Un vaisseau, dans le lointain, fut le seul à recevoir le signal de détresse.
C’était sur cette accroche que commençait le premier tome d’Ultime Zygouda 38. Edmond connaissait la phrase par cœur. Les pages du livre étaient cornées, la couverture rapiécée et piquetée par endroit ; les deux autres bouquins étaient dans le même état, portant les stigmates de la dizaine de lectures qu’avait subit la saga au travers de son adolescence.
Pourtant, même en connaissant chaque chapitre par cœur, Edmond se surprit à constater que l’envie de les relire s’insinuait dans ses veines dès les premières pages. Samantha apprécierait cette saga comme elle avait aimé celle des ailes noires.
Edmond s’obligea à reposer sur la table basse le livre et ses deux suites avant d’y être trop absorbé. Il changea de position, déliant sa jambe droite posée sur son genou gauche en la reposant à terre, décollant son dos du canapé ; le buste rapproché de la table basse, il retenu l’envie de piquer un gâteau apéritif, de peur de couvrir trop vite son pantalon de miettes grasses. A la place, il réajusta son nœud papillon bleu, assortit à sa veste de costume, et repassa du plat de la main sa chemise blanche aux fins motifs floraux. Dans la salle de bain, le soufflement d’une bombe de lac lui indiqua que les filles en avaient bientôt fini. 19h15 : il était temps, Serge et George n’allaient pas tarder et Sophie aurait déjà due être là.
Lucie entra dans la salle, passant devant lui avec sa robe verte épousant ses hanches ; Edmond la suivit du regard, avide, et ne put empêcher son cœur de se glacer en l’observant ; elle avait ondulé ses cheveux, les plaçant à droite du visage en une coiffure complexe, tenant par un jeu d’épingle. Ses lèvres pulpées par un rouge à lèvre intense lui donna envie de croquer dedans ; Lucie s’admira dans la glace, et satisfaite de son reflet (et de sentir les yeux de son amoureux fixés sur elle), repassa devant lui en se penchant sur la table, picorant deux où trois gâteaux apéritif ; ensuite, frottant ses mains l’une contre l’autre, elle embrassa Edmond sur la joue, lui infligeant un frémissement incontrôlé, pour enfin se diriger vers la cuisine et se servir un grand verre afin d’avaler ses médicaments quotidiens.
La sonnette retentit dans l’appartement, sortant Edmond de sa torpeur, dont les yeux étaient restés fixés sur un certain séant ; il se leva pour aller ouvrir.
Sophie se tenait sur le perron de la porte, une bouteille de vin à la main, affichant un large sourire de dents blanches. Elle aussi avait fait un effort vestimentaire, mais pas forcément dans le sens que l’on attendait ; elle s’était parée d’une chemise rose pâle et d’un jean slim noir plutôt simple, se rapprochant d’une étudiante standard. Mais même ce subtil camouflage n’effaçait pas son aura d’une naturelle d’élégance, la rapprochant plus d’une nymphe que d’une humaine. Le bout de ses cheveux roux qu’elle avait finement bouclé ressemblait à un rideau de feu, l’approchant d’un pas de plus d’une créature surnaturelle.
— Salut Eddy ! dit-elle avec une excitation difficilement contenue.
— Bonjour Sophie ! répondit Edmond amusé.
— Cadeau !
Elle lui tendit la bouteille de vin qu’il accepta avec honneur. Ils se firent la bise et elle eut un léger mouvement de recul, se mettant à rire d’un coup.
— Tu as une belle trace de rouge à lèvres sur la joue !
Edmond se figea, et se frotta la joue avec le revers de sa main.
— C’est à cause de Lucie ça… grommela-t-il.
— Bah j’espère bien, je devrais lui en toucher deux mots sinon ! continua-t-elle en riant et en entrant sous l’invitation d’Edmond.
Elle glissa par pas feutrés dans l’appartement jusqu’au salon, embrassant chaleureusement Lucie qu’elle complimenta sur sa coiffure. Samantha sortit à son tour de la salle de bain, et le monde s’arrêta de tourner.
