Au delà du château surplombant la colline, se rapprochant de la côte, un chemin escarpé dans les monts ne menait officiellement, sur les cartes, à rien. Officieusement, il était gardé par une faction militaire.
Non pas une faction gouvernementale, non plus une organisation paramilitaire protégeant un quelconque territoire ; ce n’était pas un site d’apparition extra-terrestre ou mystérieuse. C’était un chemin, on ne peut plus banal, allant dans une épaisse forêt qui en cachait le but. Le terrain était privé, et simplement très bien gardé. Mais que pouvait-il y avoir au bout ?
Les habitants des alentours ne se posaient plus vraiment la question. Ce qu’ils savaient, c’est que ce n’était pas un hôtel de luxe destiné qu’aux plus riches ; de belles voitures y allaient parfois, mais la plus part du temps, les autorisations d’entrer concernaient des véhicules tout à fait standard.
Et cette autorisation était nécessaire pour y accéder ; sans, les militaires n’ouvraient pas la barrière, et leurs puissantes mitraillettes, ainsi que les immenses grillages autour couronnés de barbelés tranchants comme des rasoirs, dissuadaient quiconque essaierai de découvrir ce qu’il s’y cachait.
A l’approche de la barrière amovible, Rachid ralentit l’allure et s’arrêtât au niveau du poste de garde clos. Un premier soldat fit le tour de la 405, son arme contre son ventre. Prudent, il s’approcha de la vitre et demanda à Rachid de l’abaisser.
— Monsieur, dit-il d’une voix sèche, cet endroit est interdit. Je vais vous demander de circuler.
Rachid, quelque peu incrédule, se tourna vers Rose, qui chercha quelque chose dans son sac, avant de le tendre vers le militaire ; c’était une simple petite carte à puce.
— J’ai un pass d’accès, déclara-t-elle au militaire. Matricule 010115150310.
A l’annonce du matricule, le militaire eut un regard inquisiteur, mais prit tout de même la carte, se retournant et se dirigeant vers le poste vitré où un autre garde était assis derrière un ordinateur. Il tendit à son comparse la carte que celui-ci scanna, avant de la redonner au premier militaire, qui devint livide. Il revint, la démarche bien fébrile, et redonna la carte à Rachid qui la repassa à Rose. Le militaire s’excusa en bégayant :
— E-Excusez moi madame… mademoiselle Kelly ! Je ne vous avez pas reconnus…
Il fit un salut militaire plein d’énergie, se rendant raide comme une pique, le tranchant de la main bien contre le front, le regard au loin. Sa peau était devenue encore plus blanche qu’un irlandais standard. Rachid sourit de la façon comique dont il avait le secret.
— Rompez soldat, ordonna Rose avec une autorité douce. Pas la peine de vous excusez. Vous avez bien fait votre travail.
Le soldat se détendit, reposant ses talons au sol. Il n’osait pas regarder en direction du véhicule. Au bout d’un moment, Rose se racla la gorge.
— Pouvez-vous nous laisser passer… (elle plissa les yeux) quartier maitre Murphy ?
L’homme devint plus blanc que la neige.
— Euh oui-oui madame… mademoiselle Kelly ! Pas de soucis !
Il se redressa de nouveau comme une pique, l’arme contre l’épaule, et se retourna vers son comparse derrière la vitre.
— Gareth ! Ouvre donc la barrière ! Immédiatement !
L’homme derrière son ordinateur ne leva pas les yeux, se contentant d’appuyer sur un bouton et la lourde barrière se leva d’elle-même. Le quartier maître garda son salut jusqu’à ce que la voiture s’éloigne. Quand le poste de garde ne fut plus visible dans le rétroviseur, Rachid demanda :
— Kelly ?
Rose secoua la tête.
— Oui, on m’appelle toujours comme ça ici. Je n’ai pas fait changer mon nom.
Rachid haussa les épaules.
— Perturbant, mais pas plus que ce poste de garde.
Rose baissa la tête.
— Crois-moi, dans cette région, c’est un mal nécessaire.
Ils s’enfoncèrent dans une forêt (une des seules de la région) de plus en plus épaisse, la route montant petit à petit dans les hauteurs, atteignant une altitude plus que raisonnable. La densité d’arbre était telle que l’ambiance devenait sombre et le voyage bien peu avenant. Il fallait être concentré pour bien négocier les lacets que formait l’asphalte, lacets parfois surveillés par une troupe militaire. Enfin, après vingt bonnes minutes de montée dans l’ombre des épicéas, ils arrivèrent au sommet, où une grande ligne droite les emmenait à leur but.
