strident. Je l’écarte suffisamment sur le côté pour lui faire comprendre que son coup était loin de représenter pour moi une menace.

Il fait un pas en arrière et reproduit la même attaque. Cette fois encore, je le mets en défaut.

S’il continue à être si craintif, je ne vais pas m’amuser longtemps.

— On va inverser les rôles, qu’en dites-vous ?

Arian acquiesce d’un hochement de tête. Ses paupières se ferment et il soupire : il a l’air soulagé. Peut-être aurais-je dû commencer par là. Il doit être plus facile pour lui d’accepter de recevoir mes assauts plutôt que de risquer de me blesser, même s’il n’était pas question que je le laisse m’égratigner.

Alors, d’un pas vif, je m’approche de lui et assène mon premier coup. Quand il pivote en redressant sa lame pour m’intercepter avant de me repousser pour que je recule de quelques pas, je souris à pleines dents.

J’ai enfin trouvé mon adversaire.

 

Ce soir-là, je dors si profondément que je m’en réveille heureuse. Cela faisait longtemps que je ne m’étais pas reposée ainsi. Me coucher avec le sentiment de plénitude de s’être dépensé pendant la journée m’avait manqué. Je ferai tout pour le ressentir chaque soir à partir d’aujourd’hui. Cet après-midi, j’ai rendez-vous avec mon futur beau-père, le Régent Orman, alors je préfère profiter du matin pour continuer ma nouvelle routine entamée la veille. Je revêts le fourreau et le veston d’un air rêveuse, avant d’esquisser quelques pas dehors. J’espère qu’Arian est bien de garde aujourd’hui.

À mon grand soulagement, je trouve celui-ci posté près de ma porte. D’un ton joyeux, je lui adresse :

— Bien le bonjour, Arian.

— Bonjour, Votre Excellence, me répond-il en se mettant au garde-à-vous.

— Prêt pour notre entraînement d’aujourd’hui ?

Depuis la fin de notre entraînement d’hier, je n’ai eu qu’une hâte : recommencer. La sueur qui me collait à la peau m’a galvanisée. Nos regards échangés entre nos assauts me flattaient. Nos yeux se disaient « c’est de cela dont tu es capable ? » et nos lames renchérissaient. Arian est un homme charmant. Tester son répondant a éveillé en moi un vif attrait pour cet homme avec qui j’espère bien croiser le fer tous les jours. Et quand il ne sera pas de garde… J’attendrai, ou je lui trouverai un remplaçant. J’aviserai sur le moment.

Je n’ai pas adressé la moindre attention au second garde, le même qu’hier, vissé de l’autre côté de la porte.

— Votre Excellence, commence ce dernier, je crains de devoir vous annoncer qu’Arian ne pourra pas se prêter à votre exercice aujourd’hui.

Je fronce les yeux, puis les rabats sur Arian qui n’ose pas croiser mon regard.

— Vous êtes blessé ?

C’est l’autre garde qui répond :

— Nous avons reçu l’interdiction de nous entraîner avec vous, Votre Excellence.

Je pivote vers ce dernier. À la commissure de ses lèvres qui se retrousse, je soupçonne que le garde apprécie de m’annoncer une telle nouvelle. Il doit même se féliciter d’avoir voulu s’opposer à mon entraînement hier.

— Et qui vous en a donné l’ordre au juste ?

— Le Grand Ministre, Votre Excellence. Les gardes royaux n’ont pas le droit de croiser le fer avec vous.

Je voudrais lui rétorquer que s’il en est ainsi, il ne nous est pas encore interdit de nous battre à main nue et que cela constituerait un autre entraînement tout à fait approprié à mon programme, mais je me retiens pour mieux frapper là où il faut.

Le Grand Ministre… Le Prince Darion… De quel droit m’empêche-t-il de m’entraîner ? Tient-il vraiment à enterrer de lui-même le peu de moi qu’il me reste encore ?

Je n’ai qu’une façon de gagner cette bataille : m’attaquer directement au capitaine.

 

* * *

 

Darion

 

Maeve débarque dans mon bureau d’un pas si déterminé et m’affuble d’un regard si noir que je ne doute pas un instant du mauvais moment que je m’apprête à passer. Je suis déjà enseveli sous la paperasse depuis l’aube, je me serais bien passé de cette visite surprise.

Elle se plante face à moi, les bras croisés, et me toise avec insistance. Depuis mon siège, devant lequel je me suis redressé à son irruption dans la pièce, je ne la lâche pas du regard.

