2 - Speed dating

Ni l'un ni l'autre ne connaissions le quartier, ce qui nous amena à tourner en rond quelque temps avant de trouver une bouche de métro. Mon nouvel acolyte, qui s’était remis à marcher seul, ne semblait cependant pas avoir recouvré l’entièreté de ses esprits : il errait derrière moi comme une âme en peine, sans jamais lever le menton pour s’impliquer dans le choix de la route à prendre, me filant l’irrépressible envie de le secouer, au moins par les mots :

- T’es venu par où, toi ?

Dans la mesure où il n’était même pas certain qu’il ait entendu ma question, je me chargeai également de la réponse :

- Tu sais plus.

Passablement agacé, je fonçai tout droit devant moi. Lorsqu’enfin je découvris l’entrée du souterrain tant désiré et me retournai pour contrôler mon wagon, je m’attendais presque à ce qu’il se soit décroché. Mais si je pouvais lui reconnaître une compétence, c’était d’avoir réussi à me suivre tout ce temps. Il s’était montré fort docile, si bien que je n’y compris plus rien quand, arrivé derrière moi aux portiques, il eut un mouvement de recul.

- Qu'est-ce qu'il y a ? m'enquis-je.

- J'ai pas de ticket.

Sa voix, entendue pour la première fois, produisit sur moi quelque chose d'indéfinissable. Je fus incapable de saisir le sentiment de sa phrase. Il semblait l'avoir prononcée sans inquiétude, sans gêne, sans ironie. Pour autant, il n'avait pas non plus laissé percer son détachement. Au contraire, il affichait l'expression la plus sérieuse du monde. Pour la seconde fois, il m'empêchait de soupirer, mais la raison était cette fois toute différente de la première.

- Viens-là.

Je sortis ma carte de transport, vérifiai qu'il n'y avait aucun contrôleur à proximité et le fis passer devant. Tenant son dos bien assuré contre mon torse, je passai ma carte au-dessus du détecteur de validation qui m’adressa une lumière verte et un bip souriant. Les portes s’actionnèrent. Nous franchîmes ensemble le portique. Comme un seul homme. Du moins, je le crus très fort.

- Putain de bordel de… !

Je venais de passer mes deux pieds et déjà me voyais libre quand les battants s’étaient violemment refermés sur mon sac, le prenant en tenaille, arrachant mon corps à celui du gamin en même temps que mes pensées à leur berceau d'illusions. Il me regarda me débattre pour me libérer des bretelles et m'acharner à récupérer mon bien en tirant dessus de toutes mes forces, au risque de rompre une lanière. J'étais ridicule et je le savais. Tiré d'affaire, je fonçai dans les escaliers, tout rouge, tâchant d'échapper à son regard qu’honnête envers moi-même j’imaginais moqueur. Installé dans la rame sur un siège face à lui, j'osai à peine lever le nez sur son visage. En jetant un coup d'œil sur son reflet dans la vitre, je ne perçus néanmoins nulle trace d'amusement sur ses traits, toujours sérieux, toujours fermés, un peu tristes. La scène de ma disgrâce ne lui inspirait rien.

Songeant soudain que je ne connaissais toujours pas son nom, je me forçai à engager les présentations en tendant la main dans sa direction :

- Martin.

- Sacha, répondit-il de son intonation sans goût en touchant ma main du bout de ses doigts sales aux ongles encrassés.

Je déglutis. La vraie raison pour laquelle j'hésitais à lui adresser la parole était que je ne voulais pas qu'on pense que je le connaissais. Son aspect négligé m'embarrassait trop.

Nous passâmes le restant du trajet sans rien dire, ce qui ne sembla pas l'affecter outre mesure. Sortis du métro, nous remontâmes la rue jusqu'à l'immeuble où je louais une chambre, au cinquième étage, sans ascenseur. Au moment où, après avoir composé le code, je poussais la lourde porte en bois qui ouvrait sur la cour intérieure, j'entendis une petite voix douter dans mon dos :

- Mais…

Sortir ce simple mot semblait lui avoir coûté tant de peine.

- Quoi ? T'as pas fait tout ce chemin pour t'arrêter en bas des escaliers ?

