Chapitre 5 : L’expédition
Aveux
— Ainsi, cette histoire n’est toujours pas résolue, s’amusa Lajos Volbar. Rappelle-moi, Oblin. Depuis combien de temps essaie-t-on de régler ce problème d’aqueducs ?
Le conseiller ferma les yeux un bref instant et ignora sa question.
— Écoutez, je ne vous demande pas de payer pour toutes les réparations. Le Gouverneur a simplement besoin qu’un compromis soit trouvé.
— Un compromis ? Lâcher de ma poche des centaines de milliers d’écailles, sans rien gagner en retour, c’est ça le compromis que propose Nedim ? s’agaça l’administrateur.
À côté de lui, sa fille se leva soudain, comme pour mettre fin à la conversation.
— Nous allons réfléchir à une meilleure solution, nuança-t-elle d’un ton calme. Discutons-en à nouveau dans deux sizaines.
Sentant qu’il était temps pour lui de s’éclipser, Oblin les remercia de l’avoir écouté et sortit de la pièce. Les regards pincés des domestiques lui indiquaient clairement qu’il n’était pas convié à s’attarder, aussi se dépêcha-t-il de quitter la demeure des Volbar.
Encore deux quartiers. Il aurait aimé faire une pause, mais l’après-midi était déjà bien avancée et il voulait donner son rapport au Gouverneur avant la tombée de la nuit. Nedim l’avait chargé de rendre visite aux administrateurs des quartiers Nord de la ville, pour rechercher une solution au sujet de la reconstruction des aqueducs. Ce sujet épineux, lorsqu’il était évoqué pendant les séances du Haut Conseil, ne manquait jamais de provoquer de tumultueux débats. Aussi le Gouverneur avait-il décidé d’envoyer son premier conseiller prendre la température et négocier un compromis auprès des administrateurs, loin des déboires de la tour Etho.
Toujours planté devant le seuil de la porte, Oblin finit par remonter sur son cheval et se mit à avancer au pas à travers le quartier Volbar, entre les étals colorés des parfumeurs et des bijoutiers. Le soleil se couchait tandis que les commerçants rangeaient leurs marchandises et les passants se hâtaient de rejoindre leurs demeures. Le conseiller aurait aimé les imiter, mais il devait d’abord terminer son travail. Ses prochains interlocuteurs étaient les Kegal. La discussion serait sans doute moins pénible.
Il traversa le pont qui marquait la frontière entre les deux quartiers et continua par la rue principale, plus large, dans laquelle les badauds gênaient moins son passage. Il arriva peu de temps après à la grande maison des administrateurs. Un palefrenier s’approcha immédiatement de lui pour s’occuper de son cheval, pendant qu’une autre domestique l’introduisait dans le vestibule. Dans le salon, qu’il apercevait par une porte ouverte, Ateb semblait en proie à une panique inhabituelle. Elle composa rapidement un visage neutre quand la femme qui avait accueilli Oblin se racla la gorge pour signaler leur présence et avança de quelques pas dans la pièce. La maîtresse de maison se leva du fauteuil dans lequel elle était assise et invita son visiteur à s’installer à côté d’elle, en face de son mari et sa fille. De plus près, il put observer les traits fatigués de l’administratrice et y lire une inquiétude qu’elle n’avait pas l’habitude d’afficher. Soudain, il ne se sentit pas de l’ennuyer avec la mission que Nedim lui avait confiée.
— Que se passe-t-il, Ateb ? demanda-t-il avec un empressement soucieux. Est-ce que je peux vous apporter mon aide ?
Son interlocutrice jeta un œil vers Subor, qui haussa les épaules. Elle sembla peser le pour et le contre puis se laissa tomber contre le dossier de son siège.
— Oblin, commença-t-elle. Ceci doit rester entre nous.
L’intéressé acquiesça, à la fois nerveux et embarrassé. Il avait encore parlé trop vite en proposant son soutien. Même si cela arrivait souvent, il ne souhaitait pas être mis dans les confidences des notables de la Cité. Ne rien révéler à personne relevait d’une telle gymnastique intellectuelle, d’une maîtrise de soi qu’il avait du mal à tenir. Il était bien trop maladroit et trop mauvais menteur pour garder longtemps un secret. Néanmoins, Ateb avait manifestement besoin d’une épaule sur laquelle s’épancher et rares étaient les personnes à qui un dirigeant de quartier pouvait se confier.