Cet air énervé me fait découvrir une nouvelle facette de son visage qui me paraît bien plus sincère que le masque qu’elle porte laborieusement lorsque nous nous retrouvons dans la Salle des Mets. Il la rend intrigante, attirante.

Cieux.

Je dois cesser d’y penser.

— Laissez-nous seuls, adressé-je à Santon qui me répond d’un hochement de tête avant de s’éclipser.

La porte grince, et ce n’est que quand elle se tait enfin que Maeve fait un pas dans ma direction et m’accuse d’un doigt pointé dans ma direction.

— Vous…

— Moi, répond-je froidement en me rasseyant.

Je tasse ensemble les feuilles éparpillées devant moi pour mieux les disposer bien droites sur le coin de mon bureau avant de l’inviter d’un geste vers la chaise qui me fait face.

— De quel droit m’interdisez-vous de m’entraîner ?

Visiblement, elle ne compte pas s’asseoir. Dans un soupir, je me relève pour mieux lui tenir tête.

— Vous est-il venu à l’esprit que cela pouvait vous mettre en danger ?

— Je sais très bien me défendre. S’il se passait quelque chose dans la Cité Interdite, je serais tout aussi utile que n’importe quel autre de vos gardes.

— Sauf que vous n’êtes pas garde, mais future princesse.

Maeve se mord les lèvres. Elle s’apprête à parler avant de se retenir subitement. J’en profite pour continuer :

— Il est hors de question que vous soyez blessée dans un quelconque entraînement.

— Qui a parlé de me blesser ?

— Je suis en charge de la sécurité de cette région, et cela commence par celle de notre famille, dont vous vous apprêtez à faire partie. Je ne prendrai pas le moindre risque concernant votre sûreté personnelle.

Maeve se retourne, esquisse quelques pas en frappant le sol d’un pied lourd.

Croyait-elle vraiment que j’allais la laisser se battre sans protection, qui plus est avec des armes, sans rien dire ? Et même si elle était équipée, je ne trouverais pas le projet moins dangereux pour autant. Je ne veux rien risquer la concernant. Sa sécurité est trop importante pour la famille.

— Je ne peux pas sortir de la Cité Interdite sans être escortée par une ribambelle de gardes ! renchérit-elle.

— Cela est non négociable.

— Et qu’est-ce que j’ai le droit de faire, moi, au juste ?

Je hausse les épaules et me rassied sur ma chaise qui s’affaisse sous mon poids.

Qu’est-ce que qu’elle peut faire ? Ce n’est pas à moi de m’en soucier, même si je reconnais que sa situation doit être délicate. Cette fille a dû quitter son pays pour venir épouser mon frère qui ne lui montre pas la moindre once d’intérêt. Je balaie cette pensée aussitôt. L’empathie aussi est un sentiment que je ne dois pas laisser s’installer.

— Pas d’entraînement avec les gardes. Pas de sortie sans escorte, martelé-je pour mieux mettre un terme à cette conversation.

Il est temps que Maeve parte, et vite. J’ai des choses à faire, et puis… Et puis, sa présence me trouble. C’est la première fois que nous nous retrouvons seuls, et nous n’aurons pas vocation à renouveler l’expérience autrement que si elle rapplique une nouvelle fois pour passer ses nerfs sur moi.

Grande perspective.

— Si vous n’avez rien d’autre à ajouter, je vais vous raccompagner, je conclus le regard baissé.

— Ce ne sera pas la peine, je sais retrouver mon chemin toute seule.

Elle ouvre la porte et disparaît, Santon sur ses pas. Je l’entends soupirer tandis qu’elle s’éloigne, sans doute agacée d’être chaperonnée aussitôt qu’elle a posé le pied hors de cette pièce.

Je reprends mes feuillets pour mieux me replonger dans les consignations des crimes de lèse-majesté recensés dans la région ces dernières lunes. Pourtant, je n’arrive pas à me concentrer. Au détour de chaque ligne, une tignasse rousse et des yeux farouches pointent leur nez.

 

* * *

 

Maeve

 

Je le déteste. Je les déteste tous, mais je le hais plus particulièrement encore. Comment ose-t-il me retirer le peu qu’il me restait alors ? Pour des raisons de sécurité ? Au Norlande, nous savons très bien nous défendre. Ce n’est pas parce que ma famille dirige qu’elle y fait exception. Ici, tout est si… Superficiel et cloisonné.

Je remonte l’avenue qui me mène à la Cité Interdite d’un pas si précipité que j’entends les gardes se hâter dans mon dos pour garder la cadence. Je fulmine. Quand me laisseront-ils tous respirer ?

Jamais. Et avec le mariage qui approche, cela est encore moins prêt d’arriver.

