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Elle avait vu. Élias, libéré de sa camisole et traînant la patte, était passé devant le miroir fendu de la cave et s’y était un moment arrêté, comme déboussolé. Jade avait tout vu.

Le reflet du roi.

Il avait yeux brillants d’une lumière safranée qui venait du monde de l’envers. Le reste de son visage était dans le noir, mais un énorme museau et des crocs s’esquissaient par traits moins sombres. Le cœur de Jade s’accéléra. Elle n’osa pas maintenir le contact visuel, de peur de tomber dans ces pupilles et de ne plus en revenir. Les émotions brutes de la créature étaient les siennes aussi : fureur, grandeur, intemporalité.

Élias remarqua Jade, derrière lui, et son ombre se gonfla d’un coup, jusqu’à atteindre deux fois son envergure normale, hérissée de poils drus et de muscles tendus. Un souffle chaud parcourut la pièce, souleva les vêtements et les mèches de cheveux, mais personne ne remarqua rien.

— Qu’est-ce que tu attends ? Rejoins ta place.

Jade cligna des yeux. Donnie avait les poings plantés sur les hanches et la blessait de son attention flamboyante. Elle le dépassa pour atteindre sa place dans le cercle. Quand son reflet passa sur la glace, le même souffle la cueillit dans dans sa tendresse. Jade se sentit soulevée de terre et enveloppée dans un ronflement de basse, qui lui caressa les tympans et lui fit goûter l’extase, avant que la réalité ne reprenne ses droits : le roi la libéra. Qu’avait-il voulu lui dire ? Qu’elle n’était pas seule, qu’il la guiderait ? Déconfite, elle alla presser ses fesses contre le béton froid entre Louis et Annabel.

La nouvelle, Théa, avait un air très mécontent. Elle avait tant croisé les bras sur son ventre que ses doigts maigres agrippaient presque ses épaules.

— Si je suis venue, c’est pour Louis, avertit-elle, comme si Jade lui avait demandé une faveur. Dès que c’est fini, je me tire, et je l’emmène avec moi.

Elle fit un signe de menton vers le détraqué fiévreux, qui ne décollait pas le regard de ses poignets croisés sur ses cuisses. Il ne tremblait pas ; ce genre de frénésie tamisée sentait la visite chez le docteur et un traitement administré d’urgence. Ce n’était pas bon pour Donnie. Affublé de la couronne et de la cape miteuse, il paraissait d’ailleurs contrarié. Mais c’était trop tard pour faire marche arrière.

— Aucun problème, dit-il courtoisement. Merci d’être venue, c’est très important.

— C’est ça, renifla-t-elle. Comme s’il allait se passer quelque chose.

Donnie s’immobilisa. Il lança un coup d’œil fâché à la jeune fille, s’attarda sur ses phalanges écorchées et sembla décréter qu’il ne serait pas de taille.

— Des tas de choses vont se passer, dit-il sur un ton léger. Tu vas voir.

— Qu’est-ce que vous cherchez à faire, en fait ?

Une fossette se dessina dans la joue de Donnie. Jade le savait jubilant, à se repaître de l’avidité de Théa, qui aurait préféré vendre ses deux reins plutôt que d’admettre sa curiosité. Quand les gens se trouvaient malgré eux attirées par lui et ses manigances obscures, il montait aux anges. Jade en concevait de la jalousie. Elle aurait aimé qu’il lui appartienne, à elle, et à personne d’autre… peut-être que si elle parvenait à convaincre le roi de s’incarner en lui, comme il le voulait… alors, peut-être qu’elle pourrait rentrer à la maison ?

Était-ce ce que le roi voulait, au fond ? Se laisser guider hors de sa prison charnelle pour en regagner une autre, celle qui l’appelait de tous ses vœux depuis des semaines, des mois ?

— Ce qu je voudrais… expliqua Donnie, c’est invoquer une divinité très puissante.

— Quelle divinité ? interrogea Théa.

— Je ne vais pas te le dire maintenant, ça gâcherait la surprise. Il faut beaucoup d’énergie pour la persuader de nous répondre, et c’est pour ça que… tu es là.