— Bann et Mevanor se sont évaporés depuis ce matin et je pense qu’Ada ne nous dit pas toute la vérité, résuma l’administratrice. D’après elle, ils sont à la tour en ruine pour faire des croquis.
Alors qu’Oblin essayait de digérer l’information, Subor s’adressa à sa fille.
— Que t’ont-ils dit exactement ? Pourquoi voulaient-ils explorer la tour en ruine ?
Ada, visiblement exaspérée, haussa les yeux au ciel et poussa un soupir exagéré.
— Tu peux me le demander une quatrième fois, je ne sais rien de plus que ce que je vous ai déjà dit. Mev veut faire des croquis de la vallée et apparemment il s’agit d’un point d’observation idéal. Ils ne se sont pas étendus sur le sujet et j’ai dû batailler longtemps pour leur tirer les vers du nez.
Oblin opina du chef, songeur, et se gratta la joue. Il sentit sous ses doigts le piquant de sa barbe naissante. Il faudrait penser à se rendre chez le barbier.
— Dans ce cas, pourquoi ne sont-ils pas encore rentrés ? demanda-t-il.
— Je n’en ai aucune idée ! s’écria Ada. Qui sait ce qu’il se passe dans la tête de ces deux-là ?
La jeune fille avait l’air à bout de nerfs. Il l’incita à reprendre calmement tout ce qu’elle savait, c’est-à-dire pas grand-chose. Elle se borna à répéter qu’elle n’était au courant de rien et n’avait visiblement pas très envie de creuser le sujet. Le malaise d’Ada ne faisait qu’accroître l’inquiétude de sa mère et le sentiment commençait également à gagner Oblin. Elle cachait quelque chose et plus elle s’entêtait, plus il imaginait le pire.
— Par le Fleuve, Ada, s’agaça soudain Ateb, s’ils allaient simplement à la tour, ils auraient pris des chevaux ! Alors, pourquoi s’encombrer d’un bateau ?
Un bateau ? Perdu, Oblin se tourna vers l’administratrice. La jeune fille n’avait mentionné aucune embarcation dans son histoire. À en juger par l’étonnement qu’elle affichait, elle ne comprenait pas plus que lui les propos de sa mère.
— Ils ont volé une barque ? s’enquit le conseiller.
Ateb secoua la tête.
— Non, ils l’ont achetée.
— Mais comment ? Ils n’ont pas pu se procurer d’autorisation…
— Il y a une dizaine de jours, des miliciens ont reçu l’ordre de déplacer un bateau réparé jusqu’au quartier Viswen et ils ont attrapé nos fils à le faire à leur place. Je n’ai pas compris pourquoi sur le moment, mais nous avons découvert aujourd’hui que le batelier leur avait vendu une embarcation en échange de ce service.
L’explication de l’administratrice n’était pas plus claire que celle de sa fille. Oblin fronça les sourcils.
— Pourquoi des miliciens devaient-ils livrer un bateau réparé ?
— C’est une longue histoire et surtout ce n’est pas la question, soupira Ateb avant de se tourner vers Ada. Ils ont pris des risques pour obtenir illégalement cette coque. Ils ne sont pas là-bas.
L’intéressée se rencogna dans son fauteuil et le silence tomba dans la pièce. Ce fut à ce moment-là qu’Oblin décida de jouer sa dernière carte.
— Dans ce cas, je vais demander à Ilohaz d’envoyer un groupe d’éclaireurs fouiller la tour sur-le-champ pour les ramener en ville. Il va bientôt faire nuit et les portes de la Cité vont être verrouillées, ce serait dangereux pour deux garçons seuls de rester dans la vallée jusqu’à demain matin.
Ada sursauta, grimaça comme en plein dilemme, puis ferma les yeux. Si ses frères ne se trouvaient pas là où elle le prétendait, une dizaine d’hommes risqueraient leur vie pour rien, par sa faute.
