Chapitre 5 : L’expédition
Chutes
— Allez, Mev, faut pas trop qu’on tarde ici, s’impatienta Bann.
Mevanor leva la tête pour évaluer la distance qui le séparait du prochain virage et se dépêcha de terminer son croquis. Son frère ne brillait pas par sa patience, inutile de le faire attendre plus longtemps. Il balaya rapidement des yeux ses dessins et les notes qu’il avait prises sur leur aventure, un peu pour pouvoir les partager et un peu aussi pour en garder un souvenir.
Leur barque, coincée entre deux gros blocs de pierre, tanguait doucement sur les flots. Quand ils étaient arrivés sur cette large étendue d’eau paisible, nichée au milieu des couloirs étroits et bienvenue après les tumultes qu’ils avaient affrontés depuis leur entrée dans le canyon, ils avaient décidé d’en profiter pour faire une pause. Pour se reposer et reprendre des forces, mais également permettre au cadet de reporter sur son carnet un plan approximatif de leur parcours. Mevanor ne put empêcher une moue navrée d’envahir son visage lorsqu’il compara son dessin avec les images qui, il le savait, resteraient gravées à jamais dans sa mémoire. Les rochers acérés qui dépassaient de la surface, menaçant leur embarcation ; l’écume qui se formait autour d’eux, créée par la furie du Fleuve. Pendant le trajet jusqu’ici, une excitation qu’il n’avait plus ressentie depuis longtemps s’était emparée de lui. Ce n’était pas simplement le danger d’être brinquebalé par les tourbillons d’eau claire entre les parois rouges du canyon. C’était aussi ce sentiment qui les avait animés plus jeunes, avec Bann, Rohal et Demka, les incitant à explorer les recoins interdits de la ville. L’inconnu, la découverte. La liberté.
— C’est bon, on peut y aller, dit-il après avoir rangé soigneusement ses affaires dans une sacoche de peau épaisse.
Ils s’armèrent chacun d’une perche et décoincèrent leur embarcation en poussant contre la roche. Une fois libérée, elle se mit à glisser doucement, attirée inexorablement par le courant.
Juché à l’avant du bateau, les yeux plissés pour voir plus loin, Mevanor examinait les falaises et le cours d’eau devant lui. Il essayait de prévenir Bann dès qu’il repérait un rocher, une grosse branche ou simplement une ombre un peu suspecte à éviter. Cela fonctionnait, plus ou moins. Par endroits, les obstacles étaient si nombreux qu’ils ne pouvaient pas tous les contourner. Ils crurent plusieurs fois percer la coque de leur navire ; mais elle se révéla plus solide qu’ils ne l’imaginaient.
— Maintenant que j’y pense, déclara son frère de but en blanc, on aurait peut-être dû emmener Demka et Rohal, ça aurait…
— Attention ! Sur la gauche !
L’interruption de Mevanor prit Bann au dépourvu et il aperçut le rocher situé devant eux un peu tardivement. Il l’évita de justesse d’un grand coup de barre qui faillit les propulser contre la falaise.
— Sans doute, continua le cadet après un moment de silence, mais c’est trop tard maintenant. Et on se débrouille pas si mal à deux.
Il omit d’ajouter qu’il n’avait pas un seul instant envisagé d’en parler à leurs amis, et encore moins de leur proposer de les accompagner dans ce qu’il considérait toujours comme une folie. Suivre son frère, mettre leurs propres vies en jeu, c’était une chose. Entraîner les personnes qu’ils aimaient là-dedans, il ne l’aurait jamais permis.
Une fois le navire à nouveau dans le sens du courant, ils entrèrent dans une zone de remous. À l’avant, l’eau tourbillonnait et Mevanor devait crier encore plus fort pour se faire entendre de Bann. Il percevait un bruit de liquide qui se fracassait contre des rochers et comprit sans le voir que le virage qu’ils attendaient se situait juste devant eux. Après s’être saisi de la corde posée à ses pieds, il chercha des yeux un point d’ancrage sur la paroi rocheuse à côté de lui ; il ne repéra rien de mieux qu’un frêle arbrisseau qui avait poussé à même la falaise. Pendant que Bann stabilisait péniblement l’embarcation, Mevanor noua la corde autour du maigre tronc et tira un grand coup pour vérifier la solidité de son attache. Ses doutes furent tout de suite confirmés : le petit arbre se désolidarisa de la roche et retomba mollement dans l’eau.