Ce dernier segment qui semblait s’étirer à l’infini était encore plus sombre, les épaisses branches se rejoignant au dessus de la route en s’entremêlant, empêchant la plupart des rayons du soleil de passer. Puis, le boisement se fit plus espacé, et on apercevait enfin au fond l’immense bâtiment blanc qui se dégageait, de plus en plus distinctement, la forêt s’amenuisant à son approche, éclairant l’arrivé d’un halo blanc.
C’était une grande place en gravier jaune, avec en son centre une imposante fontaine représentant différentes femmes ; à droite de cette fontaine, des voitures de luxe côtoyaient des populaires plus pittoresque, dans un fourre-tout invraisemblable. Rachid contourna le monument d’eau et vint se garer à côté d’un puissant 4x4 allemand. En sortant, il lança un regard circulaire ; le bâtiment était grand, sur trois étages, plutôt typé grec avec des colonnes et du marbre clair. La porte d’entrée était un grand sas en verre en haut d’un long escalier, d’où allaient et venaient une multitude de gens. Quatre-vingt pourcents de la population présente était composée de femmes. Souvent jeunes, voir à peine sorties de l’adolescence pour certaines, et parfois aux ventres arrondis. Des médecins en blouse blanche et des infirmières en combinaison verte accompagnaient ces petits groupes. L’endroit était calme, paisible, et réconfortant. Sur la façade du bâtiment, au dessus des colonnes, étaient écris en lettres d’or les mots « An Foscadh ».
Rose claqua la portière, faisant sortir Rachid de sa torpeur, et vint se placer à côté de lui, observant à son tour le bâtiment et les gens qui allaient et venaient.
— Bienvenu au refuge, lui dit-elle en lui tapotant l’épaule.
Elle s’élança en direction de l’escalier, et Rachid la suivit de près. Des jeunes femmes passèrent à côté, et il remarqua sur certains visages des bleus, des balafres, des regards fuyants. Un frisson parcouru son échine, et Rachid rattrapa Rose dans l’escalier.
— Euuuh… qu’est ce que c’est cet endroit exactement ?
Rose le regarda, secoua la tête et continua son ascension, laissant Rachid en plan, qui se remit après quelques secondes d’incrédulité à sa poursuite.
Ils passèrent la porte coulissante pour se retrouver à l’accueil, aussi fait de verre au dessus d’un magnifique bloc de serpentine poli et luisant, derrière lequel une jeune femme au chignon impeccable grattait du papier. Avant que Rose n’atteigne le guichet, un jeune homme les interpella.
— Mademoiselle Kelly ? demanda le jeune homme d’une voix posée, les bras derrière son dos dans une position élégante. Il était incroyablement apprêté et paraissant retenu malgré son jeune âge.
— Le directeur Teine vous attend, ajouta-t-il en faisant une courbette.
Rose fit un signe de tête. En entendant son nom, tout le monde s’était retourné vers eux ; les médecins, les guichetiers, ainsi que les patientes. Une sorte d’aura et d’acclamation de joie étouffée parcourut le couloir. Un murmure commença à circuler. Rachid resta couac, éberlué par cette effervescence, se demandant encore ce qui se passait ici.
Ils suivirent l’homme bien habillé, son corps élancé semblant glisser dans les escaliers ; les couloirs étaient brillants de propreté, toujours en mélange de serpentine et de marbre blanc, parfois agrémentés de tourmaline noire ; ils montèrent deux escaliers avant de se retrouver devant une porte de bureau d’ébène, sur lequel était écrit en lettre d’or « Directeur ». L’homme bien habillé sonna sur un petit interphone à côté de la porte :
— Oui ? demanda le directeur, dont la voix semblait posée et douce.
— Mademoiselle Kelly est arrivée.
— Qu’elle entre ! Qu’elle entre !
L’homme clencha la porte et les laissa pénétrer à l’intérieur de leur plein gré. Rose entra, et Rachid lui emboita le pas.
Le bureau était grand, sobre et élégant ; sur les murs, il y avait des tableaux de plusieurs personnes, datant de la renaissance. Rachid ne fut pas étonné de reconnaître le faciès de Rose sur l’un d’eux, celui du milieu plus précisément. Sa coiffure était plus travaillée que d’habitude, elle était même princière, avec un chignon parcouru de tresses fines ; elle portait une armure sombre, grise tirant entre le noir et le bleu ; elle affichait un sourire dur et un regard déterminé. A droite d’elle il y avait un homme d’apparence puissante, brun avec une calvitie prononcée, et portant la même armure gris-bleu que Rose. Il s’appuyait sur sa lourde épée, pointe au sol. Enfin à gauche, il y avait une fille dont les cheveux étaient d’un brun corbeau ; dans ses pupilles, on pouvait voir un feu se refléter ; elle portait une robe rouge et élégante.
