Cela fait trois jours que je compare La Chambrée Syllabique à la Vaste Auberge. Madame Germaine, ainsi que notre complicité, me manque énormément. Le gérant de la Chambrée Syllabique ne m’a jamais révélé son nom. Il ne me dit pas grand-chose… Avec lui, il est impossible de négocier le prix de la chambre, ou de trouver un arrangement. Dans moins de deux jours, si je reste du côté de l’Arc-en-ciel syllabique, je ne pourrai plus payer ma chambre, ni même celle de Petit Robert.
J’ai passé la soirée d’hier à réfléchir sur la suite de mon voyage. Il me faut rester en ville. Mon père est connu de Monsieur Hank Quarta, peut-être même d’autres syllabistes. Deux jours pour interroger les habitants, cela risque de faire court. J’envisage donc de trouver du travail, en espérant que la ville embauche des touristes.
Je regarde l’horloge arc-en-cielique de ma chambre. Elle s’illumine d’un jaune pâle à peine perceptible. Cela veut dire que le jour s’est levé. Je vais pouvoir ouvrir la fenêtre de ma chambre. Me préparer. Me vêtir et retrouver Adam.
Depuis la course d’arcs-en-ciel sur roues, Adam est occupé. Nous nous sommes très peu revus. Petit Robert passe son temps avec Jean-Kamel-Louis-Marcel pour réparer leur arc-en-ciel sur roues. De ce que j’ai compris, à cause de la trop grande vitesse de leur véhicule, ils ont cassé l’enjolaideur. L’homme aux quatre prénoms a tenté de m’expliquer où se trouve cette pièce dans l’engin mais, je n’ai rien retenu de ses explications… Avec Petit Robert, ils se sont disputés pour savoir qui est responsable. Je me suis permis d’intervenir en expliquant que les torts sont partagés. Petit Robert a sur-vitaminé plusieurs fois l’engin et Jean-Kamel-Louis-Marcel a accepté de dépasser la vitesse limite autorisée en fin de course. Il a voulu nier mais je n’ai rien voulu entendre.
Hier, juste avant le coucher, Monsieur Juste m’a rendu visite. J’ai été très étonnée de sa visite, aussi brève soit-elle. Encore plus quand j’en ai appris le motif.
— J’ai reçu votre courrier par erreur, mademoiselle Véra. Je sais qu’il se fait tard mais… je sais aussi que vous attendiez ces lettres avec une grande impatience.
Ainsi, il me tend deux grandes enveloppes. Madame Germaine et Selvina m’ont répondu.
La gérante de la Vaste Auberge m’a encore remercié de lui avoir redonné confiance en elle. Elle dit n’avoir jamais été aussi heureuse avec son Arthur. Heureuse d’avoir renoué avec sa voix chantée. D’après elle, les Majusculistes réclament continuellement ses chants.
La lettre de Selvina m’a convaincu de rester davantage dans la capitale du Livre. Elle semble très touchée que j’en apprenne davantage sur mon père. Mon amie ignore encore qu’il est connu également ici, du côté de l’Arc-en-ciel. Mais, elle me pousse à continuer. Dans sa lettre, aucune mention de ma mère. J’ignore comment elle a réagi à mon départ précipité de la demeure.
Ces lettres m’ont préoccupée toute la nuit. Surtout, l’absence d’une en particulier.
Aucune réponse concernant Xander.
Sans doute que cela va prendre du temps pour retrouver sa trace. Autant se concentrer sur l’instant présent, sur les éléments sur lesquels je peux avancer. Me rapprocher de mon père. Si Ornikar ne m’est pas destiné, si je ne sais pas à qui il est destiné, autant me lancer dans ma propre quête. La recherche des témoignages sur mon père.
Il faut que je m’entretienne avec monsieur Hank. Bouchet, que j’ai souvent rencontré à la Syllabe Amicale, m’a déjà averti pas plus tard que ce matin. Hank ne reçoit que très rarement des visiteurs. Il n’en reçoit même jamais.