La nouvelle écarquilla les yeux, mais ne posa pas d’autre question. Donnie disposa le plateau de Ouija au milieu du cercle et alla chercher la cruche de grenadine, qu’il déposa près de Jade. Elle avait du mal à s’en détourner, captivée par les remous réactivés de l’eau grenat. Quand elle redressa le menton, l’Irlandais s’était enfui vers sa place et fermait le cercle. Sous la lumière de l’ampoule sale, les visages avaient un teint maladif. Défauts et disgrâces étaient soulignés sans indulgence. Des clowns tristes, des monstres, voilà ce qu’ils étaient, cirés de blanc pour un spectacle morbide. Un courant violent prit naissance dans les mains de Jade, passa dans ses bras et ses épaules, lui intoxiqua la chair de tout le corps. Son cœur s’égara, tapant à l’aveugle sur les côtes, et un flux d’adrénaline lui chauffa le sang. Sa vue, brouillée, réduisait maintenant les visages à des taches sur un fond jaunâtre, grignoté par une ombre bruissante de chuchotis. Jade ferma les paupières, la bouche entrouverte pour réguler la peur et sa respiration. Si seulement ces parasites voulaient bien la laisser tranquille ! La voix de Donnie lui parvint derrière le vacarme :

— Il est temps de commencer.

Jade avait la sensation de se tenir très loin des autres. Louis, juste à côté d’elle, effacé et pourtant si net, rivetait un regard ardent sur elle. Jade était gênée. Elle reporta son attention sidérée sur le plateau griffé de lettres, au centre duquel Donnie venait de poser un verre. Théa se pencha. À travers la matière cristalline, ses traits devenaient grotesques, distendus comme ceux d’un vieillard bougon.

— Mettez tous un doigt sur le verre, enjoignit Donnie.

— Non mais je rêve, commenta Théa.

Tout le monde s’exécuta, même elle, même Louis, même Élias guidé par son voisin, même Jade dans son brouillard. Elle ne perdait jamais de vue l’objectif, ne se plaignait jamais en public ; les autres n’avaient aucune conscience de ce que ça faisait de sentir Sekhmet s’éveiller en elle et parer les assauts de tous ses ennemis. Car Sekhmet vivait en elle depuis si longtemps… Jade se concentra pour conserver une unité d’existence, ne pas se déliter comme des bulles qui éclatent et ne laissent derrière elles qu’un mirage rond dans l’air.

Bientôt, elle le savait, le calme extérieur se briserait sous leur nez. Elle ne se plaignait pas, non, mais la déesse qui l’habitait prenait le pas dans les moments d’invocation comme celui-ci. Ce ne serait pas Jade qu’ils verraient s’agiter, se tordre, qu’ils entendraient jurer et maudire. Ce serait moi.

— Fermez les yeux.

Ce n’était pas Donnie, mais Jade qui venait de parler. Les dernières paroles qui lui appartenaient encore. Elle permit au noir de gagner son esprit, ses pensées, son tourment, jusqu’à plonger dans une illusion de calme.

Elle se préparait à disparaître pour moi.

— Roi des dieux d’Égypte, entonna Donnie, lumière et chaleur du monde. Nous t’appelons et te supplions de répondre.

Théa pouffa. Louis s’étouffa sur une goulée d’air.

— Divin des divins, si tu es là, accorde-nous un signe.

Annabel réprima un hoquet. Donnie fit claquer sa langue de mécontentement. Élias rota.

— C’est de la merde votre truc, dit Théa avec colère.

— Ferme-la.

Un ordre tranchant. Le verre trembla, mais ce n’était pas le roi des dieux. Moi ne sentait pas sa présence.

— Roi des dieux, reprit Donnie avec un désespoir vibrant, nous t’en supplions, donne-nous un signe de ta…

Le verre se déplaça souplement. Tout le monde ouvrit les mirettes, le souffle court ; même Théa n’avait plus rien à dire. Sous leurs doigts rassemblés en bouquet transpirant, le contenant filait d’une lettre à l’autre.

D E J A L A

— Déjà là. Oui, déjà là, formula Donnie. Oui, je sais. Tu es là.

Élias lâcha un deuxième rot, sonore, qui évolua en grondement. Le menton baissé et les yeux exorbités, il se tend vers moi autant que ses articulation le lui permettent sans se lever. Moi ne se défile pas. Jade n’est déjà plus tellement là, tapie à l’orée de sa conscience, observatrice du chaos naissant. Moi prend le contrôle et infuse dans ses veines une émotion libératrice. Dans un dernier élan d’amour et de feu pour le visage supplicié d’Élias, Jade s’efface.

Je souris de toutes mes dents. Un ricanement palpite dans ma gorge au rythme pesant du vent chaud sur le sable et la caillasse. Donnie me jette un regard en coin, au comble de l’excitation.

— Elle est là, elle est là ! Ne lâche pas le verre, tonne-t-il en braquant le cou vers Théa. Ne lâche le verre sous aucun prétexte, tu m’entends ?

