- Poussez-vous ! Poussez-vous !
Les hurlements s'élevaient de partout à la fois, encerclant le fracas des vitrines, ripostant contre les ordres inarticulés qu'un pauvre type beuglait dans un mégaphone, accompagnant les bruits de bottes qui battaient le pavé et les coups de pavés qui battaient l'ennemi. Je préférai m'aveugler volontairement, remontant mon foulard sur mes yeux, que de braver les fumerolles des grenades lacrymogènes. Le poing de Raph qui me retenait, cramponné à ma manche, m'abandonna subitement. Bousculé par la fuite d’un groupe d’inconnus, je me pris les pieds dans ce qui me sembla être des restes de banderoles et m’affalai sur le bord du trottoir, rugissant, pour que ma chute ne soit pas vaine, un dernier slogan outrageux.
J'eus la surprise de m'écraser sur une forme molle que je n'avais pas vue derrière moi. Un cri, suivi d’un gémissement, me fit comprendre que j’étais tombé sur quelqu'un. Je pris aussitôt appui sur ce qui s'offrait à moi pour me redresser, probablement un genou ou une épaule, non sans provoquer quelques plaintes supplémentaires. Une fois remis sur mes pieds, je me retournai vivement pour évaluer la condition du blessé. La vision de sa tête qui gisait sur l’asphalte me donna des sueurs froides. Aussitôt, je l’encourageai à se relever tout en l'assommant d'excuses qu'il ne semblait pas en état de comprendre. J'aperçus ses membres éraflés à travers ses vêtements troués et, perlant de sa main qu'il avait plaquée sur sa tempe, un écoulement de sang rouge.
Alentour, les fumées m'empêchaient de distinguer quoi que ce soit mais le vacarme s'était calmé et j'en déduisis que la mêlée s'était éloignée. Je commençais ainsi à reprendre mon souffle quand une rangée d’hommes vêtus de noir troua la blancheur qui avait tout envahi : une barrière de CRS approchait rapidement. Les battements de mon cœur s'accélérèrent. Je fis volte-face pour, de l’autre côté, scruter encore les ténèbres blanches. Toutefois, je savais vain l’espoir que j’avais de repérer Raph et m’obligeai à reporter plutôt mon attention sur l'accidenté, toujours étendu au sol. Prudemment, je passai un bras dans son dos pour le relever, mais sans y mettre de force, hésitant encore ; je ne parvenais pas à me convaincre de lâchement déserter une manifestation simplement parce que j’étais tombé sur quelqu’un. D'un autre côté, le gars à côté de moi ne jouait pas la comédie. Comme pour se protéger d’un nouveau malheur, sa tête s’était enfouie dans le col de son sweat, vert d’eau sous les tâches noires qui venaient de s’y incruster. Émergeant plus bas de ses manches râpées, deux mains fragiles enserraient ses genoux à vif avec des tremblements.
Des injonctions menaçantes lancées à mon adresse par les forces de l'ordre achevèrent de me décider. Je pris mon élan, me relevai d'un coup, soutenant le blessé de toutes mes forces. La facilité avec laquelle je nous redressai tous les deux me désarçonna. Son poids sur moi me parut si peu important pour quelqu’un qui, étourdi, ne semblait même pas en mesure de vérifier où il posait ses baskets que, tout en commençant à marcher vers l'escadron qui se dirigeait implacablement sur nous, je me demandai où s’était envolé ce qui ne m’avait pas été confié et qu’il ne soutenait pas non plus.
Cependant, des aboiements nous tombaient dessus. À mon tour, je m'époumonai pour me faire entendre de la sombre vague prête à buter contre nous :
- Il est blessé ! Il faut nous laisser passer !
Trois agents, nous barrant toujours la route, jaugèrent la tête ensanglantée de mon camarade. L’expression de leur visage était si noire sous leurs visières qu’ils semblaient barbouillés de houille. Nos corps cognèrent contre leurs boucliers opaques. Je m’efforçai de ne pas pâlir et me fis suppliant. Finalement, ils échangèrent un regard puis s'écartèrent un peu, juste ce qu'il fallait pour nous permettre de nous glisser entre eux.
