Je redémarre. Je tente de me concentrer sur la route mais mes pensées se retournent inévitablement vers Sam : il a des pouvoirs, j'en suis certaine, je le sens. Mais alors pourquoi est-ce qu'il ne semble rien connaitre du monde peuplé d'êtres surnaturels dans lequel nous vivons ? C'est vrai que la plupart de ces êtres vivent en dessous des égouts, dans des maisons équipées d'électricité et d'eau courante, avec la télévision et l'accès à internet. Rendant impossible l'accès aux humains, eux qui ne savent rien du surnaturel. Mais lui n'est pas humain, il doit forcément savoir quelque chose. Je jette un coup d'œil à Sam : il fixe la route, je le sens contracté. Je décide de briser le silence :
- Tu travailles pour cette société depuis longtemps ?
- Deux ans, me répondit-il en me jetant un regard furtif. Et toi tu travailles où ?
- Je suis journaliste
Un silence gêné s'installe. Sam se risque à me demander :
- Il existe beaucoup d'individus comme nous, euh comme moi ? Est-ce que tu es comme moi ?
Sa question me prend de court : je ne m'attendais pas à ce qu'il comprenne aussi vite que j'étais moi aussi une créature surnaturelle. Cela fait pas mal de temps que je vis auprès des humains et personne ne sait qui je suis réellement.
- Des créatures surnaturelles, tu veux dire ? lui dis-je. Il en existe de nombreuse sortes, elles ne vivent pas toutes dans ce pays.
Il me regarde sans savoir quoi répondre. Je continue :
- Je suis une Banshee
Je le vois me regarder pendant que je tente de me concentrer sur la route. Je lui jette un bref coup d'œil et m'aperçoit qu'il n'a pas la moindre idée de ce qu'est une Banshee. J'ajoute :
- Littéralement, ça veut dire messagère de la mort. Ma spécificité consistait à prédire et annoncer les morts.
Il réfléchit. Après plusieurs minutes il dit à son tour :
- Je suis une espèce de chien ou de loup peut-être. J'ai été mordu il y a dix ans et je n'ai quasiment jamais rencontré de personnes aux pouvoirs surnaturels.
A ce moment-là, un camion noir débarque devant moi, m'obligeant à piler net. Des types en noir comme ceux de tout à l'heure sortent du camion par toutes les portes, et tirent sur ma voiture. Je hurle à Sam de se baisser. Je fais de même, tout en prenant mon arme accrochée à la ceinture de mon pantalon. Je songe un instant à ouvrir la fenêtre pour tirer à mon tour mais je n'aurais pas le temps de tirer qu'ils nous auraient déjà tués. J'enclenche la marche arrière et appuie à fond sur la pédale. Au premier carrefour, je tire un grand coup sur le volant, je compte deux secondes et remet le volant droit. Je mets la première et de nouveau je martyrise la pédale. Heureusement que l'on m'a appris à faire des dérapages contrôlés. Alors que je fonce à toute allure dans les rues de Paris, la camionnette ne met pas longtemps à me retrouver. Deux des assaillants continuent à nous tirer dessus. Je jette un coup d'œil à ma montre : 16h30, l'heure où les rues sont pleines. Je commence d'ailleurs à ralentir car d'autres voitures m'empêchent de passer. Il faut abandonner notre moyen de transport actuel au profit d'un autre, plus discret. Nos ennemis ont remarqué, eux aussi, que la circulation s'intensifiait. Ils ralentissent à leur tour et rangent leurs armes, surement pour éviter de se faire remarquer maintenant que la rue compte de nombreux témoins. J'aperçois l'entrée d'un parking, je suis tentée d'y entrer mais je serais sans doute coincé car le nombre de sorties est surement limité. Je distingue une ruelle un peu plus loin : en temps normal je resterais dans la foule pour passer inaperçue mais là, j'ai une voiture couverte d'impacts de balles qui commence à fumer noir. Les accélérations poussées en première vitesse et les projectiles dans le moteur n'ont pas aidé à la préserver. Je préviens Sam que l'on va bientôt descendre de la voiture. Je jette un dernier coup d'œil au rétroviseur et vois la camionnette plusieurs véhicules derrière nous. Nous aurons très peu de temps. Arrivée à la ruelle, je tourne et, de nouveau, je presse l'accélérateur. Dans cette petite ruelle où deux voitures ne passeraient pas, je frôle les 50 kilomètres heure. Je sens Sam se crisper sur son siège, et mon arme, que j'avais posée sur mes genoux, glisser lentement. Je ralentie légèrement et débouche dans la rue voisine. Heureusement, celle-ci n'est pas encore très fréquentée. Je préviens Sam que nous allons sauter en marche et je ralentis encore. Il ouvre sa portière et saute. A mon tour : Je prends mon arme, appuie un grand coup sur l'accélérateur et saute. Je me mets en boule pour limiter l'impact. J'atterris sur le trottoir. Je me relève assez facilement, ne sentant pas de douleur. Je range mon arme et cherche Sam du regard. Il marche vers moi, lui semble être tombé sur le dos. Il me rejoint et regarde la voiture, à présent crashée contre un immeuble désaffecté.
