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Ses yeux statiques dérangeaient les faibles. Lui aurait aimé dire qu’ils l’amusaient, voilà tout, mais ce n’était pas tout à fait vrai. Il se donnait comme défi régulier d’y plonger son regard poivre, sans ciller, le plus longtemps possible. Le temps que l’un ou l’autre abandonne, baisse la tête.

Il avait été étonné de perdre à chaque fois. Lui qui n’avait peur de rien reculait face à Jade et à son intensité vide. Les calmants, sa maladie, la puissante entité en elle, peu importe la raison de son comportement surprenant : elle le fascinait, en un sens.

Pas autant qu’il la fascinait, lui. Même dans ce visage neutre, il discernait l’adoration et l’amour qu’elle lui vouait. Comme un petit toutou, elle le suivait, obéissait à ses ordres, se couchait à ses pieds. Une relation de maître à dominée, où chacun dépendait de l’autre. Enfin, surtout, la dominée dépendait du maître. Mais si on le lui avait demandé, il n’aurait pas nié s’être attaché à elle.

Vrai, il y avait de la colère dans ce rapprochement. Depuis que les choses ne s’étaient pas déroulées comme prévu, il se surprenait à fantasmer des scènes violentes et perverses, du genre qu’il réservait d’ordinaire à sa sœur, Anna. Mais toucher Jade serait une lourde erreur. Non ; il fallait garder cet élan pour lui, au moins le temps de savoir jusqu’à quel point Jade était responsable de ces ratés. C’était fou, de songer qu’il ne lui faisait plus confiance.

Le comportement de la jeune fille avait changé, ces derniers temps. Depuis la dernière crise de Louis, qui avait laissé échapper que quelqu’un allait mourir par sa faute, Jade accusait le coup. Ses symptômes psychotiques s’accentuaient, elle se repliait dans un état végétatif, insensible à toute réalité. Ou bien, au contraire, elle explosait d’une colère dirigée contre des forces et des êtres invisibles, maudissait les voix qu’elle accusait de bourdonner dans sa tête et de la torturer, refusait d’entrer en contact direct avec le sol par peur de sombrer dans « le monde de l’envers ». Ses crises d’angoisse la vidaient ; elle n’était plus capable de se lever ni de marcher seule et, en général, c’était là que l’état catatonique suivait, en une boucle tenace.

Encore un peu et les médecins estimeraient qu’elle était bonne pour la chambre capitonnée, elle aussi.

En tout cas, ces récents et spectaculaires déséquilibres remettaient en cause sa qualité de complice, en plus de la laisser dans l’incapacité de contrôler les séances de Ouija. Tentative après tentative, Donnie ne parvenait pas à ses fins. Mais il ne fallait pas craquer. Entrer dans un de ses ouragans de fureur de donnerait rien de bon.

Jade dut sentir l’attention appuyée que le garçon lui réservait, car elle posa de nouveau ses yeux sur lui, dans l’attente muette d’une explication. Il rit pour détendre l’atmosphère.

L’ampoule clignota, transformant la cave en boîte de nuit éphémère. Pendant que Jade sortait la grenadine de derrière une étagère chargée de cartons, Donnie alla récupérer la planche de Ouija planquée sous un empilement de cageots. Il y passa ses doigts et souffla dessus. Les lettres passaient sous sa pulpe, une à une.

— J’en ai assez de la grenadine, chuchota Jade.

Donnie suspendit son geste et se retourna. Elle venait de verser le sirop au fond de la cruche, laissant une traînée rouge fluo sur le côté du récipient – une rivière de sang. Il la suivit des yeux tandis qu’elle allait actionner le robinet du vieux lavabo et s’abîma un moment dans la contemplation de la préparation sucrée qui virevoltait dans l’eau. Jade ferma le robinet et posa la cruche où dansaient encore des fleurs rouges.

— Mais ça marche, non ? demanda Donnie. Ou bien il faut que...

— Comment tu as réussi à la convaincre ? coupa Jade.

Elle faisait souvent ça, interrompre les gens au milieu d’une phrase ou changer de sujet, comme si elle venait juste d’atterrir. Donnie avait appris à ne plus le remarquer. C’était même encourageant de la voir reprendre ses vieilles habitudes ; ce soir, au moins, elle tiendrait le coup.

Donnie comprit tout de suite qu’elle parlait de la nouvelle, Théa.

— Je me suis débrouillé avec Louis Je ne sais pas ce qu’elle lui trouve mais on dirait qu’ils sont devenus amis.