Rachid reposa son regard en direction du directeur, qui s’était levé de son bureau et fit une révérence à Rose. Il semblait intelligent ; mince, et d’une grande force de caractère. Il ressemblait à s’y méprendre à un majordome. Rose fit une révérence elle aussi, suivit par Rachid, qui ne savait pas trop quoi faire.
— Ravie de te revoir Aydan, lui dit simplement Rose.
— Ravie moi aussi, mademoiselle Kelly. Et j’imagine que vous êtes monsieur Tarbbouche ? demanda-t-il à l’adresse de Rachid.
Il lui tendit une main amicale que Rachid saisi.
— Enchanté de faire votre connaissance, continua le directeur Teine.
— Moi-de-même, répondit Rachid sur le ton qui lui semblait le plus approprié, avant de s’assoir à côté de Rose. Excusez moi de vous poser cette question mais… quel est cet endroit ?
Le directeur accola le bout de ses doigts, et posa un regard accusateur sur Rose qui l’esquiva. Il reporta ses yeux sur Rachid et dit d’une voix calme.
— Elle ne vous à rien dit, n’est ce pas ?
Rachid fit non de la tête. Le directeur se racla doucement la gorge.
— Ici, mon cher monsieur Tarbbouche, c’est un endroit où l’on rend la liberté de chacun. La liberté d’aimer la personne que l’on veut. La liberté aux femmes de disposer de leur corps à la manière dont elles le souhaitent ; on abat les obligations familiales et sociales. Nous guérissons un tas de mot que le monde, soit disant civilisé, produit.
Rachid prit une moue réfléchie, avant de comprendre enfin en repensant aux jeunes femmes dehors.
— C’est une clinique d’avortement ? s’étonna-t-il. En pleine Irlande du nord ?
Aydan Teine eut un sourire malicieux.
— Ce n’est pas une clinique d’avortement, plutôt un hôpital privé. Certes, nous recevons des femmes de tous horizons, de tous pays où nous avons des antennes pour aider celles qui le souhaitent, et qui n’auraient, en aucun cas par ailleurs, le droit de décider. Mais nous accompagnons aussi des femmes et des hommes qui ne peuvent plus vivre dans leur cercle familial à cause de… (Il ouvrit ses bras) … différences culturels disons-nous. Le refuge est tout cela à la fois. Un parangon de la liberté.
Rachid regarda Rose, atterré.
— Pourquoi tu ne m’en à jamais parlé ?
Rose haussa les épaules, ne sachant que dire.
— Le refuge n’est révélé qu’aux personnes qui le nécessitent, répondit Aydan pour sa défense. Cela est nécessaire. Mademoiselle Kelly ne fait que protéger, du plus profond qu’elle le puisse, les plus fragiles.
Rose rougit, et baissa un peu les yeux. Aydan Teine se leva de sa chaise, et reboutonna sa veste.
— Le fonctionnement de notre établissement est complexe, et j’aurais d’autres occasions de vous en parler plus en détail, monsieur Tarbbouche. En attendant…
Il contourna le bureau et vint près d’eux, se tenant les mains derrière le dos.
— Quel vent vous amène ?
— Deux choses, lui répondit posément Rose. D’une, une balise semble avoir été activé ici. Est-ce de ta part ?
Aydan la regarda avec des yeux interrogateurs. D’une voix faible, il répondit.
— Non, je ne crois pas. Il y a longtemps qu’une personne avec un don n’a pas été signalée ici.
Il y eu un bref silence.
D’abord Salamata, puis ici ?
— Quelqu’un aurait pu l’activer par mégarde ?
Aydan fit non de la tête.
— Il faut un don pour ça.
— Et aucun cas étrange ?
Aydan soupira en réfléchissant.
— Il y a eu une fille, qui est venue ; l’infirmier de son collège lui avait diagnostiqué un début de grossesse, et l’a dirigé ici. Les examens ont révélé qu’elle n’était pas enceinte. Elle en avait les symptômes primaires, mais c’est tout. Nous n’avons pas insisté. Après un bref repos ici, elle est repartie.