- Pourquoi ne pas nous être arrêtés comme des personnes normales ? me demande-t-il
- Nos assaillants perdront de précieuses secondes à regarder dans la voiture, voir si nous ne sommes pas encore dedans, lui répondis-je en commençant à marcher.
Il me rejoint et me détaille de la tête aux pieds
- Tu n'as pas mal ? admire-t-il, je guéris plus vite que la normale et pourtant je ressens encore maintenant la douleur du saut depuis une voiture en marche.
- Ton pouvoir s'appelle la régénération cellulaire, ou la guérison accélérée, si tu veux faire plus court. Lui répondis-je en accélérant le pas. Et, nous n'avons pas fini notre conversation tout à l'heure. J’hésite un instant. Je suis un fantôme. Je ne ressens plus la douleur depuis longtemps.
Je le regarde en pressant de nouveau le pas : il regarde droit devant lui, pensif. Il finit par dire :
- Mais les fantômes ne sont pas tangibles ? Et je peux te toucher donc tu es tangible (il joint la parole au geste en me touchant le bras). Comment peux-tu être plusieurs choses à la fois ?
Il s'apprête à me poser d'autres questions mais s’arrête quand j’avoue :
- Je suis morte en 1831.
Ma réplique l'a stoppé net. Il a cessé de parler mais aussi de marcher.
- Il faut qu'on reste en mouvement, lui dis-je sans doute un peu trop sévèrement.
Il reprend sa marche à contrecœur. Aucun doute qu'il meurt d'envie de me poser d'autres questions mais il se contente de marcher le plus vite possible.
- Une Banshee est une personne qui meurt et qui revient dans le monde des vivants pour annoncer les morts ou les malheurs, repris-je. A une époque, les Banshees étaient très respectées, mais aujourd'hui on ne sait même plus qu'elles existent. Elles font parties des espèces disparues au même titre que les médiums, les sirènes et les ogres. Mais parlons plutôt de toi : tu es le premier chien-loup que je rencontre, qu'es-tu capable de faire ?
Je jette un coup d'œil derrière moi. Aucun signe de ces types, nous sommes tranquilles pour un petit moment. J’espère. Quant à Sam il semble ravi. Je ne sais pas trop pourquoi à vrai dire.
- J'ai beaucoup de force, dit-il, je guéris très vite, je ne suis jamais tombé malade. Je ne sais pas trop si c'est à cause de l’animal qui sommeille en moi ou parce ce que je guéris trop vite pour que la maladie ne se voit ; j'entends, je vois et je sens plus de choses que lorsque j'étais humain. Je crois bien que mon palais aussi s'est développé mais je n'en suis pas sûr. Je cours plus vite maintenant, à une époque je n'aurais jamais réussi à te suivre.
Il a un petit rire. Puis il s'arrête de parler. Je peux sentir qu'il a quelque chose d'autre à me dire mais il n'en fait rien. On continue donc à marcher silencieusement en pressant de plus en plus le pas. On débouche dans une rue très passante ou l'on croise une maman qui vient chercher son enfant à l'école. Je jette de nouveau un œil derrière nous, toujours aucune trace d'eux, je commence à trouver cela curieux. J'ai un étrange pressentiment : mes jambes deviennent toutes molles, je sens des papillons qui me chatouillent le ventre, ma gorge s'assèche, j'ai un gout de sang dans la bouche, les oreilles qui bourdonnent : ce sont tous les signes qui indique qu'un malheur va arriver. J'ai envie de crier, hurler de toutes mes forces pour extraire tous les symptômes qui m'envahissent. C'est comme ça que les Banshees fonctionnent et c'est pour ça qu'elles sont connues : elles crient quand un malheur arrive. Seulement je ne peux pas hurler ici, car le cri d'une Banshee peut tuer tout ce qui se trouve près d'elle. Or, la rue est bondée. Il ne faut pas que je crie ici.
Et voilà les hommes en noir qui nous pourchassent inlassablement. Ils ont ressorti leurs armes malgré le monde qui les entoure. C'est le dernier signe qui montre que le carnage va se dérouler ici et maintenant. Ils sont bien décidés à nous tuer, il n'y a plus de doute la dessus. Je regarde autour de moi : des dizaines d'enfants et de parents sont dispersés le long des trottoirs, il y a des voitures sur la route menant à cette école. Et de l'autre côté il y a un café qui est plutôt plein à cette heure-ci. Le carnage qui va avoir lieu va être sans précédent. Je regarde Sam. Il a lui aussi compris que quelque chose se passait. Mais je ne pense pas qu'il se doute de la gravité de la situation. Je pense bien entendu au fait qu'en plus que ces types vont nous tirer dessus, il faut que j'évacue ce qui est en moi, c'est à dire crier, ce qui pourrait être encore plus meurtrier qu'un fusil.
Un des types arme son fusil. Je tire Sam et nous nous jetons derrière une voiture garée alors que les assaillants commencent à tirer. Nous laissant le spectacle des cris et du sang.