3- Le monde de Myrddin l'Enchanteur


 

— Tu savais que cette statue est impossible à déboulonner ?

Nour sursauta. Elle tourna lentement la tête et reconnut le garçon blond aperçu plus tôt dans la journée. Il affichait un sourire en coin, les mains dans les poches, comme s’il était fier de partager un secret.

Elle haussa un sourcil, ne sachant trop comment réagir. Ce genre d’information ne faisait pas partie de son répertoire. Que faire, l’ignorer et s’éloigner, ou se montrer polie ? Elle opta finalement pour le silence, gardant une expression stoïque. Elle se trouva stupide de réagir de façon aussi peu amicale, elle avait besoin de se confier et qu'on lui dise enfin où elle se trouvait. Elle avait peur d'entendre la vérité, une vérité que l'on contoyait dans les films, une vérité qui l'amenait peut-être à des milliards de kilomètres de chez elle.

— Le Conseil a essayé pendant des semaines de la retirer de son socle, dit-il, comme si son silence était une invitation à continuer. Ils ont mobilisés les hommes les plus forts et les esprits les plus brillants du pays. Rien à faire.

Il marqua une pause, observant la statue.

— Finalement, le Conseil a abandonné, reprit-il. Ils ont édicté une loi : personne ne doit la toucher. Même pas pour la nettoyer, c’est formellement interdit. Pourtant ce n'est pas vraiment important.

Il insista sur les derniers mots, son regard brillant de malice. Nour releva un sourcil, où voulait-il en venir ?

Tout à coup, jaillissant de la statue, un éclair émeraude fendit l’air. Nour et le garçon reculèrent d’un bond, leurs yeux rivés sur la scène. Sous leurs regards stupéfaits, la mousse commença à se rétracter, comme aspirée par une force invisible. Les lianes se décrochèrent une à une, tombant au sol en un tas.

La pierre ternie de la statue retrouva peu à peu sa splendeur d’antan. Le granit scintillait sous les rayons de la lune, immaculé et lisse comme s’il venait d’être poli. Une douce brise se leva, emportant les débris végétaux dans une danse tourbillonnante avant de les disperser.

Nour n’osait pas bouger, figée entre fascination et appréhension. Le garçon, lui, laissa échapper un rire nerveux.

— C'est comme ça tous les trois de chaque mois, expliqua-t-il. Myrddin a dû l'enchanter à distance, enfin, ça me plairait bien. Je ne manque jamais ce moment, chuchota-t-il

— C'est de la pure magie, s'extasia Nour.

— Shuuut, lança le garçon de toute ses forces qu'il en devint cramoisi.

Il scruta les alentours, essuya les gouttes de sueur sur son front.

— Qu'est-ce qui te prends enfin, si des gens d'armes étaient par ici. Bon je crois que ça va, tout est calme, dit-il enfin après quelques secondes.

Nour ne comprit pas pourquoi cet affolement, qu'avait-elle dit de grave ? Le garçon interrompit ses pensées :

— Au fait, moi c'est Oren Tannen.

Nour crut voir ses joues déjà roses redevenir rouge, mais de gêne cette fois. Cela rassura Nour, elle n'était pas la seule à être mal à l'aise avec les gens.

Son regard franc et ses joues roses donnaient à Oren une allure sympathique.

Sa passion pour les gâteaux au miel lui avait valu quelques kilos en trop, ce que ses camarades de classe ne manquaient jamais de lui rappeler mais il ne s'en souciait guère. Toujours prêt pour l'aventure, il était aussi jovial qu'intrépide.

— Moi c'est Nour Apsoum, fit-elle du bout des lèvres. Il s'agit bien de Merlin l'Enchanteur, du compagnon du roi Arthur, de la fée Morgane et des chevaliers de la Table Ronde ?

Elle n'en revenait pas de prononcer ces mots.

— Evidemment. On append ses aventures terrayennes au jardin d'enfants.

— Terraya quoi ?

Cette fois, Oren se tourna vers Nour et plongea son regard bleu dans le sien.

— De Terra, dit-il en plissant les yeux. Tu te sens bien, tu n'es pas blessée ? Parfois, un coup sur la tête fait perdre la mémoire.

Ce doit être la Terre.

— Je vais très bien.