Rose regarda le sol aux dalles vertes, réfléchissant. Cela ne signifiait pas grand-chose. C’était peut-être simplement une erreur, une coïncidence. Rose ne croyait pas aux coïncidences. Deux fois d’affilé, c’était tout de même étrange.
Aydan reprit la conversation, l’air de rien.
— J’imagine aussi que vous avez besoin de liquidités ?
Rose releva ses yeux et le fixa.
— Nous avons… dit-elle avec hésitation.
Elle tourna la tête vers les tableaux, puis vers le bureau, et enfin vers Aydan.
— Est-ce qu’il est possible qu’on fasse une visite avant de parler de tout ça ?
— Mais bien assurément ! (Il déploya ses longs bras fins qu’il dirigea vers la porte.) Après vous !
Rose et Rachid sortirent, et Aydan les suivit, fermant le bureau derrière lui.
Ils allèrent d’abord au rez-de-chaussée. Plusieurs jeunes filles patientaient dans une salle d’attente, une poignée accompagnée d’hommes ; de petites salles ornaient un long couloir, et de temps en temps, un médecin en sortait et appelait une des filles. Celles qui ressortaient de ces salles étaient invitées à aller au repos.
— Il y en a t-il toujours autant ?
— De plus en plus, je le crains. Et pourtant, les taux étaient revenus aux plus bas.
Aydan prit une mine sombre, et observa une jeune femme, quelque peu apeurée, rentrer dans une des petites salles.
— Dernièrement, le ressort des mouvements religieux nous cause réellement du tord.
Rose soupira longuement.
— Cela m’attriste profondément.
Aydan haussa légèrement les épaules.
— C’est le propre de l’humanité. Un pas en avant, deux pas en arrière. Nous ne pouvons que panser les plaies.
Bien qu’extérieurement posée, intérieurement, Rose enrageait.
Putain de panthéisme.
Elle serra si fort son poing droit que la marque de ses ongles resta longtemps dans sa paume. Pour se calmer les esprits, elle se dirigea vers quelques jeunes filles qui sortaient des salles, leur demandant comment elles se sentaient, s’assurant que tout irait bien désormais pour elles. Elle resta une bonne heure à discuter avec les patientes, les petits amis penauds, les médecins, les infirmières, qui bien qu’ils aient une certaine retenue devant l’équivalent du directeur, se laissaient aller par sa proximité. Au bout d’un certain temps, Rose retourna vers Aydan, qui discutait avec Rachid.
— Les autres cas ? demanda Rose un peu plus fébrilement à Aydan. Ce dernier leur fit de nouveau signe de les suivre.
Ils montèrent jusqu’au deuxième étage, dans un long couloir coloré composés de chambres autonomes, dans lesquelles vivaient une où deux filles, plus où moins avancées dans une grossesse. La plupart de ces jeunes femmes n’étaient pas encore majeures.
— Quel est ce couloir ? demanda Rachid qui malgré une curiosité piquante, n’osait pas zyeuter l’intérieur des chambres aux portes quelques fois ouvertes.
— Ici, ce sont les jeunes filles dont la grossesse à était découverte trop tardivement. Nous les accompagnons durant cette étape stressante, sans jamais influencer leur choix ; elles sont soignées et accompagnées au-delà, peu importe l’issue.
— Comment arrivent-elles ici plutôt qu’ailleurs ? demanda un Rachid concerné.
A travers ses lunettes un peu baissée sur son nez, Aydan observa Rachid avec bienveillance.
— Les jeunes filles qui sont ici n’ont pas eu d’autres choix. La plupart d’entre elles ont été reniées par leurs familles, familles qui ont trop souvent un aspect très obsolète de la sexualité. Parfois cause, parfois conséquence. Au refuge, elles retrouvent la possibilité d’agir par elles-mêmes. Bien sûr, nous accompagnons cela par une l’offre d’une pédagogie bien plus ouverte et moderne, si elles le souhaitent.
Rachid approuva, se demandant encore pourquoi Rose lui avait caché tout ça. Ils parcoururent le couloir, rentrant parfois dans une des chambres, discutant avec leurs occupantes. Ils arrivèrent enfin devant la dernière, dont la porte était fermée. Rose tendit l’oreille, et se figea.
— Je… attendez-moi ici, je reviens.