Un soin particulier avait été apporté à ses cheveux couleur charbon, qui reluisaient et paraissaient doux et léger comme de la soie ; tombant raides sur ses épaules, ses oreilles décollées en dépassaient un peu plus, ce qui lui donnait un charme étrange. Sa robe, de la même couleur incandescente que ses yeux et son rouge à lèvre, tombait sur ses hanches généreuses comme un nappage sur un gâteau. Un léger voilage de dentelle surplombait le haut du décolleté léger et rond, le recouvrant sans le cacher. Elle tenait à la main un petit sac manchette en cuir noir, avec une boucle dorée, que les filles lui avaient offert. En voyant les yeux d’Edmond et de Sophie ébahis, Samantha baissa la tête et rougit.
— Waouh Sam tu es resplendissante ! s’exclama Edmond en s’approchant d’elle.
— Je trouve aussi, s’amusa Lucie un sourire de fierté en coin.
Sophie, figée de l’autre côté de la salle, avait l’air de n’en penser pas moins. Samantha ne sut plus vraiment où se mettre. A son grand soulagement, on sonna de nouveau à la porte.
George et Serge rentrèrent à leur tour, avec leur air dégingandé et leur décontraction naturelle, ce qui fit sourire Edmond, car ils avaient mit le paquet ce soir : dernière grosse soirée, dernière chance de finir l’année avec le cœur comblé.
George, dont les cheveux commençaient à devenir un peu longs, les avaient coiffé en rideau, tombant de chaque côté de son maigre visage et l’habillant quelque peu, du même que ses nouvelles lunettes à la monture plus épaisse et gris-bleue. Il avait revêtu la même veste bleu nuit qu’Edmond portait, avec pour sa part un nœud papillon rouge ; Serge, quand à lui, portait une veste grise sur une chemise clair sans accessoire. Ils avaient apporté avec eux de quoi boire et grignoter avant d’aller à la soirée.
Samantha aimait bien George et Serge, même si, comme tous les garçons, ils avaient tendance à regarder un peu trop en dessous de son cou, et pas dans ses yeux ; mais contrairement à la plupart des autres garçons, ils avaient quelque chose de gentil et de sincère en eux. Leurs blagues et leurs facéties étaient rafraichissantes.
C’était une des bonnes choses qu’elle ne pouvait pas renier au monde moderne. Les mondanités entre amis, avec Sophie et Lucie qui riaient à pleine dents des bêtises des garçons.
Assise dans son fauteuil, son tout nouveau sac sur son giron et son verre de vin à la main, Samantha s’amusait, participant parfois (bien malgré elle) aux plaisanteries des garçons. Sophie aussi semblait se prendre au jeu. La lady rousse se resservit un verre, et vint s’assoir à côté d’elle, décontractée, les coudes sur ses genoux. Toutes deux observèrent Edmond et George qui imitaient un de leurs professeurs.
— Ça va, tu te sens bien ? lui demanda Sophie tout bas.
Samantha fit oui de la tête.
— Bien que j’ai moins l’habitude que vous des mondanités modernes, je dois admettre que cela me plait.
Sophie secoua doucement la tête.
— Soirée. On dit soirée Samantha, répondit Sophie en souriant.
Samantha rougit, mais Sophie déposa sa main sur son genou pour lui indiquer que cela n’avait pas d’importance. Sophie continua, mélancolique :
— Je n’ai pas plus l’habitude que toi Sam.
— Que veux-tu dire par là ? s’étonna Samantha.
Sophie baissa la tête, les joues un peu rosées, puis la releva bien droite, les yeux rivés sur le mur d’en face. Elle fit un geste de rancœur avec les bras, mais avec l’élégance qui l’incombait, le niveau de son verre de vin ne bougea pas d’un millimètre.
— Toi et Lucie vous êtes ce que je considère comme mes premières véritables amies.
— Pourquoi ? demanda Samantha curieuse.
Sophie soupira.
— La jalousie je suppose. Les filles avaient du mal à me voir autrement que… je ne sais pas, la personne à abattre.
Samantha eut un geste de recul de la tête, outrée.
— C’est… idiot.
— Je sais ma petite Sam. Il n’empêche que cela reste douloureux. On me considérait comme le loup blanc. Je n’ai jamais connu de soirée comme ça. Alors… je dois admettre que je bénis un peu Edmond de nous avoir invité.
