2- Un monde inconnu


 

Nour se réveilla avec la sensation d'avoir dormi pendant des semaines, le corps ankylosé, comme cloué au sol. Elle cligna plusieurs fois des yeux, malgré l'obscurité quelques rais de faible lumière lui parvenaient à travers les interstices dans les murs. Elle tendit la main et tâta le sol. La fraîcheur de la surface contre ses paumes la fit frissonner. Sous ses doigts, des grains de sable roulaient, rugueux et familiers. Elle prit une profonde inspiration, remplissant ses poumons d'un air chargé de poussière, avant de palper son visage, puis ses bras, pour s'assurer qu'elle allait bien. Enfin, elle remua légèrement les jambes. Tout semblait en place. Elle était entière. Pourtant une question restait sans réponse, où se trouvait-elle ?

Un souvenir s'imposa à elle, fragile mais tenace : l'odeur douce et rassurante du parfum de sa mère. Au-delà de cette sensation fugace, son esprit butait contre un mur d'obscurité, une masse compacte où aucun autre souvenir ne voulait émerger. Combien de temps avait-elle dormi ? Pourquoi ne se souvenait-elle de rien ?

Aux multiples et envahissantes questions sans réponse sa gorge se serra. C'était à n'y rien comprendre. Tout cela semblait irréel. Peut-être n'était-elle qu'en train de rêver.

Elle expira lentement, relâchant enfin l'air retenu trop longtemps dans sa poitrine. Ce geste lui apporta un semblant de paix, une maigre consolation. Ses lèvres esquissèrent un rictus incertain. Si c'était un rêve, elle finirait par se réveiller dans son lit, au chaud, en sécurité. Pourtant, les minutes s'étiraient, interminables. Rien ne changeait.

Un chatouillement soudain, au creux de ses clavicules, la fit sursauter. Elle fronça les sourcils et glissa une main sous son tee-shirt. Ses doigts rencontrèrent une boursouflure étrange, et brusquement, tout lui revint. Elle se redressa, haletante, le cœur battant à tout rompre. Dans le mouvement, le médaillon suspendu à son cou glissa contre sa poitrine.

Elle porta une main tremblante à l'objet, dont le contact froid et métallique confirma ce qu'elle redoutait.

Elle ne rêvait pas.

Mince.


 

L'endroit où elle avait échoué, une cabane peut-être, sentait l'humidité et la terre. Il n'y avait aucune fenêtre, seulement une porte. En y regardant mieux, elle vit des sacs en toile de jute amoncelés dans le fond de la pièce. Elle ententendit le clapotis de l'eau à l'extérieur. Elle tritura le bout d'une de ses tresses, avant de porter ses doigts à sa bouche, il ne restait plus d'ongles à grignoter. Elle hésita. Devait-elle répéter la formule  ? Elle se demanda ce qui l'attendait à l'extérieur, c'est bien de l'eau qu'elle entendait, l'odeur était étrange.

Elle se tint un moment devant la porte. Ses mains étaient moites et ses jambes flageolantes. A part le ressac de l'eau contre le bois le silence régnait. Les minutes s'écoulèrent sans qu'elle parvienne à tourner le bouton de porte. Puis, Alice au pays des merveilles et Dorothée du magicien d'Oz lui vinrent à l'esprit, deux filles courageuses. Elle déglutit avec difficulté. La porte grinça lugubrement, elle se retrouva sur un ponton. Une vaste étendue d'eau s'étalait à ses pieds, la mer peut-être.

Elle leva les yeux et un souffle émerveillé s'échappa de ses lèvres : « Whaou. » La vision était à couper le souffle. Dans un mouvement maladroit, elle recula d'un pas, mais son pied gauche trébucha sur le droit. En un instant, elle se retrouva assise sur le sol. Pourtant, elle n'aurait jamais pu dire si la chute lui avait fait mal. Toute son attention se focalisa sur la lune, immense et démesurément imposante, suspendue si bas qu'on aurait pu croire qu'elle allait plonger dans les flots. D'ici, elle distinguait avec une netteté presque irréelle les cratères, les monts et chaque détail de cette surface d'acier lustré. Elle en paraissait vivante, comme si elle pulsait de sa propre énergie. La voie lactée déployait sa splendeur : une infinité d'étoiles en grappes étincelantes, multicolores, dessinant des chemins escarpés à travers l'immensité. Jamais une nuit de pleine lune n'avait été si lumineuse.