Je passe le reste de ma matinée enfermée dans ma chambre. Je ne veux croiser personne, pas même Naouri. Elle l’a compris, car elle n’a pas ajouté un mot avant de se retirer quand elle m’a vue rentrer.

Pour le déjeuner, je prends sur moi pour camoufler mon énervement. Je reste muette comme une tombe, fidèle à ce silence que j’ai pris l’habitude de conserver à table, tandis que Cilia harcèle Darion pour connaître les détails d’une enquête qui aurait donné lieu à une arrestation et pour laquelle le suspect serait enfin passé aux aveux. Elle aurait eu vent de tout cela par une amie, et s’offusque de ne pas le tenir de son propre frère lui-même.

— Les affaires de mon cabinet sont confidentielles, cingle-t-il.

— Il s’agit d’un crime de lèse-majesté ! Cela nous concerne tous, s’offusque-t-elle.

— C’est cas de le dire, renchérit Nirien.

Leur cousin n’est pas en reste. Fils du Roi des Pays de Dennes, il doit se sentir plus concerné encore que les Fanese que quelqu’un ait brûlé une poupée à l’effigie de son père sur la place publique.

— Je n’ai rien de plus à ajouter, siffle Darion.

À cet instant, je suis piégée entre deux ressentis. Le remercier pour faire taire sa sœur dont la curiosité maladive cingle mes oreilles, ou le haïr pour m’avoir interdit de m’entraîner et me coller aux flancs ses gardes à chaque fois que je pose le moindre pied hors de la Cité Interdite. J’opte pour la seconde option.

Une fois le repas terminé, je me retire dans mon pavillon dont je ne compte pas sortir avant mon entrevue avec le Régent. Celle-ci m’a donné l’excuse parfaite pour refuser une balade dans les jardins avec mes dames de compagnie.

Un fait de sociabilité à la fois.

L’après-midi, je rejoins le Palais Royal et me fait escorter jusqu’au Petit Salon, où les gardes me laissent enfin seule avec Orman Fanese.

Celui-ci, affalé sur une banquette en velours, m’invite à prendre mes aises à ses côtés. Si je demeure assise, je suis moins tendue que la dernière fois où je me suis retrouvée dans cette pièce, le jour où j’ai rencontré Odrien. Ne pas souffrir de la présence de la seconde génération Fanese, dans laquelle j’inclus volontiers leur cousin Nirien, est un soulagement. Aussi j’adresse un sourire poli à Orman, le remerciant en silence d’avoir limité cette entrevue à nous seuls.

— Je tenais à m’assurer que votre installation et votre arrivée parmi nous se passe bien, m’explique-t-il en claquant des doigts.

Aussitôt, une porte dérobée s’ouvre et un domestique apparaît, un plateau rempli de carugnes et d’un biscuit que je ne connais pas, à la main. Aussitôt les mets déposés, l’homme nous salue en silence avant de disparaître à nouveau derrière la porte qui se fond dans le mur pastel.

La dernière fois également, nous étions seuls dans cette pièce. Le Petit Salon est donc la Cité Inviolable d’Orman au sein de ce Palais Royal… Le seul endroit où il peut se retirer du reste du monde.

— Tout se passe très bien, mens-je.

— Je suis ravi de l’entendre, continue Orman en saisissant une carugne. S’il y a quoi que ce soit que je puisse faire pour vous…

À cette parole, je me tais et l’observe en silence. Il m’adresse un sourire qui se veut rassurant, tandis que je me fais assaillir par les évènements du matin.

Et s’il y avait quelque chose qu’il pouvait faire pour moi justement ?

Je pourrais lui parler de Darion. Lui dire que son odieux fils m’empêche de m’entraîner comme bon me semble. Après tout, depuis mon arrivée, je n’ai pas demandé grand-chose.

Concernant son autre fils, je préfère me taire. Notre union a beau me déprimer, je sais qu’elle est trop importante pour le Norlande pour que je vienne m’en plaindre. Orman Fanese n’entendra pas de ma bouche que je ne veux pas de son Odrien.

— À ce propos, reprend-il, me coupant dans mes pensées. J’ai fait le nécessaire pour vous inscrire à l’Académie Royale. J’ai pensé que vous aimeriez la fréquenter…

À mon sourcil froncé, Orman devine que je ne comprends pas de quoi il parle. Aussi, il continue :

— Elle compte parmi les meilleurs maîtres d’armes du pays, chuchote-t-il en m’adressant un clin d’œil.

Je relève aussitôt la tête pour lui adresser un sourire plein de reconnaissance.

Il sait.