Samantha regarda en direction d’Edmond qui s’esclaffait à pleine dent. Il avait l’air épanouit et comment dire…
— Tu ne trouves pas qu’Edmond à l’air un peu plus… idiot ? demanda-t-elle à Sophie.
Sophie ria.
— Non, au contraire. Je pense justement que ce que l’on a sous nos yeux, ce soir, c’est le véritable Eddy. Quand il est avec nous, il se comporte bien plus sérieusement c’est tout.
— Mais nous sommes là ?
Sophie but une gorgée de vin, et répondit, l’œil pétillant.
— Oui, mais il n’y a pas Rose. Je ne sais pas comment elle fait, mais elle invoque toujours un certain respect. C’est dommage, car cet Edmond là me plait.
— C’est vrai que même s’il a l’air imbécile, cela le rend encore plus sympathique.
Les deux jeunes femmes échangèrent un regard, et rigolèrent toute deux dans leur coin. Lucie s’approcha d’elles avec une assiette remplie de part de pizza, dont Samantha s’empara hâtivement.
— De quoi vous riez toutes les deux ? demanda Lucie curieuse.
— De…
— Nous disions qu’Edmond à l’air sot avec ses amis, articula Samantha la bouche pleine. Sophie tenta de la fusiller du regard mais Samantha ne comprit pas. Lucie ne le vit pas, se retournant pour observer son homme.
— J’avoue qu’il est crétin avec ses amis. Mais j’adore. Il semble tellement détendu, il me fait rire. Et ça…
Lucie fit un clin d’œil à Sophie qui eut un large sourire.
Elle s’installa à côté d’elle, en tachant de ne pas plier sa robe
— On ne va pas tarder à partir. Vous êtes prêtes ?
— J’appréhende un peu, mais j’ai hâte, avoua Sophie.
Samantha se contenta d’un timide oui de la tête, finissant sa dernière gorgée de vin.
Après avoir rangé les premières festivités, le petit groupe quitta l’appartement, se dirigeant à pied jusqu’au bar dans lequel se passait la soirée étudiante. Comme tous les jeudis soirs, la ville étaient vivante, festive ; Samantha s’amusa de voir les gens chanter, courir, ou tout simplement rire sur la terrasse d’un bar. Certaines personnes marchaient de travers, et une odeur d’alcool lui rappela de vagues impressions de sa vie passée.
Ils croisèrent des groupes qu’Edmond et ses amis connaissaient, avec qui ils s’arrêtaient toujours pour discuter cinq minutes. Après avoir traversé le château, passé l’église Saint-Pierre et longer la rue Saint-Jean, ils arrivèrent au bar, bien plus gigantesque que Samantha l’avait imaginé. Voir tant de monde lui serra la poitrine, mais la main de Lucie sur la sienne et celle de Sophie sur son épaule la rassurèrent quelque peu. Et puis, les visages dans ce bar semblaient tous bienveillants ; alors Samantha relâcha la pression, et observa l’endroit ; à l’entrée, des banquettes de cuir entouraient des tables où quelques étudiants étaient assis, en face du bar principal ; la majeure partie des étudiants se trouvait plus au fond, autour de tables et de chaises juxtaposées à un grand espace vide, derrière lequel une personne se trouvait entourée de grosse boite qui diffusait de la musique. Samantha n’avait encore jamais vu de tourne disque de la sorte.
Il y avait aussi des gens autour de tables vertes qui semblaient s’amuser à faire rentrer des boules rouges et jaunes dans des trous à l’aide de grands bâtons de bois. Enfin, le bar possédait aussi un étage ouvert où un autre comptoir et d’autres tables attiraient des vagues d’étudiants. Devant les éclats de joies étouffés, Samantha se sentit… bien. Pas non plus à l’aise, mais au moins à l’abri du danger.
— Eddy ! Job ! Vous êtes enfin là !
Clémentine Ochaud accourut vers eux, ses cheveux auburn volant dans tous les sens. Elle fut suivit rapidement par sa sœur jumelle et Mathéo. Ils s’embrassèrent avant qu’Edmond ne fasse les présentations.
— Je vous présente Samantha et Sophie, des amies.
Sophie fut la plus prompt, livrant une bise élégante à chacun, suivit de Samantha qui l’imita.