— Si j’ai un conseil à vous donner, mademoiselle Véra, c’est de laisser ce bon vieux Hank venir vers vous. Il adore raconter l’histoire de la ville aux touristes. Qui plus est, c’est un habitué de la Syllabe Amicale, le croiser par hasard ne devrait pas être bien compliqué…
J’ai oublié de compter le nombre de verres de jus à la guimauve qui m’ont été offert aujourd’hui. La taverne offre ses consommations aux premières lueurs du jour. Par chance, je suis toujours très matinale.
— Tout va bien, j’espère ? me demande madame Épistole, la gérante de La Syllabe Amicale.
— Oui, oui ! Vos jus à la guimauve sont vraiment exquis. C’est un pur bonheur pour se réveiller tout doucement.
— Mais, quelque chose vous préoccupe, on dirait… Enfin… Dites-moi si je suis trop indiscrète.
Il faut croire que je suis aussi lisible qu’un livre ouvert.
Madame Épistole s’assied à mes côtés, pour prendre le temps de m’écouter. Je lui raconte donc ce que j’ai appris sur mon père, l’explorateur Tristan, distingué grâce à ses chemises à carreaux :
— Monsieur Hank le connaît bien, d’après Adam.
— Il est vrai qu’il parle beaucoup de cet homme aux chemises à carreaux, admet la gérante.
— On m’a expliqué que je ne pouvais pas me rendre chez lui. Qu’il n’aime pas cela… Alors, je l’attends ici. J’espère pouvoir lui parler sans qu’il ne le prenne mal.
La gérante se gratte le menton.
— Il y a certains jours, on ne le voit pas. Pour aujourd’hui, je n’en sais rien. Mais, je croise les doigts pour vous, mademoiselle Véra, m’encourage-t-elle avant de reprendre son service.
Mon regard se perd au fond de mon verre de jus de guimauve. J’essaie de réfléchir à ce que je vais bien pouvoir raconter à monsieur Hank. Est-ce que je lui dis toute la vérité sur mon voyage ? Dois-je lui cacher des choses, comme les prédictions de Madame Brillance ? Connaissant Xander, il m’aurait dit de suivre mon cœur et de ne pas trop réfléchir.
Xander… Il me manque… Même ses râleries me rendent nostalgique. Ses survêtements. Ses voiles oculaires par intermittences. Ses maladresses qui nous mettent en danger…
Je me ressaisis quand je me rends compte que le danger me manque aussi. Ma vie est bien tranquille à l’Arc-en-ciel syllabique. C’est mieux ainsi. Les tremblements de terre, les géants endormis contre leur gré, les pilleurs, j’en plaisante avec le peu de recul que j’ai. Seulement, sur le moment, cela n’avait rien de drôle.
— Bonjour à tous !
Monsieur Hank.
Des bruits de canne frappent le sol, à maintes reprises. Ses quelques cheveux grisonnants se promènent sur son crâne. Sa barbe fière de quelques jours. Nul doute qu’il s’agit bien de lui. Il vient d’arriver. Il salue tout l’établissement d’un grand geste de la main avant d’aller s’asseoir à une table plutôt éloignée de la mienne.
Je l’entends commander un whisky au miel. Je souris intérieurement, en pensant que Xander se serait bien entendu avec lui. Ne serait-ce grâce à la boisson.
Comme mon ancien compagnon de route, monsieur Hank a l’air facétieux. Il raconte quelques plaisanteries à monsieur Épistole. Il semble souriant. S’il est de bonne humeur, c’est peut-être le moment de l’approcher. J’aperçois madame Épistole me faire un clin d’œil. On dirait qu’elle partage le même avis.
Pourtant, maintenant que l’instant fatidique approche, je meurs de peur. J’ignore ce que je crains le plus. D’être rejetée par monsieur Hank ? De ne plus avoir de raisons valables pour rester en ville ? De rater une occasion d’en apprendre davantage sur mon père ?Au pire des cas, je me dis qu’il y aura d’autres personnes susceptibles de me parler de lui. Toutefois, ce syllabiste me paraît être un immense puits de savoir. Voire même idolâtrer mon père, d’après Adam.