Elle pénétra dans la chambre, refermant la porte derrière elle pour être seule avec son occupante. Celle-ci était assise sur le lit, Rose ne voyant que son dos. La jeune fille pleurait à chaude larme, pleurs qu’elle essayait d’étouffer en appliquant sa main sur sa bouche. Ses long cheveux blonds, éclatant de brillance, tombaient jusqu’en bas du dos. Rose s’approcha à pas feutrés, et arriva au pied du lit, où elle put enfin mettre un visage sur cette détresse ; elle avait une peau claire et sans un seul défaut ; des yeux bleus mer ; son buste, bien que surdéveloppé par son état, était assez imposant ; elle était mince, en contraste avec son ventre rond comme un ballon de baudruche sur-gonflé ; sa main gauche le tenait par-dessus sa robe de grossesse. Elle remarqua enfin Rose qui la regardait avec pitié, essuya élégamment ses larmes d’un revers de main, et releva la tête. Le cœur de Rose lui fit mal : la jeune fille ne devait pas avoir plus de seize ans. Rose s’approcha, s’agenouillant devant elle, et posa une main sur son genou.
— Ça ne va pas ? lui demanda-t-elle maternellement, ses prunelles marron fixant les yeux bleus de la jeune fille.
La jeune fille fit non de la tête, au départ incapable de prononcer le moindre mot.
— Je… je…
Rose lut dans ses yeux un sentiment qu’elle ne connaissait que trop bien.
— Tu es effrayée.
La jeune fille fit oui de la tête, avant de repartir en un long sanglot qu’elle ne put contenir.
Rose, la gorge serrée, s’assit à côté d’elle et l’invita dans ses bras. La jeune fille, bien qu’intimidée par cette inconnue, accepta et pleura plusieurs minutes au creux de son épaule.
De l’autre côté de la porte, n’entendant pas le moindre son de ce qui se passait à l’intérieur, Aydan se tourna vers Rachid et lui demanda :
— Alors, de combien avez-vous besoin ?
Rachid le regarda, surprit qu’Aydan pose la question à lui et non pas à Rose.
— Euh… je ne sais pas.
— Rose ne vous l’a pas dit où vous n’êtes pas habilité à le dire ?
— On va dire… les deux ?
Aydan lança un sourire sympathique. Il rejoignit ses mains derrière le dos, et regarda la porte comme si il pouvait voir à travers.
— Mademoiselle Kelly vient peu souvent nous voir, à mon grand regret. Je crois que cet endroit lui donne un peu trop le cafard. Mais lorsqu’elle vient, c’est que cela est nécessaire, et qu’il y a un problème.
Aydan se retourna de nouveau vers Rachid, les yeux brillant d’intensité.
— Il est gros comment ?
Rachid se racla la gorge, légèrement impressionné par cet homme d’une stoïcité terrifiante.
— Cela pourrait… bafouer les accords de Nagasaki.
Aydan le mesura du regard, soudainement très intéressé.
— Développez.
— Eh bien… nous avons en notre possession un dossier qui prouverait que quelques sociétés auraient relancé des programmes de développement de suprahumains, dans un secret total. Et ce avec l’accord de plusieurs gouvernements.
Les yeux d’Aydan s’assombrirent dans une profonde réflexion. Il se frotta le menton nerveusement, avant de reprendre d’une voix basse :
— C’est effectivement une information préoccupante. Comment le prend mademoiselle Kelly ?
— Elle est pensive.
— Je vois. Ce n’est pas un bon signe.
Aydan se retourna de nouveau, réfléchissant en fixant la porte.
— Combien êtes-vous ? demanda-t-il sans se retourner.
— Même pas une dizaine. Nous sommes en pleine prospection, comme vous avez pu le remarquer.
Aydan se racla à son tour la gorge, le regard presque éteint.
— Ma famille sert celle de mademoiselle Kelly depuis des siècles. Je la connais depuis des années. La situation est grave.
Rachid fit un pas en avant, les mains jointes devant lui, un peu timide.
— C’est pour ça que… nous avons besoin de votre aide.
Il n’avait jamais été un très bon négociateur. Aydan eut un rire joyeux, et se retourna vers lui, souriant.
— Mon cher monsieur Tarbbouche, je vais vous demandez un petit service.
— Je vous écoute, répondit Rachid tout ouïe.
Aydan se rapprocha de lui, lui permettant de parler à voix plus basse.
— Quand mademoiselle Kelly négociera, faites en sorte qu’elle prenne assez d’argent pour votre cause.
Rachid le regarde, éberlué.
— Quoi ? Je veux dire… C’est a elle de négocier avec vous je… pourquoi me dites vous cela ?
Aydan balança horizontalement la tête.
— Vous n’avez pas compris. Mademoiselle Kelly négocie avec mademoiselle Kelly. Pas avec moi. Comment croyez vous que le Refuge a été construit ?