Poussé par mes paroles, il accepta de m'emboîter le pas et pénétra dans la cour comme entrant dans un musée, écarquillant les yeux. Pour la première fois, je voyais un semblant d'émotion se dessiner sur son visage, mais l’ardue montée des escaliers l’effaça aussitôt, lui faisant cracher ses expressions faciales en même temps que ses poumons. Je devais admettre que l’accès à ma haute tour demandait de l’entraînement et de la persévérance. L’arrivée au cinquième étage gonflait comme une victoire dans le cœur, aussi fus-je surpris de le voir de nouveau faire des manières pour passer la porte de mon studio.

C'était une simple chambre d'étudiant où le lit occupait une partie importante de l'espace. Le bureau, le dressing, l'étagère, et la minuscule kitchenette se partageaient la place restante. Les sanitaires, séparés par une mince cloison, étaient aussi étroits qu'une cage à lapin. J'estimais cependant être parvenu à apporter un peu de chaleur à cet endroit en y disséminant mes livres un peu partout. J'avais même adopté une plante en pot. Mes photos, suspendues par des pinces-à-linge à une ficelle au-dessus de mon lit, témoignaient des quatre premières années de ma vie étudiante que mon placard à balais avait toutes accueillies.

Je fis mine d'aller fouiller dans un rangement de la salle de bains pour revenir avec la trousse de premiers secours, rangée dans mon sac depuis le début. Après quoi, je tirai la chaise du bureau pour mon invité et m'assis moi-même sur le lit.

- Bon, fais voir ton bobo !

Je désinfectai ses plaies et collai à divers endroits des pansements à motifs avec l'étrange impression de soigner un enfant de primaire. J'eus fini en cinq minutes. J'attrapai ensuite du jus de fruit et un paquet de biscuits afin de lui servir au moins une collation.

- Tu peux te laver les mains ici, dis-je en lui montrant l'exemple au-dessus de l'évier.

Ce serait toujours ça de gagné. Il obtempéra sans broncher et se mit ensuite à grignoter comme un rongeur insatiable. Je me rendis compte que je n'avais moi-même aucun appétit mais pris tout de même un biscuit, histoire de l'accompagner, et, pour faire bonne mesure, lui adressai quelques recommandations de grand frère :

- Tu sais, je trouve que tu es trop jeune pour te risquer dans une manif comme celle-là.

- Hum.

- La prochaine fois, ne viens pas sans protections.

- Hum.

Il acquiesçait mollement à tout ce que je pouvais lui dire. Je ne parvenais visiblement pas à l'intéresser.

- Je peux emporter le reste du paquet ?

Je commençais à le prendre pour un simple d'esprit lorsqu'il posa cette question, me révélant toute l’étendue de sa ruse. Ses neurones fonctionnaient à merveille : il avait sournoisement saccagé l'emballage et son contenu dans l'espoir que je n'en veuille plus.

- Bien sûr, fais-toi plaisir, répondis-je le plus aimablement possible.

Il se leva. Ma réponse avait marqué la conclusion de notre entrevue.

- Tu ne te perdras pas ? m'assurai-je en le raccompagnant à la porte.

Il fit signe que non et je le relâchai dans la nature.

Me retrouvant seul dans l'appartement, j'eus l'idée de téléphoner à Raph avant de me mettre à tourner en rond. Je fus soulagé d'entendre sa voix à l'autre bout du fil. Les choses s'étaient bien terminées de son côté. Je lui expliquai pour ma part comment j'avais été exfiltré plus tôt que prévu en portant assistance à un blessé. Chacun rassuré sur le sort de l'autre, nous raccrochâmes sans traîner. J'avais un instant cru que nous resterions des heures à papoter. Je ressentais le besoin obscur de m'épancher. Mais il était fatigué et, en y réfléchissant bien, je n'avais rien à lui raconter. Il ne s'était rien passé. Ç'avait été la rencontre la plus décevante que j'aie jamais vécue.

Sa présence avait été tout sauf vivante. Il n’avait fait que se traîner comme un mollusque. Pourtant, son départ provoqua la retombée d’une agitation que je n’avais pas soupçonnée, me plongeant dans le vide et la perplexité.

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Loutre
Posté le 22/10/2023
J'ai continué à lire la suite de ton roman, et il me captive toujours autant ! La relation entre Martin et Sacha devient de plus en plus intrigante, et j'apprécie comment tu décris les différences entre ces deux personnages. La dynamique entre eux semble prometteuse et peut constituer un élément central de l'histoire.

Le passage dans l'appartement de Martin ajoute de la profondeur à l'intrigue en nous plongeant davantage dans son univers. J'ai l'impression de mieux comprendre le personnage de Martin grâce à cette description.