C'était la vérité, elle se sentait bien, même si elle avait la nette impression de se trouver dans un rêve plus vrai que nature. Elle relu la plaque qu'ornait la statue, où il était inscrit «en remerciement de ses bienfaits».

— Pour vous Myrddin est bien réel  ? insista-t-elle.

— Evidemment, aussi réel que toi et moi.

Evidemment ! Je dois halluciner des oreilles.

— Mais d'où viens-tu ? As-tu grandi dans une grotte, ça expliquerait ton étrange comportement.

— Je viens de très loin j'ai l'impression. Tu dis que Myrddin est vivant, il vit dans cette ville ?

Comment croire à cette histoire abracadabrantesque. Croire que Merlin l'Enchanteur existait, ici dans un autre monde.

— La rumeur dit qu'il s'est exilé dans le bois mélancolique, un vaste bois assez effrayant, où ceux qui s'y perdent reviennent rarement.

Perplexe, Nour préféra ne pas argumenter. Tout était tellement différent ici.

— Oren, si Myrddin est un grand personnage, pourquoi votre Conseil voulait-il détruire la statue, ça n'a pas de sens.

— À son arrivée, Myrddin a enseigné à son peuple que l'esprit humain est capable de tout, qu'il est naturellement doué pour la magie. Chaque homme et femme possède un don depuis sa naissance ; télépathie, déplacement de choses, communication avec les animaux, préscience. Cela facilitait grandement la vie des anciens. Mais quand Myrddin est parti, le Conseil a révélé certains faits sur le mage, de mauvaises choses, fit-il avec un rictus de désolation. Myrddin nous a menti, la magie est nocive pour l'esprit humain, c'est contre nature. Une loi a été votée et depuis la magie est strictement interdite, même en parler est prohibé. Ceux qui s'y risquent sont sévèrement punis.

Il fut un temps où vivre dans ce nouveau monde était doux pour ses habitants, ceux qui étaient venus avec le mage, puis leurs descendants. Le pays était grand, magnifique et pourvoyait à tous leurs besoins, même s'il avait fallu faire des ajustements et s'acclimater à la lune, à cette lumière particulière de fin de journée perpétuelle. La vie était simple, et puis les hommes ont souhaité plus encore, voyager à travers la galaxie, et commercer, prospérer. Cela déplu à Myrddin qui préféra s'isoler.

— Tu dis que tous les êtres humains possèdent un don, donc moi aussi ? demanda Nour qui n'en croyait pas un mot.

— Bien sûr, mais s'il n'est pas développé quand on est un tout petit enfant c'est compliqué de faire resurgir le don. Mais oublie tout ça, je te l'ai dit, la magie est interdite. D'ailleurs, je n'aurais pas dû te raconter tout ça. Parce qu'il devient évident que tu n'es pas d'ici. Tu n'es pas non plus une elfe, alors d'où peux-tu bien venir ?

Une elfe ?! Nom d'un petit bonhomme.

— Je viens de la Terre, dit-elle tout bas, hésitante à répondre à une telle évidence.

— Terra ? Oh elle est bien bonne celle-là. C'est impossible.

— Je te dis la vérité, de la Terre. Merlin, enfin Myrddin, est bien terrien ?

— C'est vrai, mais le portail y menant est condamné depuis longtemps, tout le monde le sait. C'est pour ça qu'il est impossible que tu viennes de Terra, ni d'ailleurs.

Nour fronça les sourcils, mécontente. En guise de réponse, elle lui raconta le médaillon, les mots prononcés et son réveil dans la remise. Elle lui montra le bijou, pour prouver qu'elle n'inventait rien.

— Ces motifs ne me disent rien du tout, admit Oren en faisant la moue. Cette histoire est tout bonnement incroyable. Peux-tu prouver que tu viens bien de Terra ?

— Regarde mes vêtements, tu en déjà vu de pareils ? demanda-t-elle après un instant de réflexion.

— Hum, fit-il en la scrutant de la tête aux pieds. Tes vêtements sont inhabituels c'est certain, mais ça ne prouve rien. Quand le portail fut définitivement fermé quelques familles d'autres mondes se sont installés ici. Cette tenue est peut-être un vestige d'un autre lieu, d'un autre temps, celle de ta grand-mère qu'elle a méticuleusement rangée dans le grenier. Tu n'es peut-être juste qu'une excentrique.

