20 - Katy

Katy pose ses écouteurs d'un air satisfait. Encore une Vayne top qui détruit l'intégralité de l'équipe adverse en 1v9. Quand vous avez un ADC avec un tel niveau de mobilité, c'est beaucoup trop facile. Même aux portes du challenger, les joueurs ne sont pas prêts pour ce contre. Le toplaner adverse n'a même pas pu accéder aux sbires pendant les trois premières minutes de jeu. Alors certes, comme elle a pris Vayne au lieu de l'habituel K'Sante, son équipe lui a hurlé dessus qu'ils ne tiendraient jamais en phase de combat de groupe, puisqu'ils n'avaient pas de tank. Sauf qu'en face non plus…

Elle donne un coup de pied et sa chaise roule avec précision jusqu'au frigo, de l'autre côté de la pièce. Son studio est petit. Elle ne va pas se plaindre, il est aux frais de ses parents. Des parents divorcés qui ont craqué quand leur fille leur a dit que leurs combats incessants ont détruit son envie de faire quoi que ce soit et qu'elle a besoin de temps pour récupérer. Et qui ont peut-être oublié ce virement récurrent de leur compte en banque. Il est facile de faire culpabiliser ses parents, encore plus quand ils ont privilégié l'acquisition d'argent aux discussions avec leur fille.

 Et ce studio, bien que petit, est son royaume. Il y a tout ce qu'il faut pour s'adonner à son addiction préférée : les jeux vidéos. Autour d'elle, les posters de divers jeux tapissent les murs. Majoritairement des FPS, mais depuis quelques mois, les nouveaux posters qu'elle récupère tournent autour des MOBA. La toplane est devenue son royaume. Là-bas, personne n'intervient avant quinze minutes. Quinze minutes qui suffisent généralement pour qu'elle démontre sa supériorité à son adversaire, sur des choix de personnage hyper agressifs. Oh, certes, elle ne montera jamais en challenger avec ce style de jeu. Mais le plaisir brut du jeu lui suffisait largement. Et le jeu en équipe, elle avait donné par le passé. Malheureusement, tous les jeux vraiment intéressants impliquent de devoir se coltiner une équipe. Sauf les jeux de combat, mais c'est pas son truc. Et les RTS, mais ils demandent beaucoup trop de compétences qu'elle ne possédait pas.

Elle est interrompue dans ses réflexions par l'interphone. Qui ose ? Elle s'approche d'un pas prudent de l'étrange machine qui affiche un visage souriant sur l'écran. Un visage qu'elle reconnaît tout de suite. Et elle se surprend à rendre ce sourire. Quelques minutes plus tard, Jiya fait son apparition en chair et en os sur son palier.

– Alors », attaque son amie d'une voix suffisante, « tu es devenue meilleure en duel ? »

– Pas besoin de s'améliorer pour se défaire d'une mamie arthritique. On remet ça quand tu veux », réplique-t-elle d'un air sec.

Sec, mais chaleureux, alors qu'elle donne l'accolade à son amie.

– La mamie n'a que huit ans de plus que toi, et tu ferais bien de respecter un peu tes aînées. Je vois que ça n'a pas beaucoup changé ici récemment ? »

Katy ferme la porte d'un air blasé :

– Si si. Regarde mon écran, j'ai changé l'arrière-plan. »

Sur le fond d'écran, on voit l'écusson des grands maîtres, avec l'avatar qu'elle utilise bien au centre. Elle se moque bien de ce que les autres peuvent penser de son niveau de jeu. Mais pas Jiya. Pas celle qui l'a ramassée en miettes aux sorties des ATM, une des plus grandes compétitions françaises d'esport, alors qu'elle affrontait la réalité des communautés de FPS, et que son manager la sortait sans ménagement de l'équipe. Qui lui a montré un autre jeu qui l'a aspiré. Non, elle a besoin d'impressionner sa meilleure amie, quand bien même la relation n'est peut-être pas réciproque.

– Oh oh », l'interrompt Jiya. « Et comment va le monde toxique de la toplane de nos jours ? »

Elle soupire :

– Bien, mais ça devient prévisible. »

– Tu ne t'es toujours pas trouvé d'équipe régulière ? »

Katy a un ricanement dédaigneux, alors qu'elle se dirige vers la bouilloire pour faire chauffer une tisane :

– Pour revivre l'époque CS ? Tu plaisantes. Le toxique, c'est fini. Viens me voir si tu arrives à monter une équipe compétitive et bienveillante. »

– Ça tombe bien. C'est pour ça que je suis là. »

Elle se tourne brutalement, versant de l'eau partout. Elle éteint le robinet d'un geste précis, mais automatique. Elle cherche la moindre trace de plaisanterie dans l'expression de Jiya, mais n'en trouve aucune.