Derrière nous, déjà, la faille se refermait. Il n'y avait plus moyen de rejoindre le cortège. Ses cris, sa ferveur furent emportés au loin. Alors, l’envie de me replonger dans la partie et la frustration de ne pouvoir le faire affleurèrent dans mes nerfs. En choisissant de fuir ces frissons qui donnaient son sens à la lutte, je m’étais condamné à moins ressentir, autant dire à moins vivre. Moins vivre que mon meilleur ami qui se tenait toujours au cœur de l’action et que je ne pouvais désormais plus toucher que de l’envoi d’un message expliquant ma situation ; message que, pour l’heure, le destinataire se fichait bien de lire. Le maintien du blessé m’empêchant de toute manière d’atteindre mon téléphone dans la poche de mon blouson, je laissai tomber cette idée.
- Accrochez-vous encore un peu, soufflai-je à mon pauvre fardeau, léger – si léger –, refoulant au fond de moi une certaine irritation à l’égard de cette inadmissible légèreté.
À présent que je pouvais observer la situation avec un peu de recul, ma rancune contre ce type allait grandissant. Le comportement inconsidéré de certains ne trouvait pas d'explication.
- Eh ! lançai-je au boulet de service sans daigner lui jeter un regard. Qu’est-ce que vous foutiez, assis tranquillement au milieu du passage, en pleine manifestation ? Vous vous rendez compte que vous auriez pu vous faire piétiner ?
Je n’obtins aucune réponse, soit que le type fût trop honteux pour répondre, soit qu’il m’ignorât royalement, pas gêné pour un sou. Soit qu’il fût encore trop sonné. Cela ne changeait rien : je me retrouvais avec un inconnu sur les bras alors que la justice réclamait ma voix pour se faire entendre.
Mon paquet n’avait toujours pas dit un mot lorsque, dans une petite rue, je le déposai sur une chaise libre à la terrasse d’un café. Il me laissa silencieusement inspecter sa plaie avec un peu plus de dureté que je ne l'aurais voulu. En relevant rudement ses cheveux noirs sur son front, je découvris avec surprise ce que le mince gabarit m’avait chuchoté mais que j’avais refusé jusqu’ici de voir en face : un doux visage à la peau mate. Mon blessé avait tout l'air d'un lycéen. Je serrai les dents, m'empêchant de réfléchir à la peine que j’encourais pour avoir amoché un mineur et me mis à farfouiller dans mon gros sac.
- Ça n'a pas l'air trop grave, tu t'en sortiras sans points de suture, le rassurai-je, sans même m’apercevoir que j'avais naturellement basculé vers le tutoiement. Attends une seconde, je vais te mettre du désinfectant.
Je me félicitai de ma prévoyance. Jusqu’à ce que je constate que j’avais coincé la trousse de premiers secours tout au fond du sac, quelque part sous ma gourde, mon imperméable, mes protège-tibias et mes lunettes de ski. Mon sac cliqueta de partout quand je secouai frénétiquement l'ensemble pour essayer de la dégager. Des clients installés à une table voisine changèrent de place en nous lançant un regard de reproche, me faisant me demander à quel genre de fou je pouvais bien ressembler avec tout mon attirail. Au bout d'une longue minute de fouilles infructueuses, je compris que je n'allais pas m'en sortir. Il fallait d'abord retirer les objets du dessus. J'entrepris de vider mon barda en m'apprêtant à pousser un long soupir. C’est-à-dire que je m’en tins à l’inspiration. Elle m’avait fait froncer les narines : une odeur désagréable flottait dans l'air. Notre table était sûrement située près du local à poubelles.
Par réflexe, je relevai la tête pour identifier la source des relents nauséabonds. En jetant un coup d'œil par-dessus mon épaule, je vis que les serveurs s'étaient réunis à la porte du restaurant pour nous dévisager, n'ayant apparemment pas la moindre intention de nous apporter la carte. Je restai interdit quelques secondes. Et puis je compris. La moiteur et les fumées de la manifestation me l'avaient masqué jusque-là. Cette odeur insupportable, elle provenait du gosse en face de moi. Les serveurs avaient disparu à l'intérieur du café, sûrement parti chercher le gérant qui n'allait pas tarder à venir nous faire déguerpir parce que nous empuantions sa terrasse. La honte me dévorait, il fallait que je fasse quelque chose, nous ne pouvions pas rester là.
- En fait, dis-je fiévreusement, je n'ai plus de désinfectant.