— Toi, elle ne t’aime pas trop, observa Jade.

Donnie tapota la planche avec agacement.

— Non, mais on s’en fiche si c’est pour Louis qu’elle fait ça, d’accord ? jeta-t-il sèchement. Le résultat sera le même. On n’aura pas fait tout ce travail pour rien.

En réalité, la pilule passait mal. Dès qu’il l’avait vue, Donnie avait senti en Théa une énergie incroyable, de quoi donner du sang neuf au dieu qu’ils tentaient désespérément d’invoquer une deuxième fois, pour corriger la grosse erreur qu’ils avaient commise. Mais Théa ne s’était pas laissé approcher. Il avait fallu mettre Louis sur le coup, le fragile petit Louis qui se laissait manipuler sans piper mot. Et bingo ! Théa s’était rapprochée de lui. Louis s’était effondré à cause du stress que Donnie lui chargeait à grosses pelletées sur le dos, et elle, elle avait accédé à sa requête de servir Donnie, tout ça pour que Louis aille mieux.

Simple comme bonjour, en fait.

— On va chercher les autres ? demanda Jade.

— Attends. J’ai un truc à te montrer.

Était-ce de la nervosité ? Donnie chassa l’inconfort d’une pichenette et prit un des cartons sur l’étagère. À l’image des autres, il contenait des rebuts en tout genre, vieux livres, documents caducs, morceaux d’objets cassés, une balle de golf et une autre de jonglage, éventrée. Mais Donnie y avait aussi déniché un trésor : un pan de rideau en velours pourpre. L’étoffe présentait des déchirures et des accrocs et une vieille poussière s’y était définitivement incrustée, mais Donnie n’avait pas baissé les bras : nettoyage après nettoyage, de couture en bricolage, il s’en était fait une cape. Usée, malmenée, mais belle. Une cape de roi guerrier. Les doigts vacillants, il termina de nouer le cordon autour de son cou et plongea au fond du carton à la recherche de la pièce finale.

— J’ai aussi fait ça en atelier arts plastiques, confia-t-il en se raclant la gorge. Tu la trouves comment ?

Dans sa main, aplatie, une couronne en carton peint en jaune pour rappeler l’or. Des pierres précieuses en plastique en jalonnaient le contour. À l’endroit où les deux bouts de carton se rejoignaient, un morceau de scotch s’était à moitié décollé et avait emporté avec lui la peinture. Mais Jade semblait aimer le résultat. Donnie plaça le couvre-chef sur son crâne et fit un tour sur lui-même pour se montrer sous tous les angles.

— C’est magnifique, estima Jade.

Soulagé, Donnie répondit par un sourire.

Maintenant, le roi, c’était lui.

≈

Depuis un moment, Jade se sentait fébrile. Rien ne comptait plus que de faire plaisir à Donnie, bien sûr, mais elle avait peur de ce qu’il serait capable de faire si les séances de Ouija ne portaient pas leurs fruits - si elle se montrait incapable de canaliser le roi des dieux. Son statut de complice, submergée d’angoisse mais aussi d’un plaisir coupable à la simple idée de l’aider à accomplir son but, lui donnait envie de vomir. D’ordinaire, même ses séances intensives de gavage de snacks salés et de bonbons – un effet secondaire de ses antipsychotiques, lui avait-on dit - ne lui mettaient pas l’estomac à l’envers comme ça. Elle bouffait, bouffait pour assouvir sa passion du sucre et du gras, se roulait en boule dans son lit d’hôpital, passait le moment de la digestion et revenait à ses activités habituelles. Mais là… le malaise ne la quittait pas, doublé d’une anxiété diffuse qui se manifestait par des suées, de la tachycardie et des rêves récurrents. Enfin, plutôt : un rêve, qui se répétait en boucle.

Dès qu’elle s’endormait, Jade se voyait tomber dans le monde de l’envers. Ses pieds nus d’abord effleuraient le lino, dérangeaient sa surface où se dessinaient des cercles concentriques, comme les ricochets d’une pierre sur l’eau. Une chaleur modérée se répandait dans son pied, puis sa cheville, puis son mollet. Pas désagréable. Elle continuait de glisser de son lit et de s’enfoncer lentement dans cette substance si semblable à de l’eau, et pourtant si différente, dans laquelle flottaient des formes obscures ; ici, une silhouette ; là, un arbre à épines, là encore la tour d’une construction en pierre. Les formes se rapprochaient de la jeune fille à mesure qu’elle passait dans leur monde, incapable de s’arrêter maintenant, malgré la chaleur qui attaquait sa chair et ses organes, allumait un brasier dans sa poitrine. Elle aurait voulu crier : impossible. Noyade silencieuse, dans un liquide plus brûlant que l’or en fusion, loin de la réalité.