Je ne sais comment l’expliquer… Je sens que cette entrevue va être déterminante, importante. C’est la même intuition que celle qui m’a donné l’impression de connaître Monsieur Hank sans jamais l’avoir vu auparavant.
J’en perds tous mes moyens.
Je m’attends à de grandes révélations. J’ai peur de ce que je peux découvrir. Et si ces nouvelles informations salissent l’image que j’ai de mon père ? Ce me semble peu probable.
Prenant mon courage à deux mains, je m’approche de madame Épistole. Je la soupçonne d’être restée proche de monsieur Hank pour me venir en aide. Je saisis donc cette occasion.
— Madame Épistole ! Avez-vous quelques minutes à m’accorder ? J’ai quelques questions au sujet de l’Arc-en-ciel syllabique… Quelques éléments m’échappent encore…
Nous regardons toutes les deux l’auto-proclamé historien de la capitale du Livre. Il a levé un sourcil en l’air, curieux de ce qu’il vient d’entendre.
— Je peux répondre à quelques questions, rapidement.
— L’arc-en-ciel syllabique a toujours été la capitale du Livre ?
— Je crois bien que oui, mademoiselle Véra, répond vaguement la gérante.
— Combien y a-t-il d’habitants ?
— Je ne suis pas capable de répondre avec exactitude à cette question.
— Combien de touristes mettent un pied dans la capitale chaque année ? Quels sont les événements qui ont marqué l’Histoire de la ville ?
Au fur et à mesure des questions, nous constatons que monsieur Hank bouillonne de l’intérieur, comme s’il se retenait d’intervenir. Notre petit stratagème semble porter ses fruits.
— Je ne suis toujours pas capable de répondre avec exactitude à votre première question, mademoiselle Véra. Quant à la deuxième, je ne m’y connais pas vraiment en Histoire de la capitale.
— Merci d’avoir satisfait ma curiosité, madame Épistole.
Je fais mine d’aller me rasseoir quand une voix m’interpelle :
— Mademoiselle Véra ! Vous allez vraiment vous contenter de ces réponses vagues ? Si votre réponse est oui, autant ne rien demander du tout, la prochaine fois.
Monsieur Hank. Il n’a pas pu résister à faire irruption dans la discussion. Comme prévu.
— Si vous voulez des faits avérés, des détails sans fioritures, venez vous asseoir à ma table, je vous prie.
Je m’empare de mon verre de jus de guimauve avant de le rejoindre. Mon plan a fonctionné à merveille. Il va falloir que je remercie la gérante de l’établissement, plus tard. Même si je l’ai déjà remerciée du bout des lèvres, discrètement, à l’abri des regards.
Monsieur Hank ôte son veston multicolore en cuir. J’aperçois dès lors sa chemise à carreaux blanche et bleue. Une chemise à carreaux. Comme mon père.
— C’est Tristan l’explorateur qui vous a donné envie de porter des chemises à carreaux, monsieur Hank ?
Loin de moi l’idée de mettre tout de suite les pieds dans le plat. Mais, cette chemise à carreaux est le parfait prétexte pour aborder le sujet. Je serai bête de ne pas en profiter.
— Tout l’inverse, mademoiselle Véra. Tout l’inverse...
Je manque de déglutir.
— C’est vous qui avez inspiré mon p… Tristan l’explorateur ?
— C’est si incroyable que ça ?
— Non, non, excusez-moi…
J’ai peur de l’avoir vexé. Dés ma première question, qui plus est. C’est que je ne saisis pas bien pourquoi mon père aurait idolâtré Monsieur Hank. J’étais persuadée que c’était l’inverse. Peut-être que mon père était sensible aux anecdotes historiques. Qu’ils sont devenus amis, en discutant. Mais de là à s’habiller de la même manière, il y a comme un petit quelque chose qui m’échappe.
— Je sais que vous êtes sa fille, mademoiselle Véra. Même sans le savoir, il n’y a qu’à regarder vos yeux. Vous avez le même regard que lui. La même curiosité aussi, apparemment.