C'était comme si l'univers lui-même s'était inversé : au loin, elle distinguait le soleil, pâle et discret, relégué à l'horizon, tandis que la lune régnait en maître absolu. Une lumière douce mais vive baignait le paysage, révélant des détails et des couleurs qu'elle n'aurait jamais imaginé. Un frisson la parcourut. Une évidence s'imposa à elle : elle était loin, très loin de chez elle. Cette pensée la glaça et son estomac se contracta, un mauvais pressentiment. Elle inspira profondément, s'avança un peu plus sur le ponton, tentant de chasser l'angoisse qui montait en elle. Ses yeux se posèrent sur l'eau infinie. Elle n'avait jamais vu la mer de ses propres yeux, seulement sur des écrans. Ses parents l'y avait emmenée quand elle est était plus jeune, malheureusement elle n'en avait aucun souvenir. Elle savait que l'eau de mer était salée, bien sûr, mais l'odeur iodée qui flottait dans l'air lui était totalement étrangère. Elle inspira de nouveau. Cette odeur… C'était donc ça, l'odeur des vacances.

Cest alors qu’elle aperçut de petites créatures marines, semblables à des hippocampes dorés, qui ondulaient à la surface de l’eau. Leurs queues finement spiralées brillaient sous les reflets de la lune, et leurs nageoires, translucides comme des ailes de libellule, les portaient lentement vers la berge. De là où elle se tenait, Nour percevait des murmures et des rires cristallins, comme des échos chantants portés par la brise. Curieuse mais craintive, elle se faufila jusqu’à l’autre bout du ponton et se dissimula derrière un rideau de roseaux, leurs tiges verdâtres dansant doucement au rythme du vent. Accroupie, elle inspecta les environs avec appréhension. Devant elle, l’eau semblait vibrer sous une lumière surnaturelle, révélant des coquillages nacrés et des algues luminescentes qui tapissaient le fond. Lorsqu’elle leva les yeux, son regard fut happé par une ville perchée sur un promontoire rocheux, ses tourelles et ses remparts s’élançant vers le ciel, baignés par la lueur fantomatique de la lune. La réplique presque parfaite du Mont-Saint-Michel.

Elle serra son médaillon dans sa main moite. L’idée de rentrer chez elle s’imposa avec une urgence soudaine. Son pouce caressa le bijou gravé. « Nulla spes, nulla vita», murmura-t-elle, les yeux clos. Rien ne se produisit. Une chaleur sourde émanait du médaillon mais pas la moindre étincelle de magie. Elle répéta la formule, plus fort, puis encore, ouvrant cette fois les yeux. Toujours rien. La panique s’insinua, froide et tenace. Et si… et si je ne pouvais plus jamais rentrer… ?

Elle se redressa avec prudence et longea la berge, le dos voûté comme pour disparaître dans l’ombre des roseaux. Près de l’eau, d’imposants crustacés à la carapace scintillantes s'alignaient comme une armée silencieuse. Ils possédaient des pinces gigantesques, repliées contre leurs corps, et une faible lumière phosphorescence émanait de leurs antennes. En scrutant les alentours, Nour remarqua la forêt qui s’étendait sur la rive opposée. Les arbres, hauts et massifs, dénudés à leur base, laissaient place à un tapis de fougères et de jacinthes sauvages. Quand une bourrasque s’éleva, elle siffla entre les branches, produisant une mélodie stridente qui fit frissonner Nour.

Elle leva une nouvelle fois les yeux vers la lune, peut-être parviendrait-elle à se repérer, et reconnut sans peine les mers de la Sérénité, de la Tranquillité et de la Fécondité, ainsi que le cratère Copernic. Pourtant, quelque chose la troubla. Ses yeux cherchèrent désespérément l’étoile polaire, espérant un repère. Quand elle l’aperçut enfin, décorant l’extrémité de la Grande Ourse, la déception la submergea. Les constellations, bien que familières, semblaient avoir été réarrangées par une main capricieuse. Papa… comme il aimerait voir ça.