Rachid le regarda, circonspect. Aydan recula de quelques pas dans le couloir, et pointa du doigt le plafond, les murs, le sol.
— Tout ceci est l’héritage de mademoiselle Kelly. Tout ceci est sa fortune. Je n’en suis que le gardien.
Le cœur de Rachid s’arrêta.
Ah. C’était donc pour ça.
— Je ne suis que le gardien, reprit Aydan d’une voix douce. Je surveille son trésor. Pour elle, ce n’est pas son argent. Tout appartient au Refuge, à ses patients.
Aydan se rapprocha encore de lui, et le regarda dans les yeux.
— Vous devez comprendre que mademoiselle Kelly a voulu transformer son passé pour s’en séparer. Mais ceci est son œuvre, son passé, son présent et son futur. Elle ne voudra jamais y toucher, jamais l’écorcher. C’est à vous de la persuader qu’il survivra. Et je pense même que c’est pour cela qu’elle vous a ramené vous, en particulier.
Rachid, bien que flatté, eut un mouvement de recul.
— Mais le refuge… les patientes… Si nous vous prenons de l’argent, comment allez-vous faire ?
Aydan eut un sourire en coin, les yeux semblant passer Rachid aux rayons X.
— Je comprends son choix. Regardez autour de vous. Pensez-vous que le Refuge manque de fond ? Que cet hôpital tourne mal ?
Rachid lança un regard circulaire, et repensa à tous les instants depuis la matinée. Il n’avait jamais connu établissement plus propre et plus hospitalier que celui-ci.
— Non, effectivement.
— Les affaires de mademoiselle Kelly sont bien gérées. Nous ne manquons pas de liquidité. Alors, quand elle négociera, ne la lâchait pas. Quelque chose me dit que si nous n’investissons pas dans votre cause, cet endroit pourrait connaître une fin funeste.
Rachid fit oui de la tête. Il se pinça les lèvres, pensant pour lui-même.
Rose, petite cachottière.
Rose tendit un mouchoir à la jeune fille dont les pleurs venaient de cesser. Se moucher lui provoqua une contraction douloureuse.
— Mal ? demanda Rose avec compassion.
— Affreusement, répondit la jeune fille en grimaçant.
Rose observa sa posture, son dos vouté par le poids supplémentaire en devant.
— Je peux ? demanda-t-elle en montra sa main, prête à l’appliquer dans son dos.
La jeune femme fit oui de la tête.
Rose massa une zone au dessus des hanches, et la douleur de la jeune fille s’apaisa quelque peu.
— Merci, dit-elle alors que Rose continuait sa pression.
— C’est pour dans combien de temps ?
— Deux semaines, renifla la jeune fille. C’est si… proche.
Rose sentit la jeune femme se contracter, et appliqua une plus forte pression, ce qui la fit se redresser et lui soutira un soupir de satisfaction.
— Vous êtes… infirmière ? Sage-femme ? demanda-t-elle intriguée.
Rose sourit.
— Non. Disons que l’expérience m’a apprit certaines astuces.
— Je ne… vous avez jamais vu avant. Qui êtes-vous ?
Rose se remit à côté d’elle et releva sa mèche de cheveux.
— Je suis…
Les yeux bleus de la jeune fille s’ouvrirent en grand, et elle pointa du doigt Rose.
— Oh mais vous êtes mademoiselle Kelly !
Rose lui sourit cette fois-ci largement.
— Elle-même.
La jeune fille baissa la tête, impressionnée, et dit d’une voix un brin excitée.
— C’est un… honneur ! Réellement ! Sincèrement…
— Je suis une personne comme une autre, répondit simplement Rose.
La jeune fille fit non de la tête.
— Non, ce que vous avez fait ici… Les jeunes filles dans mon cas c’est…. C’est un miracle.
La belle peau blanche de la jeune femme rougit, et Rose flattée lui en fut reconnaissante. Elle posa son index sous son menton et releva la tête de la jeune fille pour qu’elle la regarde.
— Ce que j’ai fait ici n’est en rien exceptionnel. C’est plutôt ceux qui ne le font pas qui devraient avoir honte.
La jeune fille sourit et releva les yeux. Elle scanna le visage de Rose et eut une révélation.
— C’est fou comme vous ressemblez à votre ancêtre.
Rose rigola à sa remarque.