Je ne peux pas nier, même si je le voulais :
— Je suis aussi déterminée que lui. On me l’a souligné à plusieurs reprises.
Monsieur Hank laisse échapper un petit rire.
— Vous aviez donc des questions sur notre chère capitale ?
— Oui, oui… Mais…
Je marque une pause. Je n’ai pas très envie de m’embêter avec des questions sur l’Arc-en-ciel syllabique tout de suite. Son aveu sur l’origine des chemises à carreaux de mon père m’a laissée sans voix. J’ai envie d’en apprendre davantage. Je ne peux pas m’arrêter en si bon chemin.
— D’abord, j’aimerais vous questionner sur Tristan l’explorateur… mon père, si vous le permettez.
Monsieur Hank hoche la tête, n’y voyant aucun inconvénient.
— Vous étiez proche de mon père ? Il venait souvent du côté de l’Arc-en-ciel, de ce que j’ai entendu dire…
Le syllabiste confirme.
— On a énormément discuté, lui et moi, à l’époque. Il me racontait ses explorations et en échange, je lui narrais des anecdotes sur notre chère capitale. Des anecdotes que l’on ne trouve dans aucun livre. A chaque fois qu’il venait, il me réclamait toujours. Il tenait absolument à me voir, dès qu’il mettait un pied en ville. Au début, je ne comprenais pas bien pourquoi… Après, j’ai… j’ai compris.
— Je me doute que vous devez avoir plein d’histoires à raconter, monsieur Hank. Des histoires qui l’intéressaient beaucoup.
— Bien plus d’histoires que ce que vous croyez, mademoiselle Véra. Il y en a une, en particulier, qui l’intriguait beaucoup.
— Laquelle ?
— Ma chère Véra, il est encore bien trop tôt pour moi d’en parler. Un jour, je le ferai. Seulement, pas maintenant…
Monsieur Hank se racle la gorge. Il se redresse et il affiche un air concentré.
Ne comprenant toujours pas pourquoi mon père s’inspirait de lui, je m’autorise à insister un petit peu :
— Vous étiez donc proche de lui ?
— Il était proche de beaucoup de syllabistes. Il était très apprécié.
Le vieux syllabiste n’est pas prêt à se livrer. Il tourne beaucoup sa conversation autour du pot de confiture, comme on dit à Bescherelle-sur-Mer. Peut-être que je dois montrer l’exemple. Me confier à lui la première.
— Vous savez, quand Tristan… quand mon père… est mort dans ce volcan… Ça a été le plus grand drame de ma vie.
Je sens du chagrin dans ses yeux. Il essaie de le cacher en sirotant une gorgée de whisky au miel.
— Le plus grand drame de ma vie, à moi aussi, mademoiselle Véra, chuchote-t-il d’une voix faible.
Mon père et lui devaient être très proches pour qu’il soit affecté à ce point-là, des années plus tard.
— Votre père venait chaque année. Il s’arrangeait toujours pour passer par la capitale, à chacune de ses expéditions. Il disait vouloir se connaître lui-même en se confrontant à l’inconnu, à l’immensité du monde.
Je manque de sangloter. Ce discours… Aujourd’hui, j’ai au fond de moi le même ressenti. Ce même besoin viscéral d’en apprendre davantage sur moi-même.
Il est vrai que ma mère ne m’a jamais parlé du reste de la famille. Je ne sais pas si j’ai des oncles ou tantes, des cousins ou des cousines. Je ne sais rien de mes grands-parents, ni de son côté et encore moins du côté de mon père. J’ai toujours suspecté qu’ils étaient tous morts ou bien contre l’union de mes parents. J’imaginais mes parents obligés de couper toutes les passerelles avec eux. Ne plus jamais les voir pour vivre au grand jour leur amour. Il y a tout plein d’histoires romantiques qui tournent ainsi dans les livres de la bibliothèque.
— Monsieur Hank… Savez-vous si mon père a trouvé ce qu’il cherchait ?