Son regard se posa sur une passerelle qui reliait l’île aux terres. Des hommes et des femmes en armures y montaient la garde. Partiellement couverts d’acier mat, ils étaient appuyés sur de longues lances, leurs pointes dirigées vers le ciel. Certains semblaient s’être figés dans une posture de repos, leurs visages graves et fatigués. Les journées devaient être longues pour ces sentinelles silencieuses. Nour, immobile, observait la scène en silence, pesant ses options.

Les gens d'armes sur la passerelle la dévisagèrent avec une expression sévère, mais ils ne firent rien pour l'arrêter et la laissèrent passer. Pour autant elle n'était pas rassurée, qu'est-ce qui l'attendait dans cette ville ?

Elle pénétra dans la ville où un tumulte joyeux emplissait l'air : des éclats de rire, des voix qui s'entremêlaient et une explosion de couleurs quand un homme en armure l'arrêta. Il paraissait âgé tant de rides couraient sur son visage à l'expression sévère. Sa voix fut loin d'être accueillante.

— T'as pas école toi, tonna-t-il. Tu ferais bien de te dépêcher au lieu de rêvasser. La prochaine fois tu passeras la journée en cellule, compris ?

Tout en reculant, Nour hocha vigoureusement la tête.

— Attend, fit-il, ce qui la figea sur place. Quels vêtements tu portes là, ce n'est pas l'uniforme de l'école. Qui es-tu, que fais-tu là ?

— Je m'appelle Nour, et je … je, commença-t-elle en regardant autou d'elle, cherchant une issue.

Cet homme lui faisait peur, il ne cherchait pas à l'aider. Tout son être lui hurlait de fuir. Ne fallait-il pas toujours écoute son instinct ?

—Tu vas me suivre jusqu'à la caserne, je te ferais retrouver ta langue, s'agaça-t-il.

Alors qu'il tendait la main pour saisir la jeune fille, Nour fit un bond sur le côté. Sa rapidité d'esquive lui gonfla le cœur, et avant que l'homme n'ai eu le temps de réagir, elle filait dans une ruelle adjacente.

Elle n'aurait su dire combien de temps elle courut. Elle s'arrêta quand son cerveau reprit le contrôle, jeta un œil par-dessus son épaule, prit une grande bouffée d'air frais et tenta de se mêler aux passants.

La rue principale, pavée et bordée de bâtiments en pierre de taille impeccablement alignés, dégageait une impression d'ordre et d'animation. Des cordes à linge, tendues d'une façade à l'autre, ajoutaient une touche de vie.

Hésitante, elle fit quelques pas parmi les passants, l'homme d'armes avait raison sa tenue et jurait avec celles des badauds. Tous arboraient des vêtements sobres et austères : pantalons ou jupes-culottes, chemises ou vestes en lin, dans des teintes neutres comme le gris, le beige ou le bleu marine. Elle devait passer inaperçue et non se faire remarquer mais comment faire avec ces vêtments. À cours d'idée, elle releva sa capuche et glissa les mains dans les poches de son sweat. Au détour de son errance, elle choisit au hasard de bifurquer à droite. Une délicieuse odeur la saisit aussitôt, et réalisa elle qu'elle s'était engagée dans une ruelle où s'alignaient plusieurs boulangeries. Collées les unes aux autres, ces échoppes débordaient de spécialités appétissantes. Sous ses yeux s'étalaient des montagnes de brioches dorées, de tartes colorées et de flans onctueux, dont les arômes sucrés embaumaient l'air. Son ventre, trahissant son appétit, gargouilla. Mais elle détourna le regard et s'engagea dans une autre rue, préférant ne pas s'attarder devant ces délices inaccessibles.

L'ambiance changea du tout au tout. Cette rue était dédiée aux artisans : des chaises, des tables, et des luminaires s'entassaient devant les vitrines. Des gens d'armes circulaient aussi ici, en nombre notable. Ils étaient moins lourdement équipés que sur la passerelle, se contentant d'un plastron de cuir sur la poitrine et d'une longue dague pendante à leur ceinture. Leurs regards vifs fouillaient à chaque recoin, ce qui n'avait rien de rassurant pour Nour.