Et lui, a agi.

— Merci, soufflé-je.

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Nanouchka
Posté le 13/07/2024
Coucou ♥

J'adore Maeve dans ce chapitre. Elle est décisive, décisionnaire, inventive. Elle existe dans son corps, elle pose des limites, elle essaye d'exister dans un monde qui n'est pas fait pour elle.

J'ai aussi beaucoup aimé l'efficacité du récit, des émotions exprimées, des personnages croisés ; ça court juste assez pour que mon cerveau reste agile, à attraper des détails par-ci par-là.

Je trouve ça important d'avoir eu le point de vue de Darion pour comprendre son refus et déjouer le côté castrateur par principe. Je suis quand même emberlificotée par le rapport de pouvoir qui existe entre eux pour le moment (je m'en méfie dans les histoires d'amour, forcément) mais si je comprends bien la hiérarchie locale, Maeve deviendrait aussi puissante après son mariage ? Ou est-ce qu'il pourra toujours l'empêcher d'aller à certains endroits et de faire certaines activités ?

Il y a une sensualité qui se dégage de Maeve que je trouve hyper difficile à créer quand j'écris (pudeur, gêne, manque d'habitude) et qui m'impressionne. Genre le moment où Naouri retire sa robe, ou bien les regards qu'elle échange avec Arian pendant l'entraînement ; ce sont des moments où on la voit exister en chair propre.

J'ai tiqué, peut-être à tort, sur "plantureuse autochtone", parce c'est le genre d'image/désignation qui a pu être utilisée par des blancs pour décrire des femmes d'autres cultures en voyageant, avec toutes les connotations que ça pouvait receler ; et ça a été un côté aussi où la femme pauvre est réduite à un corps sensuel et fertile (parce que plantureux peut aussi parler du sol fertile). En tout ça, c'est ce que ça m'évoque, mais faut dire que j'ai la tête en plein dans des lectures sur ces sujets, et ça ne s'applique peut-être pas du tout ici.

Ces détails mis à part, j'ai adoré ce chapitre, que j'ai trouvé très fluide, entraînant et intrigant. Hâte de lire la suite ♥
Hylla
Posté le 16/07/2024
Helloooo :)

Merci beaucoup pour tes retours !

Ravie que le personnage de Maeve te plaise, c'était un gros challenge car sur la version "fantasy" de cette histoire (quand elle s'appelait encore Souffleurs d'Histoire ^^) j'avais justement eu du mal à bien l'incarner. Le fait d'avoir changé le point de vue a beaucoup aidé à me débloquer sur ce point. Et justement en parlant de point de vue... En commençant ce jet, j'avais vraiment hésité à mettre celui de Darion, mais finalement je n'ai aucun regret ! J'ai beaucoup de plaisir à l'écrire, et s'il plaît à la lecture c'est tant mieux !

En effet, pour l'instant Maeve n'est pas encore de rang princier et n'a pas la même autorité qu'un autre membre de la famille. Darion pourrait toujours avoir son mot à dire sur lui coller des gardes pour sa sécurité, mais elle pourrait avoir plus de place pour d'autres décisions.

Quant à ta remarque sur l'autochtone, tu fais bien de me le dire. Pour être honnête, à l'écriture j'avais hésité à garder ce terme pour les raisons que tu évoques. Je l'enlèverai donc pour éviter toute mauvaise interprétation sur sa description :)

En tout cas, ravie de savoir que ce début te plaît et encore merci pour tes retours !
romeolaura
Posté le 27/05/2024
J'adore comme toujours, tu es en cours d'écriture ? Je publie mon premier jet également et j'ai l'impression que c'est bien moins préçi que toi? Tu vas publier à quel rythme tes chapitres ? que je sache quand venir voir
Hylla
Posté le 27/05/2024
Ravie que tu accroches à ce début :P

Je suis en cours d'écriture, j'ai commencé ce jet très récemment... J'aimerais poster un chapitre par semaine, et qui sait, si j'avance bien parfois un second ? (Mais j'essaie de me fixer un objectif régulier réalisable, vu que mes chapitres sont plutôt longs).

Ce jet est un premier jet sans en être un. Le premier roman que j'ai écrit, Souffleurs d'Histoire, était de la fantasy, et j'ai décidé récemment (après deux-trois ans de pause dessus) de le réécrire pour en faire une romantasy. Le monde et les personnages existaient déjà, et je ressens énormément la différence à l'écriture entre ce jet et les précédents. Avant, j'avais du mal à être précise et à développer mes scènes car je découvrais encore mon histoire... Est-ce que Madeleine Horville est un premier jet ?
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