— Oui, on me le dit souvent, répondit-elle en replaçant sa mèche de cheveux derrière son oreille. La jeune fille elle-même avait une boucle dorée collée sur sa joue. Rose lui redemanda un « je peux ? », et avec l’approbation de la future maman, replaça délicatement, telle une mère soucieuse, la jolie mèche blonde de la jeune fille avec le reste de sa chevelure. Celle-ci se détendit, replaçant son séant confortablement sur le lit, tenant désormais son ventre des deux mains.
— Pourquoi êtes vous venue me voir ? demanda-t-elle.
— Je t’ai entendu pleurer à travers la porte. Cela me brisait le cœur de te laisser seule.
Rose observa son ventre si rond à travers le tissu de sa robe tendue, légèrement envieuse malgré elle.
— Garçon ou fille ?
— Fille. Vous savez, dit-elle en articulant difficilement, je ne l’ai pas vraiment voulu.
— Je m’en doute, répondit Rose en posant sa main sur son avant-bras.
— Et… je ne sais pas si…
Rose serra délicatement son poignet.
— Ta décision t’appartient. Ne te tourmente pas avec cela. Ici on fera tout pour t’aider, quelque soit ton choix. Et même si celui-ci ne vient qu’après ton accouchement.
— Mer… merci…, répondit-elle en hochant la tête. Puis elle regarda Rose dans les yeux avec sincérité. Merci aussi, rajouta-t-elle, de ne pas me juger.
Elle n’avait pas de quoi.
La jeune fille baissa la tête, les yeux rivés sur son nombril. Même ainsi, sa posture semblait élégante. Rose observa ses effets dans la chambre ; vêtement de grandes marques de luxe ; famille riche. Elle était elle-même d’une beauté exquise, semblant un peu plus mûre que son âge. Forcément, elle avait dû en faire tourner des têtes, et pas des plus remplies.
Elles restèrent un moment l’une à côté de l’autre, sans se parler, appréciant juste mutuellement leurs compagnies. Puis, Rose s’apprêta à retirer sa main de son poignet, mais la jeune femme lui prit et la serra dans la sienne. Elle plongea ses yeux bleus mer dans ceux de Rose, retrouvant cette nuance effrayée, implorant de l’aide.
— Mademoiselle Kelly… j’ai vraiment peur de… de…
Elle hoqueta, incapable de finir se phrase.
— De la délivrance ?
La jeune fille ravala un spasme, et baissa la tête, pour cacher ses larmes. Rose lui frotta les épaules.
— Ecoute, à une époque, nous accouchions seule. Aujourd’hui, tu ne l’es pas ; tu as la médication pour soulager ta douleur, et tu seras entourée des meilleurs médecins du monde. Tout se passera bien. Je te le garantis.
La jeune fille essuya ses larmes d’un revers de main et décocha un sourire.
— Merci d’être là pour moi mademoiselle Kelly.
— Pas de quoi, murmura Rose.
Je devrais venir plus…
— Oh !
— Qu’y a t-il ?
La jeune femme prit la main de Rose et l’appliqua sur le côté gauche de son ventre. Rose ressentit la pression de l’autre côté, ce qui fit pendant une seconde s’arrêter son cœur.
— Vous… vous avez sentit ?
— Oui, sourit-elle. J’ai senti.
Rose eut tout de même un pincement au cœur. Elle savait que les filles étaient accompagnées au mieux ici. Mais il y avait toujours cette drôle d’impression que ce n’était pas suffisant. Sous une impulsion, elle sortit son téléphone de sa poche.
— Veux-tu mon numéro ? Si tu as un besoin quelconque, de quoi que ce soit, même ne serait ce que parler, je peux être là.
La jeune fille ouvrit de grands yeux.
— Mademoiselle Kelly… vous êtes sûre ? Enfin, c’est vraiment gentil mais… vous êtes sûre ?
Rose hocha la tête.
— Dis-moi juste ton prénom que je t’enregistre convenablement.
La jeune fille rougit par tant d’honneur, et le visage plein de gratitude, lui dit :
— Rose. Je m’appelle Rose.
Rose ne peut s’empêcher d’émettre un rire.
— Eh bien Rose, répondit-elle, je suis ravie d’avoir fait ta connaissance.
Rose sortit de la chambre au bout d’une bonne heure, chargée d’autant d’émotions qu’elle put en apporter. Rachid et Aydan attendaient toujours scolairement à la porte de la chambre.
— On va à l’étage du dessus ? demanda Rose légèrement nerveuse.
— Vous êtes sûre de vouloir y aller mademoiselle Kelly ? Nous pouvons reporter cela à plus tard. Allons plutôt parler affaire.