La fille, qui a amorcé un mouvement de recul, semble hésiter. Elle se mord la lèvre. Quand le verre se remet à bouger, elle pousse un cri étranglé, imitée par Annabel. C’est tellement amusant.

M A F I L L E

— Oui, approuve Donnie. Ta fille est là et elle t’attend depuis longtemps. Elle est là pour t’aider, ils sont tous là pour t’aider à sortir du corps où tu es enfermé…

E N F E R M E

L I B E R E Z

— Oui, nous allons te libérer...

Mon rire résonne contre les murs de la cave et couvre la frayeur des petits humains. Je m’émerveille de leur fragilité et de leurs maladresses. Si c’est me dompter qu’ils veulent, m’utiliser pour mieux manipuler mon père… mon père dont la présence est prête à déchirer les os et la peau du petit Élias, distendu comme un poisson mort, gorgé d’eau et de mouches, à moitié sorti de l’eau sur les boues du fleuves. Il pue tout autant, d’une pourriture mortifère. Il n’est pas assez solide pour supporter mon père. Mon père le tuera !

L I B E R E Z il crie, il exige L I B E R E Z et moi je suis le mouvement, le corps de la fillette emporté dans les cabrioles du verre sur la planche. Les gosses deviennent blêmes, le petit à côté de moi se courbe et gémit, il va bientôt briser le cercle, et en le regardant la soif me submerge, je sens d’ici son sang qui coule et je l’imagine couler au fond de ma gorge, comme un breuvage… il frémit, il veut s’enfuir…

— Non ! Non, supplie le garçon aux cheveux de flamme, ne lâche pas le verre, non ! Roi des dieux, s’il te plaît, viens à moi ! Sors de son corps, tu es dans la mauvaise maison, viens à moi, je veux t’accueillir, donne-moi ta force et je te donnerai tout ce que tu demanderas en échange !

Il sanglote presque. Ses joues sont écarlates, on le croirait en feu, il veut obtenir ce qu’il veut sous peine de mourir. Je voudrais coller ma bouche à son front ruisselant et sentir toute sa détresse sur ma langue.

N O N

— S’il te plaît !

N O N

Il pense que je vais l’aider. Il me vrille d’un regard suppliant, mais ce qu’il ne sais pas, c’est que la gamine a disparu. Il n’y a plus que moi.

— Je t’en prie !

N O N L I B E R E Z le gamin hurle de rage. Je suis au comble de l’hilarité. Sous la pression de ma main, le verre se fend, puis se brise en mille morceaux. Les confettis de verre volettent devant les visages disloqués, comme un miroir à mille facettes.

Le cercle est rompu. Le rouquin contemple bêtement sa main, l’index encore tendu. Vaincue par la soif, je me jette sur le pichet de grenadine, le porte à ma bouche renversée. Ignorant le sirop qui coule sur les lèvres et le menton de la fillette, jusqu’à ses vêtements, je bois à grandes lampées. J’en profite avant de devoir m’en aller à nouveau. Il me faudra bientôt laisser la place, Jade revient ; quand les yeux de Donnie se posent sur moi, j’en frissonne de honte.

— Espèce de... commence-t-il avec tout son poison.

Élias, qui s’est assagi à la disparition du cercle, redresse le museau. Moment d’angoisse dans les ranges des patients. Jade contemple les traits tordus de Théa, les larmes d’Annabel, les balancements incessants de Louis. Et Donnie, qui s’est précipité pour s’agenouiller devant Élias, sans prêter garde aux éclats de verre qui lui écorchent les genoux.

Le moment était venu de savoir si les souhaits de Donnie avaient été exaucés, si le dieu avait enfin quitté Élias pour s’infiltrer en lui. Un long moment, il ne se passa rien. Seuls les respirations nerveuses et le grésillement de l’ampoule trompaient le mutisme ambiant. Puis Élias poussa un énorme soupir ; il sembla se dégonfler de l’intérieur, organe après organe, muscle après muscle, jusqu’à se ratatiner. Un sourire se dessina sur la bouche de Donnie. Les doigts et les manches collantes de grenadine, Jade s’autorisa la même folie.

Avant de se figer. Élias s’était redressé d’un geste brusque, les membres tordus comme des pattes d’araignée. Un grognement sortit de sa bouche. Puis, d’une voix qui craquait comme le bois, antique et profonde, si peu adaptée à son fable gabarit, il demanda :

— Qui es-tu pour donner des ordres au roi des dieux ?