— J'imagine que s'il est impossible que je sois là ça va être compliqué de rentrer chez moi, répondit-elle au comble du dépit.

Elle s'assit sur la marche au pied de la statue, le visage dans les mains. Oren l'imita bientôt.

— D'un autre côté je ne vois pas pourquoi tu mentirais, tu as vraiment l'air perdu, dit-il pour lui remonter le moral.

Sa triste mine lui fit de la peine et il n'aimait pas faire de la peine aux autres.

— J'aimerais t'aider à rentrer chez mais je te répète, pour moi c'est impossible. Dis-moi ce que je peux faire ?

— Tu peux commencer par me dire où nous sommes, et pourquoi vous vivez la nuit.

— Nous sommes en pleine journée, s'étonna Oren.

Il lui expliqua que la presqu'île, Ennis, était la capitale du pays d'Ar Domhan, terre des humains. Là, siègeait le Conseil, tout en haut du promontoire, à côté de son école. Quand à la lune, elle était descendante pendant encore deux jours, les plus lumineux. Ensuite, elle remontait lentement dans le ciel, qui s'obscurcissait au fur et à mesure, et ainsi cinq jours par mois le pays était plongé dans le crépuscule. Oren observait Nour, et son air étonné le laissait perplexe. Soit elle était une excellent affabulatrice, soit elle ne savait rien du tout sur l'endroit où elle se trouvait.

— Je vais t'emmener voir notre Conseil, eux sauront quoi faire j'en suis sûr.

— Merci Oren, répondit-elle visiblement soulagée. Même si tu ne me crois pas.

Oren avait très envie de croire Nour, mais comment croire quelqu'un que l'on vient de rencontrer, avec une histoire hallucinante. Un jour, son père lui confia que la confiance en l'autre était inné, c'est la méfiance qui n'allait pas de soi. Sa mère saurait quelle attitude adopter si elle était là, aussi il devait se débrouiller seul. Devait-il accompagner la jeune fille et la laisser sur seuil du Conseil avant de rentrer tranquillement chez lui, en la laissant à son sort. Ou aider Nour du mieux qu'il pouvait, quitte à être déçu. Son cœur vaillant lui dicta de se conduire en preux chevalier. Après tout c'était son rêve absolu, devenir une légende, sauver la veuve et l'orphelin et rendre la justice. Il n'était encore qu'un enfant mais il n'y avait pas d'âge pour montrer son courage, sa valeur. Il jeta un œil à Nour et déglutit, espérant ne pas trop le regretter.

— J'ai un petit creux, pas toi ? Maman m'a donné quelques piècettes, on pourrait goûter avant de nous rendre au Conseil.

Nour, rassurée par sa bienveillance, suivit Oren jusqu'à une échoppe sous les arcardes. On y vendait de longs beignets confectionnés avec de la farine de chataîgne et fourrés à la crème de marrons. Ces beignets étaient riches et lourds, mais tellement bon. Oren ne pouvait y résister, et quoi de mieux pour réconforter quelqu'un qui est loin de chez lui. Tandis qu'il tendait la main pour payer la vendeuse, dont le visage luisait d'une pellicule de graisse, il suspendit son geste. Le ciel, auparavant d'un gris pâle et sans nuage, s'assomrit soudainement, comme si l'on venait de mettre un couvercle sur la ville. Un crissement effroyable retentit au-dessus de leur tête, suivi d'un hurlement strident à vous percer les tympans, et à l'écho impressionnant.

— Oh non, ça recommence, s'exclama Oren.

— Qu'est-ce qui recommence Oren ? demanda Nour qui paniqua devant le visage affolé du garçon. Tu me fais peur, dit-elle en enfonçant le cou dans ses épaules, par réflexe.

La clarté revint aussi vite qu'elle avait disparu. Inquiète, Nour parvint tout de même à regarder dans le ciel. Elle distingua deux ailes d'une taille hallucinante, chacune aussi grande qu'une voiture, noires comme les ténèbres, une longue queue écailleuse capable de vous arracher un bras en un seul balancement, et un très long cou qui pouvait vous débusquer où que vous vous cachiez.

C'est pas un dragon, c'est pas un dragon, c'est pas un dragon.

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