— On a réservé une table près de la piste de danse, continua Clémentine ; Bill y est resté pour la garder. Allez-vous servir à boire et on se rejoint là-bas !
Edmond et George acquiescèrent et le groupe de six se dirigea vers le comptoir. Les trois garçons prirent une bière, Lucie opta pour un sex-on-the-beach, Samantha choisit un bloody mary et Sophie ne sut pas. Etudiant la carte, elle demanda à Edmond qu’ils aillent s’installer, expliquant qu’elle les rejoindrait après.
La table que les amis d’Edmond avaient réquisitionnée était juste à côté de la piste de danse, où le DJ commençait à s’enjailler tout seul. Elle était longue et permettait à d’y installer tout le monde. Tous avaient pris position quand Sophie revint enfin, deux grands pichets mousseux et rougeâtres à la main.
— Embuscade ? demanda Sophie en posant les deux énormes pichets sur la table.
Les amis d’Edmond ouvrirent grands les yeux, se regardant, bouches bées, puis fêtèrent l’arrivée de Sophie en s’esclaffant tous en même temps :
— EMBUSCADE !
Et c’est ainsi qu’en seulement un quart d’heure, Sophie fut définitivement adoptée.
Elle servit généreusement le verre de chacun, ils trinquèrent tous à leur santé, puis avalèrent tous une grande lampé du cocktail. Samantha se lécha le haut des lèvres pour en retirer la mousse ; la boisson était bonne, douce, et elle y reconnu une base de bière. Devant les exclamations des autres, elle se pencha et demanda discrètement dans l’oreille d’Edmond :
— Pourquoi tant d’entrain pour cette boisson ?
— C’est le cocktail de la ville, et par chauvinisme, on en est assez fiers. En plus il a son petit effet.
— Son effet ?
— On en reparle dans deux verres, lui dit Edmond en lui faisant un clin d’œil et en reprenant une lampée.
Samantha tint la boisson devant elle, et l’observa comme on observerait un gros diamant. Elle ré-humecta ses lèvres dedans, reprit une fine gorgée, suivit d’une beaucoup plus longue et gourmande. Quand elle reposa son verre, les trois-quarts étaient partis. Elle ne put empêcher un rot sonore de sortir de sa bouche, l’obligeant à mettre le revers de sa main devant et lui donnant une teinte écarlate au niveau des joues. Sophie, en face d’elle, éclata de rire, leva son verre à sa santé et fit de même, le rot en moins. Cela ne fit que rendre la peau blanche de Samantha encore plus rouge de honte. Ou était-ce dû à… D’où venait cette soudaine sensation de chaleur dans ses oreilles ? Et pourquoi avait-elle des fourmis qui lui chatouillaient les bras maintenant ?
Elle eut une nouvelle éructation, bien moins bruyante, qu’elle cacha paume ouverte. Puis elle se mit à sourire, et à rire. Edmond la regarda à son tour, et lui sourit largement.
Il a son petit effet.
Les amis d’Edmond commencèrent à l’interroger pour la connaitre, et Samantha se prêta au jeu, euphorisée par le cocktail. L’origine de la couleur de ses yeux, le mensonge expliquant sa présence dans la région : elle allait étudier l’année prochaine l’histoire, et avait rencontré Lucie dans un bar.
Les jumelles étaient curieuses et Mathéo d’une gentillesse incroyable. Bill, lui, était plus préoccupé à faire la fête et d’ailleurs, ce fut le premier sur la piste de danse, suivit rapidement par Clémentine avec qui il dansait, puis pratiquement toute la bande. Samantha resta assise, à les observer. Se retrouver au milieu de la foule ne la mettait pas très à l’aise. Sur la piste, Lucie avait l’air dans son élément ; les mouvements de la plupart des gens n’étaient pas vraiment gracieux, voir à la limite du comique. Il y avait pourtant quelque chose de poétique à cela. La musique quand à elle était disons… hétéroclite ? Edmond se détacha soudain de la masse et vint la voir.
— Tu ne viens pas danser ? lui demanda-t-il.
— Euh… peut-être après… pour l’instant je préfère rester là et vous regardez.
— Si tu n’as pas envie ne t’en fait pas hein, personne ne te jugeras. Surtout ici.