— Je pourrais vous dire que je n’en sais rien mais… ce serait mentir.
Sa réponse est étrange, énigmatique. Il oppose tant de résistances à me parler. Je peine à en comprendre les raisons.
— Que pouvez-vous me dire, dans ce cas ? Sans mentir, s’il vous plaît.
Monsieur Hank se gratte le menton. Il jette un coup d’œil à sa canne allongée sur le sol, à ses pieds. Tous les prétextes sont bons pour éviter de me dire la vérité. Pour me regarder dans le globule des yeux.
— Votre père a trouvé ses réponses lors de son dernier voyage.
— Quelles étaient ses réponses ?
— Il avait compris qui il était. Dans mes souvenirs encore frais malgré le temps, il voulait à tout prix mettre la famille au cœur de son existence.
Monsieur Hank rougit. Il semble qu’il veuille m’en dire davantage que quelque chose l’en empêche.
— Il est préférable que nous nous arrêtions là, pour aujourd’hui.
Malgré moi, je grimace. Le vieux syllabiste a dû le remarquer car, il rajoute aussitôt :
— Bientôt, je vous promets de tout vous expliquer en détails. Revenez me voir, un autre jour. Je saurais me montrer disponible pour répondre à toutes les questions que vous avez. Toutes.
La moutarde et la guimauve me montent au nez. Je n’ai rien contre une once de mystère. Sauf dans ce cas précis. Monsieur Hank en fait tellement que cela en devient insupportable. Je ne peux pas m’empêcher de lui rétorquer :
— Pour quelqu’un qui se vantait d’être capable de m’apporter des réponses précises, vous êtes encore plus flou que madame Épistole.
Cette remarque l’a visiblement un peu chagriné. Je pourrais m’en excuser mais je n’en ressens aucune envie. Il me demande de patienter alors que je n’ai plus de pièces sur moi. Plus rien pour payer l’auberge, pour moi comme pour Petit Robert. J’ai deux jours devant moi, tout au plus. Après, il sera trop tard.
— Je ne sais pas combien de temps je peux rester en ville, monsieur Hank. Je n’ai plus de quoi payer l’auberge. Il me faudrait un travail mais… est-ce que je peux en trouver un en étant touriste ?
Il me tapote l’épaule, pour me rassurer :
— Mademoiselle Véra, si vous le désirez, je m’occupe de payer votre chambre durant l’intégralité de votre séjour. Pour vous ainsi que pour ce petit garçon avec qui vous voyagez. N’ayez crainte ! J’ai quelques économies qui ne me servent pas. Ne vous faites pas de vieux nœuds au cerveau pour ça...
Sa gentillesse soudaine à toute épreuve me désarçonne. Du syllabiste froid, distant et mystérieux, il se métamorphose sous mes yeux en syllabiste chaleureux voire familier. Mon incompréhension me fait froncer des sourcils.
— Vous comprendrez tout, très bientôt. Je vous le promets. Laissez-moi juste un peu de temps…
Adam nous interpelle de loin et il se dirige tout droit sur le couple Épistole pour avoir un verre de rhum à l’ortie. J’hésite à délaisser Monsieur Hank. Je sais qu’il ne me dira rien de plus. J’hésite aussi à aller à la rencontre d’Adam. Il ne semble vraiment pas dans son état normal. Je le connais peu mais, je ne l’ai jamais vu aussi soucieux, contrarié.
Quand je parviens à croiser son regard, je remarque que sa pétillance verdoyante s’est affaiblie. Je n’y connais rien en regards pétillants. Néanmoins, cela ne me paraît pas être de bonne augure. Inquiète, je prends le parti de m’approcher de lui et de lui demander :
— Adam ! Que se passe-t-il ?
— À la tienne, Véra ! se contente-t-il de me dire en avalant d’une traite le contenu de son verre de whisky à l’ortie.
Il commande un autre verre. Cette fois, du whisky au miel, comme monsieur Hank. Il s’assied face à lui, en approchant son verre du sien :
— À la tienne, Hank !