Et je repoussai au fond de sa poche l'objet sur lequel j'avais eu tant de mal à mettre la main. J'ajoutai promptement :
- Ça t'embêterait qu'on s'occupe de ça chez moi ?
Je trouve cette phrase ardue à lire également « Moins vivre que mon meilleur ami qui se tenait toujours au cœur de l’action et que je ne pouvais désormais plus toucher que de l’envoi d’un message expliquant ma situation ; message que, pour l’heure, le destinataire se fichait bien de lire »
Je ne comprends pas bien le « je ne pouvais plus toucher que de l’envoi … »
Voilà ce qui m’est venu à la première lecture.
Bravo pour ce bon début !
J'ai enfin eu l'occasion de lire le début de ton roman, et je dois dire que c'est vraiment accrocheur ! J'ai été immédiatement plongé dans l'atmosphère intense de la manifestation, et ton écriture immersive m'a fait ressentir toute l'excitation et la tension du moment.
Le dilemme du personnage principal entre rester avec l'inconnu blessé et rejoindre la manifestation fait quand même passer Martin pour un insensible. ^^' La description de la tête ensanglantée de Sacha était saisissante, mais assure-toi de doser ces détails selon le ton que tu veux pour le roman.
J'aime aussi comment tu as laissé le lecteur avec un certain suspense, ce qui m'incite vraiment à vouloir en savoir plus sur ce qui se passera ensuite.
Je pense que tu as un excellent début ici. N'oublie pas de continuer à développer les personnages et à maintenir la tension pour garder le lecteur investi. Je suis impatient de lire la suite !
Merci pour ton message. Martin risque de te paraître insensible pendant un bout de temps encore. C'est le personnage dont je me sens le plus proche, mais la plupart des lecteurs n'ont pas beaucoup de sympathie pour lui. Rassure-toi, il va beaucoup évoluer.
J'ai bien pris en note tes conseils, je vais faire de mon mieux pour la suite !
J'apprécie toujours autant ton écriture, par laquelle on est vite embarqué dans le remous des événements. Quelques petites bricoles et chipotages au fil de la lecture :
>> "encerclant les fracas des vitrines brisées" > je trouve que "fracas" et "brisées" font un peu pléonasme et que le passage serait tout aussi efficace avec seulement "fracas des vitres". Plus percutant même. Et on comprend tout à fait le reste.
>> Attention peut-être au fréquent recours aux participes présent. Autant dans le premier paragraphe, j'ai compris que c'est un effet de style, autant par la suite il y a des moments où ça alourdit l'action. Il y a des moments comme "Me retournant vivement pour évaluer la condition du blessé," où c'est plus pesant qu'autre chose (avec en plus un adverbe en "ment").
>> "Finalement, ils échangèrent un regard" > il y a déjà "finalement" un peu plus haut
J'aurais apprécié aussi avoir peut-être un peu plus d'informations de contexte. De quelle manif s'agit-il ? Contre quel projet de loi ou dans quel moment politique ? Après, sans rentrer dans le détail bien entendu, l'objectif de ton histoire n'est pas là je le comprends bien, mais une ou deux mentions tout de même.
Voilou ! C'est vraiment pour chipoter. J'ai apprécié ma lecture et je suis curieuse de voir comment va se développer la rencontre entre ces deux personnages. <3 Les faits s'enchaînent bien, et on est touchés par les réactions du narrateur quand il se rend compte qu'il a un blessé entre les mains.
Je repassera poursuivre ma lecture !
Bonne soirée =)
En ce qui concerne le type de manif, j'ai été inspiré par la période "gilets jaunes", mais je n'ai pas voulu planter mon histoire dans un contexte précis, à une date donnée. C'est en partie pour ça que je n'ai pas évoqué les revendications. La raison n°2 est liée au caractère de Martin, mon narrateur. C'est un jeune qui a beaucoup d'idéaux, mais qui n'a rien vécu, qui ne sait rien du monde, qui n'a jamais souffert lui-même de la précarité. Il y a pas mal de passages où je caricature son action sociale, je la vide de son sens pour mieux souligner l'enjeu de son évolution : découvrir l'humain dans toute sa complexité, au-delà des concepts abstraits auxquels il est habitué. Je ne sais pas si je m'y prends très adroitement, mais c'est l'idée...