Samantha lança un regard circulaire. Elle était loin d’être la seule à rester assise.
— Toi tu ne danses plus ? lui demanda-t-elle.
— Si, je vais juste me chercher un soft parce que je suis déshydraté !
Il lui posa la main sur son épaule et se dirigea vers le bar.
Le bar du bas était plein à craquer, une longue file d’attente débordait jusqu’aux premières tables. Edmond se dirigea vers l’escalier menant à l’étage. Le comptoir du dessus était bien moins bondé, et il n’eut aucun mal à s’y accouder. Le barman qui servait avec vivacité les étudiants s’approcha rapidement de lui, et Edmond dû hausser la voix pour se faire entendre par-dessus la musique.
— Un cola s’il vous plait !
Le barman partit chercher une bouteille au fond, et Edmond s’appuya de tout son poids sur le bar, se déliant les jambes. Quelqu’un lui tapota l’épaule droite.
— Bonjour Eddy ! chantonna une voix chaleureuse derrière lui.
Le cœur d’Edmond s’arrêta quelques secondes ; Anastasia l’observait de ses grands yeux bleus ; elle avait enfilé une robe noire tube, et ses cheveux récemment coupés tombaient désormais jusqu’aux épaules, lui accordant deux-trois années de maturité ; ils semblaient flotter dans les airs, légers comme une bise. Un rouge à lèvre pastel entourait son large sourire qu’elle avait définitivement retrouvé. Ce même sourire pour lequel il était tombé il n’y a pas si longtemps que ça. Merde, qu’est ce qu’elle était belle !
— Bonjour Nass, répondit-il d’une petite voix.
Elle sourit de plus belle, et pour ne rien arranger, elle tapota avec son index le torse d’Edmond et commença à le taquiner, pleine d’entrain.
— Dis donc, tu ne devais pas me payer un verre toi ?
Cela le détendit et il se mit à rire.
— Tu es bien présomptueuse ! J’ai dit qu’on devrait boire un verre ensemble, pas que je devais t’en payer un !
Elle le regarda d’un œil amusé, et croisa les bras sur sa poitrine, soupirant exagérément.
— Bon, au moins, j’aurais essayé.
Cela le fit sourire, ce qui mit en joie Anastasia de plus belle.
Le barman alpaga Edmond et lui tendit son verre. Il le prit alors qu’Anastasia demanda un mojito.
— Ça va toi en ce moment ? lui demanda-t-il.
— Oui Eddy, ça va, dit-elle un peu plus posément. Tu vois, j’ai réussi à sortir. Je me sens… bien.
— Tu es magnifique dans cette robe, lui chuchota-t-il sans réfléchir. Les pommettes de la jeune femme se mirent à rougir.
— Merci Eddy, c’est très gentil.
Elle baissa un peu les yeux, avant de les relever et de reprendre :
— Cela te dit qu’on aille parler un peu autour d’une table ?
Edmond s’étrangla, partagé, avant de faire non de la tête.
— Ça aurait été avec plaisir Nass, mais pas ce soir. Pas ici. On m’attend en bas, répondit-il poliment.
Ses pommettes rougirent un peu plus, mais elle resta fière, gardant ses yeux dans les siens, si bleus qu’ils semblaient le passer aux rayon-x ; d’un rictus déterminé, elle continua :
— Une prochaine fois alors ? On ira dans un bar ?
— Avec plaisir !
Ses lèvres rouges pâles s’étirèrent largement sur son visage.
Le barman tendit son mojito à Anastasia, elle regarda en direction de la table où l’attendait ses amies, puis s’apprêta à faire demi-tour
— Bon bah, dit-elle en sautillant, à bientôt Eddy.
— A très vite Nass.
Avant de rejoindre ses copines, elle appliqua un léger baisé sur la joue d’Edmond, qui devint rouge comme une tomate. Il la regarda s’éloigner et rejoindre Maryline et Camille, se rappelant avec chaleur la première fois qu’il l’avait vu, ici même dans ce bar. Elle rejoignit sa table… et à côté arrivait en sens inverse Lucie. Qui avait tout vu.
Son cœur cogna dans sa poitrine à tout rompre. Depuis combien de temps était-elle là ? Elle l’espionnait ? Elle avait vu Anastasia l’embrasser ?