Jade tombait dans le monde de l’envers. La morsure cuisante sur sa peau avait disparu, remplacée par la chaleur plus modérée du soleil.

L’adolescente se trouvait sur un chemin caillouteux, mangé par la mousse par endroits et bordé d’arbres. La chaleur du soleil, freinée par leurs branches intriquées, n’en pesait pas moins lourd sur ses épaules, écrasante. Jade avait la sensation que quelqu’un la suivait ; mais quand elle se retournait ou scrutait les environs avec attention, elle ne voyait rien. Un pressentiment la poussait à avancer sur ce chemin, qui s’enfonçait dans la forêt. La montée n’en finissait pas, elle était en nage, agressée par les moucherons. Sa peau la piquait partout. Même son cuir chevelu fourmillait, au point qu’elle avait envie d’y planter ses ongles et de se l’arracher.

Alors, au sommet de la colline, une trouée dans les arbres dévoilait un bâtiment en pierres blanches, auréolé de soleil. L’air devenait brasier éclatant et Jade devait plisser les paupières pour ne pas finir aveugle. Un appel lui provenait de l’apparition, une voix de femme qui l’attirait comme un aimant. Oui… oui, elle avait tant attendu ce moment…

Jade se préparait à continuer la montée, quand une présence rassurante et immensément bonne l’enveloppait de la tête aux pieds. C’était lui, c’était le roi ! Le monde de l’envers n’était donc pas un ennemi… Elle se laissait aller à l’étreinte avec surprise, mais aussi avec joie. C’était comme se lover entre les bras de papa, qu’elle n’avait pas vu ni senti depuis si longtemps. Un ronronnement émanait du roi et résonnait dans son propre corps, au diapason de ses os et de son sang. L’astre diurne tranchait de mille couteaux les couches de feuilles et de branches, la nuit reculait sous ses assauts. La beauté de la forêt se révélait sous une lumière qu’elle n’avait jamais connue ; la dentelure des rocs adoucie par la mousse, les plantes vertes à bleu profond, la texture des troncs centenaires bardés de cicatrices sans cesse rouvertes sur les blessures du temps. Et, là-bas, toujours cette grande maison de pierre qui l’attendait, avec la voix caressante qui lui disait de venir, de rentrer. Comme pour confirmer ses pensées, le roi chantonna :

— Laisse-moi te ramener à la maison. Là-bas, mon enfant, tu seras en sécurité.

Elle se contorsionnait pour lui faire face et plongeait dans son regard mordoré d’une intensité qui lui faisait perdre pied. Engloutie dans leur océan de miel, alors, elle se réveillait.

C’était une telle souffrance de se retrouver prisonnière de la réalité, là où les corps souffraient et les esprits ne tournaient pas rond… le roi ne s’était encore jamais montré si tendre avec elle, et le désir la consumait de retourner dans cette forêt et de s’abandonner entre les pattes du lion. Elle aurait voulu prolonger leur embrassade, remonter ce chemin jusqu’à la maison et lui demander conseil : que faire ? Fallait-il suivre Donnie dans ses folles intentions ? Fallait-il l’arrêter ?

Mais jamais, jamais le rêve ne se poursuivait au-delà de ces mots : là-bas, mon enfant, tu seras en sécurité.

Jade secoua la tête pour se forcer à revenir au présent. Il faisait nuit, plus un bruit dans la clinique, excepté la respiration de Donnie près d’elle. Il avait laissé sa couronne en carton dans la cave mais portait toujours la cape.

Ce soir, c’était la ronde de Ravel ; théoriquement, ils avaient quartier libre.

Les enfants croisèrent l’infirmier au premier étage, appuyé au mur. Il croisa les bras et ses yeux se posèrent sur eux, implacables, mais il ne fit pas un geste pour les arrêter. Il préféra se détourner et s’enfoncer dans le noir. Donnie attrapa Jade par le coude et l’entraîna à sa suite, direction la chambre capitonnée.

Élias ne sortit pas de lui-même. Sans allumer la lumière, les deux intrus se faufilèrent à l’intérieur, bras tendus pour éviter de trébucher sur leur camarade. Jade passa la paume sur la surface granuleuse du tabouret, vide. Tandis que ses yeux s’ajustaient à la nuit, elle discernait les formes rebondies des murs et du sol, comme une parodie de lit immense et sans âme.