J'apprécie également la façon dont tu explores les émotions de Sacha, même si elles restent en grande partie cachées. Cela ajoute de la complexité à son personnage et crée un contraste intéressant avec Martin, qui est plus expressif.

Je suis curieux de voir comment la relation entre Martin et Sacha évoluera, car il semble y avoir un grand potentiel pour développer cette dynamique. L'intrigue se construit progressivement, et j'ai hâte de lire la suite.

Tu continues à écrire avec talent et à maintenir mon intérêt pour ton roman. Je lirai avec plaisir la prochaine partie !
Saintloup
Posté le 25/10/2023
J'espère que tu es de nature patiente : la relation entre mes deux personnages se développe très lentement. Il faudra encore bien des chapitres.

Sacha est longtemps resté aussi mystérieux pour moi que pour Martin. J'ai mis du temps à trouver la manière dont je voulais le développer, et j'ai commis beaucoup d'erreurs dans le premier jet. N'hésite pas à me le dire si tu tombes sur un passage qui te semble problématique.

En tout cas, merci pour tes commentaires, ils m'encouragent beaucoup !
JeannieC.
Posté le 20/04/2023
Salutations, Saintloup !

>> "je m’attendais presque ce qu’il se soit décroché" > je crois qu'il manque un mot là. "à ce qu'il se soit" ?
>> "Mais si je pouvais lui reconnaître une compétence, c’était d’avoir été capable de me suivre tout ce temps." > hmm, un peu lourd, le double "était/été". Pourquoi pas "Mais si je devais lui reconnaître une compétence, c'était d'avoir pu me suivre tout ce temps." ?

Hormis ces deux petites bricoles, tout coule toujours très bien dans ce chapitre. La descente dans les entrailles du métro, la remontée des rues, l'arrivée à l'appartement étudiant, tout s'enchaîne avec naturel. J'aime beaucoup, du reste, que le texte demeure encore mystérieux sur les personnages. On les découvre petit à petit, tu ne nous balances pas direct tout leur CV et toute leur vie. Du coup, on a d'autant plus envie de faire plus ample connaissance avec Sacha. On comprend d'ailleurs qu'il soit très réservé dans sa situation. La confiance met un certain temps à s'installer.
C'st un moment d'humanité, simple, gratuit, et qui certes pour l'instant n'a pas donné lieu à beaucoup de confidences mais qu'importe quelque chose est semé.

C'était une bonne lecture !
À une prochaine fois =)
Bonne soirée !
Saintloup
Posté le 25/10/2023
Bonjour JeannieC.,

Pardonne-moi de ne répondre que maintenant. Ces derniers mois, j'ai été pris par d'autres affaires et je n'avais plus tellement la motivation de publier sur Plume d'Argent, même si j'ai continué à écrire de mon côté.

Merci pour ton message. Tes petites corrections orthographiques/stylistiques sont toujours très pertinentes. Je suis également ravi de savoir que j'ai réussi à créer une situation qui te paraît réaliste. Mon début est très lent, mais l'intérêt de l'histoire réside surtout, il me semble, dans l'évolution des liens qui se tissent entre mes deux personnages. C'est un roman calme, avec peu de péripéties.

Bonne soirée !
Kieren
Posté le 01/03/2023
J'aime bien ce début d'histoire. On a pas vraiment d'informations sur les personnages mais ce qu'on a, on l'a bien. Donc le mystère sur l'homme mystère demeure, et est en vrai très crédible : un clochard qui ne révèle pas grand chose de sa vie, mais qui sait sans doute jouer la comédie. Survivre n'est pas facile.
Ca me rappelle une amie qui avait hébergé un gars de 18 ans à Montpellier, elle avait été humaine avec lui, et il l'avait été avec elle. Au bout d'une semaine il était parti à Paris pour régler certaines affaires, et il avait dit à mon amie que s'il ne revenait pas, cela voulait dire qu'il était mort.
Elle le l'a jamais revu.
Un monde étrange.
Saintloup
Posté le 02/03/2023
Les personnages vont se dévoiler petit à petit, mais j'avoue que j'ai moi-même mis du temps à "découvrir" Sacha. J'ai toujours peur d'écrire des bêtises quand j'évoque des expériences difficiles que je n'ai pas vécues personnellement. Et, comme ton témoignage le montre bien, certaines personnes semblent si insaisissables...
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