De nouveau, son verre est bu d’une seule et grande gorgée. Je décèle de la détresse, du désespoir dans ce comportement.
Je considère Adam comme étant mon ami. Je me sens pourtant incapable de lui venir en aide. Je ne peux pas l’aider s’il refuse de me parler.
— Véra, je suis désolé, se lamente-t-il en levant le bras pour réclamer un troisième verre. C’est que…
Il étouffe un sanglot. Il ne veut pas pleurer devant moi. Mais, je sens que quelque chose le perturbe au plus haut point.
— Anna-Belle-Charline-Dorothée et son Ornikar veulent revenir s’installer du côté de l’Arc-en-ciel. Ferdinand-Gérard-Henri-Ignace revient de l’Envers et m’a annoncé la nouvelle. Franchement, je l’aime bien, ce bon vieux bougre. Mais, il aurait pu éviter de m’en parler. Il aurait pu éviter de les convaincre de revenir. Ils étaient bien, là où ils étaient. Loin ! Très loin.
Il sirote son troisième verre, en un instant.
— Me lever chaque matin et voir leur bonheur étalé partout dans la capitale, non merci.
Il lève à nouveau le bras pour réclamer un autre verre, sauf que je le ravise. Il a suffisamment bu pour aujourd’hui. J’implore monsieur Hank, par un simple regard, de m’aider à raisonner mon ami. Dans une gestuelle ridicule, il me fait comprendre que ce ne sont pas ses affaires, ni même les miennes, que nous devrions le laisser à son triste sort.
— Je ne peux pas les voir, Véra. Pas après ce qu’ils m’ont fait. Pas après qu’elle soit partie pour vivre avec lui. Sans me prévenir… Juste un simple mot sans une once d’explication… Je… Je ne peux pas…
En plongeant sa tête dans ses mains, il finit par avouer une vérité qu’il se refusait d’admettre jusqu’ici :
— J’essaie, j’essaie très fort mais, je ne suis pas passé à autre chose. Je l’aime toujours, ma fiancée aux quatre prénoms. Je l’aime toujours…
Monsieur Hank écoute d’une oreille distraite, tout en finissant tranquillement son verre :
— Adam, elle ne vaut pas la peine de se mettre dans de tels états. Tu mérites bien mieux, mon garçon, déclare-t-il avant de s’emparer de sa canne et de s’en aller.
Je ne pensais pas tomber d’accord avec Monsieur Hank. Il a raison quand il affirme qu’Adam mérite mieux que cette femme aux quatre prénoms qui le fait tant souffrir.
Je tiens beaucoup à Adam. Il m’a aidé à la seconde où j’ai atterri en ville. Il m’a prise sous son aile. Je me dois de lui venir en aide à mon tour. Je ne sais pas encore de quelle manière… M’assurer qu’Anna-Belle-Charline-Dorothée et Ornikar ne l’approchent pas ? En trouvant un moyen de réparer son cœur émietté par le chagrin et la douleur ? En trouvant un prétexte pour l’éloigner de la capitale quelques temps ?
C’est à moi de trouver une solution. Je le lui dois.
C’est à moi de trouver un moyen pour que Hank me révèle tout ce qu’il a à me dire. C’est à moi de découvrir comment aider Adam à aller mieux. C’est à moi de prendre soin de Petit Robert.
Depuis que je suis à la capitale du Livre, je suis devenue la seule et unique conductrice de mon existence. Je ne sais pas encore le tournant que prendra ma vie.
Je sais seulement qu’une fois décidée, rien ne pourra plus jamais m’arrêter.
" Ma chère Véra, il est encore bien trop tôt pour moi d’en parler. Un jour, je le ferai. Seulement, pas maintenant…" il ne nous dit pas? Mais quel monstre! (<3)
Très chouette chapitre en tous les cas, à bientôt!
Je suis content que tu es apprécié ce chapitre car c'est à partir de là que je me suis lancé dans l'écriture pure. Désormais, c'est du 100% inédit ! Et donc, peut-être des chapitres plus fragiles "premiers jets".
A bientôt !