— Aydan, lui répondit Rose assez sèchement. Je veux voir. De mes propres yeux.
Aydan baissa la tête poliment, désolé d’avoir discuter un ordre.
— Comme vous le souhaitez mademoiselle Kelly.
Il passa devant, et Rose lui emboita le pas, suivit de Rachid qui commençait à craindre le pire. Ses craintes étaient fondées.
Le troisième et dernier étage était consacré aux cas les plus graves de l’hôpital. Plus de la moitié du couloir était consacré à du soutient psychologique. Il y avait des victimes de viols, et des grossesses qui en étaient des conséquences. Des personnes passées à tabac, laissées pour mortes ; les causes étaient multiples, les deux cas pouvant être malheureusement intimement liés. Mais il y avait aussi des personnes rouées de coups par homophobie.
Rose ne put, l’espace de cet instant, contenir sa rage envers le monde. Un distributeur de boisson en fit les frais. Le front contre la vitre, son cœur battait si fort qu’il bourdonnait dans ses oreilles. Un vilain frisson parcourut son dos jusqu’au cuir chevelu, relevant les petits poils de sa nuque. Elle se sentait moite, épuisée, vidée. Rachid lui-même avait du mal à contenir des haut-le-cœur, et c’est le pas lourd qu’ils rejoignirent le bureau d’Aydan, s’affalant dans les fauteuils épais, épuisés par cette visite.
Aydan sortit deux verres, qu’il remplit d’un whisky écossais, et en donna à chacun de ses hôtes. Rose et Rachid y trempèrent directement les lèvres, le regard aveugle sur les murs en face d’eux.
Rose avait grandement envie d’une cigarette. Aydan l’avait deviné, et lui tendit une.
— Dispositif incendie ?
Aydan appuya sur un bouton, et une puissante hôte aspirante s’alluma pour évacuer l’air à l’extérieur. Il alluma la cigarette à l’aide d’un zippo, puis en proposa aussi une à Rachid qui l’accepta volontiers. Rose tira une bouffée, posa ses coudes sur ses genoux tout en bougeant ses jambes nerveusement. Elle ne tenait pas en place.
— Ce monde, dit-elle dans un panache de fumée. Ce monde m’exaspère.
Aydan s’assit sur le bureau et philosopha :
— Sans cela, vous seriez au chômage.
Rose fit un oui bref de la tête. Rachid commença à reprendre conscience, effaçant de sa tête la violence du troisième étage, revenant à la raison de leur présence primaire.
— Mademoiselle Kelly, demanda Aydan, je suis désolé de devoir vous demander cela brutalement, mais de combien avait vous besoin ?
Rose bougea nerveusement ses jambes, se leva, et observa à travers la fenêtre.
— Aydan… je ne sais pas si je dois…
Rachid, réveillé, l’interrompit.
— Rose, on ne peut pas repartir sans cet argent.
— Le refuge en a besoin !
— Et si nous ne nous battons pas, il n’y aura peut-être plus de refuge.
Rose lui lança un regard noir.
— Moi aussi j’ai vu l’utilité de cet endroit. Et je sais à quel point il te touche. Je l’ai ressentit. Mais Rose, merde, on ne peut pas se battre sans rien !
— Monsieur Tarbbouche à raison, mademoiselle Kelly, appuya Aydan. L’argent reste le nerf de la guerre.
— Ces filles…
— Mademoiselle Kelly, il y a bien assez de fond pour faire tourner cette clinique.
Rose baissa sa tête, observant l’incandescence de sa cigarette. Ils avaient raison. Oui, ils avaient raison.
— Ok… disons 50 000.
— 100 000 ne nous impacterait pas plus.
Rachid exulta intérieurement. Ce serait largement de quoi se remettre sur pied.
— 50 000, rétorque Rose.
— Rose ! s’exclama Rachid.
— Si nous disions 75000, pour couper la poire en deux ? demanda simplement Aydan.
Rose fit une moue, mais à contre-cœur, accepta. Aydan sortit un gros dossier, en préleva une page qu’il tendit à Rose.
— Merci Aydan, dit elle en signant, sous les soupirs de soulagement de Rachid.
— C’est votre argent mademoiselle Kelly.
Rose ne put qu’allait dire au revoir à la jeune Rose, son cœur n’en supportant plus d’avantage. L’esprit las, elle se réjouissait un tout petit peu de leur prochaine destination, qui s’annonçait un peu moins difficile sur le plan émotionnel. Elle avait hâte de revoir Blackfire et le Mirmillon.