— D’accord, je vous le dis, ils sont partis au gouffre.
Oblin laissa échapper un hoquet de surprise, Ateb prit sa tête dans ses mains pour cacher ses prunelles humides et Subor retomba contre le dossier de son siège, le regard vide. Devant les mines déconfites qui l’entouraient, le conseiller tenta de dédramatiser la situation.
— Au moins, ils ne sont pas en forêt ! Ils auraient pu vouloir voir de leurs propres yeux la carcasse du mastodonte… Une expédition au gouffre reste une aventure dangereuse, mais ils ne risquent pas de finir dévorés par un rapace ou un ours… Mais se rendre là-bas n’a aucun sens, tu es sûre d’avoir bien compris, Ada ?
La jeune fille acquiesça sombrement.
— Il fallait s’attendre à ce qu’ils fassent une connerie pareille ! déplora Subor, sortant de sa léthargie. Bann et sa témérité !
— Il s’imagine devoir prouver qu’il peut être un héros, comme toi, murmura Ada.
— Tu aurais dû venir nous alerter tout de suite, s’emporta Ateb. À présent, ils doivent déjà avoir atteint le gouffre et on ne peut plus rien pour eux !
La jeune fille évitait leurs regards et gardait les yeux dans le vague, sans doute en proie à la double culpabilité d’avoir à la fois menti à ses parents et dénoncé ses frères. Comment lui en vouloir ? Oblin connaissait lui aussi la force des liens fraternels et il lui semblait comprendre la loyauté qui avait animé Ada. Son mensonge et son entêtement tenaient sûrement plus de l’amour et l’admiration qu’elle portait à Bann et Mevanor que d’un quelconque acte de rébellion envers leurs parents.
— Tu as gardé leur secret autant que tu as pu, dit-il doucement.
— J’en ai un peu parlé avec eux, ils avaient un plan pour affronter les dangers qui les attendent, protesta faiblement Ada. Ils ont lu des livres et semblent connaître les lieux…
Son père la coupa d’un ton sec.
— S’ils les connaissaient, ils ne seraient pas partis. Quant à toi, plus de temps libre, et tu auras une liste de tâches à effectuer chaque jour pour t’occuper. Ce sera ta punition pour nous avoir menti.
La jeune fille se leva brusquement, le visage rouge et baigné de larmes.
— Vous ne pouvez pas faire ça ! Ce n’est quand même pas de ma faute si mes frères sont stupides ! Ne me tenez pas responsable de ce qui leur arrive !
Devant le regard résolu de ses parents, elle sortit d’un pas rapide du salon et claqua la porte derrière elle.
Ateb et Subor restèrent un moment silencieux. Elle, penchée en avant, à pianoter sur l’accoudoir de son fauteuil. Lui, enfoncé dans le sien, les pupilles perdues dans le vide. Oblin aurait aimé avoir une solution à leur apporter, mais il ne voyait aucune issue positive. Impossible d’envoyer des éclaireurs les chercher au gouffre… Il n’y avait vraiment rien d’autre à faire qu’attendre leur retour. Comment pouvait-on se réveiller un matin et décider de partir ? Qu’est-ce qui avait bien pu les pousser à risquer ainsi leurs vies ? Ennuyé et mal à l’aise, il se mit sur ses jambes pour prendre congé.
— Je compte sur ta discrétion Oblin, dit l’administratrice qui sembla soudain se souvenir de sa présence.
— Bien sûr. Il convient de faire profil bas en attendant qu’ils reviennent.
— Même après, appuya-t-elle en se penchant vers lui. Personne n’a besoin de savoir où ils sont partis.
Oblin acquiesça puis Subor se leva à son tour pour le raccompagner jusqu’à la porte d’entrée.
— Je dois tout de même en toucher un mot au Gouverneur, souffla le conseiller alors qu’il se trouvait sur le seuil de la maison et que le palefrenier lui rapportait son cheval.
Sans rien dire, Subor hocha lentement la tête en signe de consentement, puis fit volte-face et laissa Oblin seul avec sa monture à la main. Dans l’agitation de la soirée, il en avait oublié la raison initiale de sa venue. Tant pis pour les aqueducs.