Une sueur froide descendit de sa nuque et parcouru toute sa colonne vertébrale ; à chaque nouveau pas que faisait Lucie, les battements de son cœur se faisaient plus vifs, plus douloureux.
Je suis foutu.
— C’est qui ? demanda Lucie en se plantant devant lui.
Gasp.
— C’est… dit-il en déglutissant avec douleur.
Bon, inutile de lui mentir.
— C’est… Anastasia.
Lucie observa Anastasia, étrécissant les yeux, puis se retourna de nouveau vers Edmond.
— Attends… c’est ton ex ?
Edmond baissa la tête au plus bas.
— Oui…
— Mais… mais… Mais elle est trop canon !
Edmond releva la tête de surprise. Lucie regarda sa poitrine, celle d’Anastasia, puis posa les mains sur son torse, dépitée. Enfin, elle se tourna vers Edmond, de la fierté dans le regard.
— Comment tu t’y es prit ?
— Bah euh… on s’entendait bien enfin… c’est si étonnant que ça ?
— Mais oui ! Je ne veux pas te vexer mais… Regarde-toi.
— Ah ! Ne pas me vexer…
— Non mais Edoux, sincèrement. Cette fille est une bombe. Tu es un peu plus… banal.
Bon, elle n’avait peut-être pas tord.
Lucie l’entoura de ses bras, et observa la marque rouge pâle que lui avait laissée Anastasia sur la joue. Elle l’essuya doucement, sans pour autant l’effacer.
— J’en conclus que tu n’es pas jalouse, ni en colère ?
— Non au contraire. Je suis fière. Fière de moi parce que mon copain m’a choisit alors qu’il avait dix mille fois mieux avant. Et maintenant c’est à moi de faire en sorte qu’une autre fille ne s’approche pas de lui.
Elle lui mordilla la joue pour marquer son territoire. Il en rigola, la serra contre lui et la regarda droit dans les yeux.
— C’est toi la plus belle.
Elle fit non de la tête.
— Non Eddy. T’es amoureux. Ça te rend aveugle. Et en plus, t’es un canard.
Elle l’embrassa, puis s’éloigna de quelques pas en arrière.
— Et c’est tant mieux pour moi, ajouta t-elle. On se rejoint sur la piste de danse ?
Il fit oui de la tête, et la regarda s’éloigner. Quand elle passa à côté d’Anastasia, au grand dam d’Edmond, elle murmura à cette dernière quelque chose dans l’oreille. A sa grande surprise, Anastasia sourit, et toutes les deux regardèrent en direction d’Edmond, qui ne sut plus où se mettre, se dirigeant d’une impulsion vers les toilettes pour les esquiver, avant de retourner en bas.
A peine était-il arrivé à la table que Clémentine le tira par le bras pour l’emmener danser. C’était Hangover de Taio Cruz. Parfait pour s’ambiancer. Le petit groupe d’ami formait un cercle, chantant fort et dansant un peu comme il le pouvait. Sophie s’était prise au jeu, et avait même cassé ses mouvements élégants pour danser de façon plus saccadée et en phase avec le reste du groupe.
Samantha, toujours assise à la table, regardait ce spectacle avec un mélange d’envie et d’appréhension. L’alcool la détendait, mais elle avait encore trop peur de ne pas trouver sa place autour du monde. Les chansons festives laissèrent place à des chansons un peu plus intimistes ; elle reconnu Nickelback (Sophie et Lucie lui avait fait découvrir lors d’une soirée). Clémentine, Anaïs, George et Mathéo commencèrent à chanter fort ensemble ; Edmond et Lucie s’enlaçaient en s’échangeant des regards mielleux, laissant Sophie de côté. Un garçon s’approcha d’elle, puis deux, puis trois, l’obligeant à s’esquiver vers la table. Elle s’approcha de Samantha, lui prit la main et voulu la forcer à se lever.
— Qu’est ce que tu fais ? lui demanda Samantha apeurée.
— Allez viens ! Ne me laisse pas toute seule, ces gars n’arrêtent pas de me draguer !
Elle tira de toutes ses forces, mais le rapport de poids était totalement déséquilibré. Samantha la regarda, hébétée.
— Sam s’il te plait !
— Mais je ne sais pas danser, je serais ridicule !