Elle erra encore un moment dans ce dédale de rues, jusqu'à atteindre une intersection. À droite, tout était désert, un silence presque oppressant régnait. À gauche, au contraire, la vie grouillait. Des tables s'étalaient le long des façades, et des hommes et des femmes jouaient aux dominos ou aux cartes.

Absorbés par leur conversation, aucun des adultes ne la remarqua. Le seul qui la regarda fut un garçon, probablement de son âge, qui se tenait à quelques mètres de là, à la chevelure blonde comme les blés. Il esquissa une grimace maladroite, peut-être une tentative de sourire offerte à la jeune fille. Nour hésita. Devait-elle lui parler ? L'idée de se confier à un autre enfant lui paraissait rassurante, plus facile, plus léger. Mais le faire maintenant, sous les regards indiscrets du groupe ? Trop risqué. Elle profita d'un instant d'inattention pour reculer. Un pas en arrière, puis un autre sur le côté. Ses mouvements lents et calculés l'extirpèrent du cercle sans éveiller de soupçons. Elle s'éloigna avec précaution et déambula au hasard dans une ruelle, puis une autre, laissant ses pieds la guider. Finalement, elle déboucha sur une grande place carrée, bordée de bâtisses anciennes et ombragée par des platanes majestueux. Sous les arcades qui ceinturaient les bâtiments se trouvaient des échoppes, leurs devantures décolorées témoignaient d'un commerce ancré dans le temps. Au centre de la place trônait une fontaine surmontée d'une statue, presque entièrement ensevelie sous un manteau de jasmin. La verdure grimpante semblait l'avoir enveloppée comme un linceul oublié. Intriguée, Nour s'approcha. Elle se pencha au-dessus de l'eau claire, prête à y plonger les mains. Elle se ravisa avant d'entendre un éclat de rire enfantin: une petite fille, penchée au bord de la fontaine, y plongeait ses mains avec enthousiasme avant de boire. Nour l'imita. L'eau fraîche glissa sur ses lèvres, lui apportant un bien-être bienvenu. En relevant la tête, ses yeux furent attirés par la sculpture. Sous l'épaisse végétation, elle distingua les traits d'un homme élancé, drapé dans une cape à capuche. Un œil seul, visible sous l'ombre du capuchon, semblait presque vivant. Le regard de Nour descendit vers une inscription gravée au bas du monument. Les lettres usées lui demandèrent un effort pour être déchiffrées : « Au plus grand des mages, Myrddin. À celui qui nous a libérés de l'oppression, qui a ouvert nos cœurs et nos esprits. En remerciement pour tous ses bienfaits. »

Myrddin. Ce nom lui évoquait quelque chose, mais impossible de se souvenir où elle l'avait entendu. Puis, d'un coup, cela lui revint : un documentaire sur les chevaliers de la Table ronde. Au Moyen Âge, Merlin apparaissait dans plusieurs récits sous le nom de Myrddin. Cela lui avait alors évoqué une sardine, "Sardine l'Enchanteur", qui l'avait fait rire.

Mais ce souvenir ne la faisait plus sourire désormais. Un doute profond s'installait en elle. Et si elle se trouvait réellement dans un autre monde, un univers parallèle au sien ? Un lieu où Merlin l'Enchanteur avait existé. Elle essaya de rejeter cette pensée, pourtant il lui fallait se rendre à l'évidence, tout ici était tellement différent de ce qu'elle connaissait. Elle porta ses doigts à la bouche, qu'allait-elle devenir ?

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Rouky
Posté le 14/07/2025
Salut ! ^^

Quel superbe extrait ! L’atmosphère est à la fois mystérieuse, envoûtante et légèrement inquiétante, avec une tension bien dosée qui maintient le lecteur en haleine. J’aime beaucoup comment tu mêles des détails sensoriels — l’odeur, la texture, la lumière — à une ambiance presque onirique et un décor qui semble à la fois familier et décalé.
sifriane
Posté le 19/07/2025
Salutations Rouky,
Bienvenue par ici, et merci pour ce beau commentaire :)
J'espère que la suite te plaira
A bientôt
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