— Il faut qu’on trouve une solution ! cria Bann derrière lui.
— Je ne sais pas, répondit Mevanor d’un air embêté. Les chutes peuvent sûrement être remontées sans utiliser une corde. Personne ne mentionnait cette technique dans les récits que nous avons lus.
Son frère secoua la tête, visiblement déterminé. Il continua d’un ton catégorique.
— On en a déjà parlé. J’en suis persuadé, Mev, le plus dur n’est pas d’arriver au gouffre ni de survivre quelques jours là-bas. La difficulté, c’est de remonter cette cascade sur le chemin du retour ! Cherche une prise.
Dans différents écrits glanés aux archives de l’Observatoire, ils avaient déniché quelques indications sur la géographie et le relief du canyon. La plupart des explorateurs n’avaient en réalité jamais atteint le gouffre, car ils avaient fait demi-tour devant d’autres chutes, plus petites, qui se situaient après un grand bassin d’eau calme. Ce bassin, ils l’avaient quitté tout à l’heure ; ils se préparaient à présent à affronter l’un des principaux dangers du voyage. Les deux garçons avaient beaucoup réfléchi à une solution pour franchir cette première cascade sans renverser leur bateau et Bann pensait avoir trouvé la seule méthode qui leur permettrait de revenir sur leurs pas quelques jours plus tard.
Alors que l’aîné ramait en arrière pour ralentir leur progression, ils scrutèrent la paroi pendant un long moment avant de devoir se rendre à l’évidence : il n’y avait aucune prise où accrocher facilement une corde. À nouveau, Mevanor s’apprêtait à proposer de continuer quand même, quand Bann le devança.
— Là ! Regarde, il y a une fente. Donne-moi une pointe et un truc pour taper dessus et essaie de stabiliser le bateau, ordonna-t-il.
Le cadet fouilla dans une caisse pour trouver les outils exigés par son frère et les lui tendit avant de s’emparer des rames. Bann se pencha vers la paroi et coinça la pointe aussi fort qu’il put dans une fissure de la roche. Après de gros efforts qui le laissèrent pantelant, il réussit à l’enfoncer presque entièrement puis noua la corde autour. Il tira un grand coup ; cette fois-ci le point d’attache tint bon. Épuisés, l’un d’avoir ramé seul à contre-courant, l’autre d’avoir frappé de toutes ses forces sur le morceau de métal, ils profitèrent de leur ancrage pour souffler un peu.
Après s’être assurés que le cordage était enroulé de manière à ne pas les gêner dans les chutes, ils repartirent. Ils passèrent un virage serré puis se retrouvèrent presque aspirés par la masse d’eau qui s’écoulait devant eux vers une violente cascade, magnifique et fumante d’écume. À l’aide de la corde, ils amorcèrent la descente le plus lentement possible, essayant de retenir le bateau par la force de leurs bras. Néanmoins, le courant qui s’agitait sous leurs pieds les entraînait tantôt à gauche, tantôt à droite, et ils ne purent préserver leur coque de tous les chocs. Ils parvinrent malgré tout en bas sans trop d’encombres, Bann manœuvrant pour garder leur embarcation hors de l’eau, Mevanor empêchant son contenu de passer par-dessus bord.
Après la cascade, le Fleuve devenait beaucoup plus large et les flots plus calmes. Ils coincèrent l’extrémité de leur corde entre deux rochers puis Bann s’installa à la barre pendant que Mevanor reprenait sa carte. Il estima approximativement le trajet parcouru depuis leur arrêt sur le lac et tenta de le reporter sur papier.
À présent que l’eau était moins mouvementée, il pouvait continuer ses croquis au fur et à mesure. Tout à sa concentration, il observait avec curiosité l’environnement dans lequel ils évoluaient. Le paysage s’était métamorphosé depuis qu’ils avaient descendu les chutes. La végétation se faisait plus rare, la roche plus cassante. De petites îles de pierre, qui pourraient constituer des haltes pour le retour, parsemaient leur chemin. Mevanor apercevait également des sortes de cavités, de tailles variées, creusées dans le roc de part et d’autre du Fleuve. Certaines semblaient suffisamment spacieuses pour loger plusieurs hommes, mais elles se trouvaient trop en hauteur, hors d'atteinte. À cause du dénivelé qu’ils avaient parcouru depuis l’entrée du canyon, les falaises paraissaient encore plus imposantes qu’au début de leur aventure.