Sophie posa ses points sur les hanches, la regardant comme si elle allait la gronder.
— Je ne te demande pas de bien danser, je te demande d’être proche de moi pour qu’on croie que tu es ma copine. Ils ne feront pas le poids face à toi.
— Pourquoi tu ne demandes pas à Lucie ?
— Bah… je crois qu’elle est un peu occupée.
Samantha regarda en direction de la piste de danse. Les bouches d’Edmond et de Lucie avaient fusionné.
Berk.
Sophie se mit à genoux devant Samantha, ouvrant de grands yeux suppliants.
— Allez Sam ! S’il te plait.
Samantha regarda son visage implorant. Comment résister à sa supplique ? Elle attrapa son verre qui était à moitié rempli, le vida d’un trait et le posa lourdement sur la table.
— Bon, d’accord.
Sophie sautilla de joie.
— Merci merci !
Elle prit par la main Samantha, et d’une force insoupçonnée, la tira jusqu’à la piste de danse, à côté du groupe d’ami et proche des garçons qui la draguaient. Effectivement, à la vue de Samantha, ils s’éloignèrent, non sans quelques regards songeurs. Sophie se déchaîna, et entraîna Sam à de simples pas de danse. Bien que peu à l’aise au départ, la chevaleresse d’un autre temps se prit rapidement au jeu, et Lucie et Edmond les rejoignirent, complimentant Samantha.
Danser avait du bon. Cela vidait la tête plus qu’on ne le pensait. Mathéo invita Samantha à danser, et bien qu’il fasse une tête de moins qu’elle, se fut agréable et très drôle. Serge semblait avoir trouvé une conquête, et Edmond, George et Bill entamèrent une danse ridicule. Entre deux chansons, ils se ravitaillaient pour mieux repartir. Samantha suivait, de plus en plus euphorique. Les spots lumineux lui léchaient la joue chaudement, l’aveuglant à chaque flash, rendant les mouvements des gens saccadés. Le mélange avec l’alcool faisait tourbillonner la piste de danse, mais elle se sentait bien. Les cheveux roux de Sophie dansaient devant elle, et plusieurs fois elle sentit les bras maigres de Lucie l’entourer comme on encercle une peluche. Et pourtant, cela ne la gêna pas, au contraire.
— Tournée d’embuscade !
C’était repartit pour un tour. La chaleur poisseuse dégoulinait des chemises des garçons, et Samantha elle-même sentait sa gorge imbibée de sueur. Il y eut des musiques plus douces, permettant des pauses bienvenues. Sur Everybody hurts des R.E.M, Lucie et Edmond s’enlacèrent tendrement. Bizarrement, Samantha eut une soudaine envie de cela.
— Shooters !
Dans ses chaussures à talon, les pieds de Samantha commencèrent à souffrir. Mais dieu, que c’était peu face à cette sensation de relâchement ! Elle avait tellement l’impression d’être là, d’appartenir à ce monde ! Une pause plus longue leur permit de se rafraichir un peu à la table. Seul Serge et Bill restèrent sur la piste, entourés de filles de deuxième année. Et puis, une nouvelle chanson arriva, que Samantha ne connaissait pas, mais qui fit se lever d’un bond toute la troupe d’un coup qui cria en cœur :
— LES LACS DU CONNEMARA !
En un éclair, une vague immense d’étudiants migra sur la piste de danse. Qui commençait à bouger toute seule.
Dans la mémoire de Samantha, un premier trou apparut.
— C’EST DU CELINE ! cria George au loin.
Pourquoi tout tournait ?
— Embuscade !
Samantha ne se souvenait pas avoir déjà vidé son verre. Si ? Elle avait envie de faire pipi.
— Oh-la-la, dit Lucie en s’accrochant soudainement à elle. J’crois j’commence à êt’ pompette !
Où était Sophie ?
— Ravtilvallement !
Les lumières se mettaient à bouger toutes seules maintenant. Beaucoup trop vite. Ouh là…
— C’EST LA T’REINE DES NEIGES !
Des éclats de rire s’entendaient au loin.
— J’croi qu’il est l’heure d’rentrer… disait la voix d’Edmond dans le brouillard.
La route fut longue, et le sol, drôlement inégal.
Trou noir.