— Il est là, viens m’aider, marmonna Donnie.

Élias dormait, sanglé sur un matelas posé par terre. Il avait réussi à se dégager de la couverture, qui gisait en tas contre le mur, et une fragrance aigre montait du nid de draps malmenés. Donnie trouva la bonne clef, lui enleva les sangles et le secoua légèrement, ce qui suffit à faire ouvrir un œil vitreux au malade. Le sang chargé de calmants, il ne produisit pas plus qu’un borborygme et se laissa manipuler sans broncher. Jade confia le soin à Donnie de le piloter et entrouvrit la porte pour passer un œil dehors.

Ravel déboula à l’angle du couloir et accourut vers eux. Un faisceau de lampe le suivait et éclairait par intermittence les pans de sa blouse, lui donnant l’air d’une chauve-souris blanche. Jade demeura immobile jusqu’à ce que l’homme s’arrête devant elle. Élias à moitié chargé sur le dos, Donnie avisa le nouveau venu avec une grimace de frustration.

— Planquez-vous, souffla l’haleine nicotinisée de Ravel. Planquez-vous j’ai dit !

Ni une, ni deux, Donnie lâcha l’autre garçon et partit s’enfoncer sous les couvertures. Jade le suivit, d’abord indécise, mais Ravel lui flanqua un coup dans le dos qui la fit tomber à la renverse dans les oreillers. Donnie lui balança un drap dessus et elle se terra contre lui, submergée par son odeur et la chaleur de sa peau.

Ravel avait utilisé son jeu de clefs pour fermer la chambre. Les patients attendirent de longues secondes durant lesquelles il ne se passa rien ; puis des bruits commencèrent de filtrer sous la porte. Deux, non, trois voix s’affrontaient, montaient et gonflaient jusqu’à éclater. Jade eut le temps de reconnaître Ravel, Brisebane et Fèvre avant que la porte ne s’ouvre à la volée.

Quelqu’un entra et dut se baisser pour attraper Élias, car des grondements pâteux emplirent un instant le silence.

— Vous voyez bien qu’il n’y a personne, retentit alors la voix accusatrice de Ravel.

— Chut ! Il dort… mais… que fait-il par terre ? chuchota Fèvre.

— Vous connaissez Neve, elle a refusé de lui mettre les sangles. On ne peut pas lui en vouloir, et vu tous les calmants qu’on a fait bouffer au gosse, je ne suis pas sûr…

— Arrêtez votre exposé et aidez-moi à le remettre au lit, répliqua-t-elle avec un rare aplomb.

— Oui, oui, remettons cet enfant au lit, ahana Brisebane.

Jade se contracta. Elle aurait voulu s’enfoncer dans la matière molle du sol, ou se faire aussi éthérée que les ombres qui l’entouraient sans relâche.

— Laissez donc les couvertures, il fait bien assez chaud et le pauvre petit est bouillant.

Miracle. Pour une fois, Jade ne détestait pas le directeur tant que ça. Les trois adultes mirent un moment à réinstaller et sangler Élias. Puis :

— Alors, qu’est-ce que vous faisiez ? reprit Fèvre.

— C’est ma ronde, vous vous souvenez ? grinça Ravel.

— Je vous ai vu courir. Vous êtes en train de…

— Allons, allons… tenta faiblement Brisebane.

— Je ne courais pas. Vous avez rêvé madame, sauf votre respect.

Jade retenait sa respiration. À côté d’elle, Donnie irradiait encore cette tiédeur réconfortante ; mais ça ne suffisait pas à souffler son désarroi. Pendant que les adultes discutaient, le temps filait, et avec lui l’énergie nécessaire pour mener le rite.

— Et vous ne venez pas mettre le bazar dans mon bureau non plus, je présume ?

Ricanement défiant de Ravel.

— Vous êtes sûre que vous allez bien ?

— Des accusations ? s’inquiéta Brisebane. Voyons, il s’agit probablement d’une méprise…

La porte se referma et une clef tourna deux fois dans la serrure. Libérés de la peur de déranger Élias, les trois antagonistes forcirent la voix. Jade les entendit s’éloigner en se chamaillant pire que des gamins.

Les deux fugitifs patientèrent de longues minutes avant de sortir de leur étuve improvisée. Donnie chassa ses cheveux poisseux de son front et son regard retint un moment celui de Jade, dans un élan de soulagement partagé.

— Cette fois, c’est bon, assura-t-il.