— Combien crois-tu que les parois mesurent ? demanda soudain Mevanor à son frère.
Ce dernier leva la tête vers le ciel et réfléchit un instant.
— Au moins vingt hommes, répondit-il d’un air songeur. On se sent tout petit à côté.
— C’est vrai… Et nous ne sommes pas au bout de notre voyage.
L’émerveillement devant le spectacle qui s’offrait à eux laissa peu à peu place à la lassitude, puis à l’impatience. Ils virent à nouveau des rochers, des falaises, des pics, des grottes et des îlots. Mevanor commençait à trouver le temps long quand, enfin, un grondement sourd monta dans l'air. Cela ressemblait à ce qu’ils avaient entendu à l’approche de la première cascade, en plus impressionnant encore.
— On arrive au gouffre ! hurla Bann pour couvrir le bruit ambiant. Tiens-toi prêt à me guider.
Pendant un moment, ils purent écouter l’immense chute de laquelle ils se rapprochaient, mais ne voyaient toujours rien. Ce ne fut qu’au détour d’un ultime virage que le bout de leur aventure se dévoila enfin dans toute sa grandeur. De part et d’autre du Fleuve, les deux falaises se rejoignaient pour former un mur géant, un cul-de-sac, tandis que toute l’eau se déversait dans l’énorme trou béant devant eux. Tout autour, d’étranges pointes de roches donnaient au tout l’allure d’une bouche monstrueuse, qui gobait eau, minéraux et végétaux ; et les goberait eux aussi, s’ils rataient leur coup.
Le fracas des flots engloutis dans les profondeurs de la terre se faisait de plus en plus assourdissant et le courant de plus en plus rapide. Au milieu du chaos et de la vapeur d’eau formée par l’agitation, un îlot se dressait, tel que les récits qu’ils avaient lus le décrivaient. Un récif rocailleux, qui se trouvait à une centaine de pas devant la grande cascade. L’endroit paraissait idéal pour établir un camp, ni trop près ni trop éloigné de leur destination. Avec un peu d’habileté, il était apparemment possible de s’y échouer.
Mevanor s’égosilla pour donner des instructions à son frère, qui ne sembla pas l’écouter, visiblement fasciné par ce qui se tenait devant ses yeux. Il ramassa un morceau de pain qui traînait et le lui lança à la figure, pour le forcer à se concentrer. Bann réagit tout de suite et suivit tant bien que mal les consignes que son cadet mimait, faute de pouvoir les lui transmettre oralement. Quelques instants plus tard, le fond du bateau raclait le sol rocailleux de l’île.
Mevanor sauta de l’embarcation pour la tirer hors de l’eau, tandis que l’aîné continuait à pagayer vers la rive. Une fois la coque entièrement ramenée sur la terre ferme, ils s’y étalèrent de tout leur long, à bout de force.
Ils restèrent ainsi un moment, à contempler le ciel, les falaises, et l’exploit qu’ils venaient d’accomplir. Bann finit par se redresser et poser une main sur l’épaule de son frère, toujours étendu.
— Il vaut mieux être en forme pour descendre là-dedans. Ne prenons pas de risques inutiles, on n’a qu’à s’installer ici pour passer la nuit.
Le soleil n’allait pas se coucher tout de suite, néanmoins Mevanor acquiesça. Il était trop fatigué pour continuer le voyage aujourd’hui. De toute façon, le gouffre n'aurait pas disparu d'ici le lendemain matin. Il se leva à son tour pour préparer un feu pendant que Bann débarquait leur matériel. Le plus dur restait encore à venir, pourtant le cadet sentait la fierté lui donner des ailes. Il était exténué, aussi bien physiquement que mentalement, et il craignait de ne pas trouver le sommeil à cause du bruit de la cascade. Mais il avait hâte d’être au lendemain.