– Oh, mon dieu, tu es sérieuse. »

Jiya hoche la tête. Elle désigne la bouilloire du menton, se détourne et part s'asseoir sur un coin du lit. Et elle attend.

Cette sorcière. Elle connaît ma faiblesse. C'est comme ça qu'elle m'a battu à cette compétition de duel le mois dernier. Je déteste attendre.

Elle décide de jouer le jeu. Elle prépare un paquet de gâteaux pendant que l'eau chauffe. Puis elle remplit deux mugs après avoir mis leur tisane préférée. Elle pose le tout sur un petit tabouret qui sert de table de fortune. Elle ne sera pas prête à attendre plus longtemps :

– Allez, crache le morceau. »

– On a trouvé une autre fille. Encore une qui te met probablement la misère en duel. »

– J'aimerais voir ça », répond-elle spontanément, mais sa curiosité est piquée au vif. « Tu veux retourner en ligue des oubliées ? »

– Non. Cette fois on vise la ligue française. J'en ai fini avec la ligue féminine. »

– Et pourquoi ça marcherait ? En quoi les managers seraient différents ? »

Jiya prend sa tasse et sirote tranquillement un peu de tisane, prenant son temps pour répondre. *Ce qu'elle m'énerve quand elle fait ça.*

– Pas de managers. Pas de structure existante. On monte tout de zéro »

– Pardon ? Qui va gérer les compos ? »

– Tu connais le joueur qui se fait appeler Hanabi ? »

– L'ancien support promis à une grande destinée, mais qui n'est jamais arrivé en Ligue française, dont tu m'as déjà parlé une fois ? »

– Ouaip. C'est lui qui apporte le coaching. Et il est en train de chercher le jungler qui adhérera à sa vision loufoque du jeu. »

Katy prend le temps de bien assimiler toutes les informations.

– C'est bien toi qui m'as dit que, depuis les premières saisons, plus personne ne pouvait se passer de staff ? Et deux mecs dans l'équipe ? Tu pars du fait qu'ils seront en minorité, et qu'ils n'oseront pas nous man-splainer ? »

– Ce n’est pas parce qu'ils sont en minorité qu'ils n'oseront pas. C'est parce qu'ils ont le bon état d'esprit. »

Katy se lève et se met à marcher dans l'appartement. Il y a quelque chose qui ne fait aucun sens. Elle aimerait y croire, mais toutes les histoires qu'elle a entendues se finissent mal.

– Pourquoi tu ferais ça ? Tu as encore plus souffert que moi de ta chute ! »

– Marie, la troisième joueuse, m'a convaincu qu'on pouvait avoir de l'influence sur le reste de la communauté, particulièrement la communauté féminine. On veut faire passer un message. On se donne 18 mois pour intégrer la ligue française. Le projet est considéré comme un succès si on y arrive. Pas de pression pour atteindre le haut. Juste l'envie de prouver au monde qu'on peut, homme ou femme. Tout le reste, ce sera du bonus. »

– Pourquoi moi ? »

– Parce que je te connais. Tu es une battante, mais sans fierté mal placée. Tu sais jouer en équipe, même si tu hais ce jeu pour ça. Et au contact de Han, tu vas découvrir le jeu d'une autre façon. Un mode où on peut jouer Vayne ou Akshan en top lane, pas juste Gnar et K'sante. Même si faudra sûrement t'y coller de temps à autre. »

Katy tourne désormais le dos à Jiya et regarde le coucher de soleil dehors. Tous ses doutes, tous ses démons de sa période CS font lentement surface.

– Tu es sûr que ces mecs… »

– … sont inoffensifs, oui. Tu as ma parole. Et droit de regard sur la question. On s'engage ensemble, ou on ne s'engage pas. »

– Quand veux-tu ta réponse ? »

– Vendredi, 20h, au Playground », dit Jiya en se levant.

– Je peux venir et dire non quand même ? »

– Évidemment », répond-elle d'un air suffisant.

Un air qui semble dire « quand tu seras là, tu ne voudras plus partir, toi et moi, on le sait déjà ». Mais sa réponse la rassure néanmoins.

– Alors à vendredi », termine Jiya, fermant la porte de l'appartement.

Katy retourne observer le soleil couchant, sa tasse dans la main. Elle ne voit plus le paysage dehors. Elle ne voit que ses souvenirs, et une promesse de son amie que cette fois, ça ne sera pas aussi horrible que la dernière fois.