21- Du passé dans le présent

Par Dédé

Assise sur un petit canapé, je sirote le jus de fraise des bois soigneusement préparé par Monsieur Hank. Il est assis sur un autre canapé, en face de moi.

J’ai attendu trois jours avant de lui rendre visite. D’une part, j’étais occupée à changer les idées d’Adam. Sans grand succès. Actuellement, c’est Petit Robert qui le distrait avec leurs chamailleries habituelles. D’autre part, la demeure de Monsieur Hank, une petite cabane flottante, m’intimide un peu. Elle flotte sur un arc-en-ciel multicolore, immobile, en parfait équilibre.

Personne ne lui rend jamais visite. Il n’a jamais convié qui que ce soit à boire un verre de jus. Un sentiment étrange m’envahit quand je suis en sa compagnie. Une impression de familiarité qui m’est inconnue. Un doux paradoxe que je ne m’explique pas.

Lors de notre dernier échange, il m’a fait comprendre qu’il ne me disait pas tout. Je m’efforce de ne pas trop cogiter sur la nature des révélations qu’il a à me faire. J’imagine que si c’était grave, il me l’aurait dit sans attendre. À moins qu’il n’ose pas, appréhendant ma réaction…

— Mademoiselle Véra, est-ce que tout va bien ?

Il est peut-être temps d’aborder le sujet qui me préoccupe. C’est alors que je réponds :

— Tout va bien, si ce n’est que vous ne m’avez pas encore tout dit.

Monsieur Hank se fige. En même temps, il donne l’impression de ne pas être surpris par ma réponse. Je poursuis :

— Je ne sais pas tout. Vous aviez dit que vous m’expliqueriez tout, si je venais. Comme convenu, je suis là.

Le vieil homme ne prononce aucun mot. Aucune syllabe. Aucun son. Il se contente de se lever de son canapé et d’attraper une boite. Dans cette boite, il en sort une vieille photographie. Après une longue observation tout en émotion, il me tend le cliché :

— Vous avez là un début d’explication, mademoiselle.

Je manque d’avaler ma salive de travers.

— Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que cela veut dire ?

Je peine à croire ce que je vois. Sur cette photographie en noir et blanc, usée par le temps qui passe, se trouve mon père. Je reconnais une de ses chemises à carreaux, ses lunettes d’exploration. Un détail me bouleverse au plus profond de mon être : il a un petit garçon sur les genoux. Ils ont l’air très proches, tous les deux. Comme moi j’étais proche de lui. Comme un père pouvant être proche de son enfant.

— Vous… vous êtes en train de me faire comprendre que… que j’ai un frère ? Que mon père avait une deuxième famille à la capitale ?

Monsieur Hank se pétrifie sur place. Il n’a pas l’air d’avoir anticipé ma réaction.

— J’ai un frère ? Mon père nous a menti, à ma mère et à moi, toute ma vie ? Comment est-ce possible ?

Les larmes commencent à couler. J’admirais mon père. Je l’ai toujours admiré. Ce que j’apprends détruit l’image que j’ai toujours eue de lui. Je me sens trahie. Mon père m’a trahi. C’est comme s’il était décédé une deuxième fois. Le père que je pensais connaître n’a, en réalité, jamais existé.

— Mademoiselle Véra, vous êtes très loin de la vérité. Vous n’avez pas compris… Je… Votre père est l’homme le plus honnête, intègre et entier que je connaisse.

— Comment pouvez-vous le savoir ? Ce n’est pas parce que vous avez discuté une fois ou deux, que vous avez les mêmes chemises à carreaux, que cela veut dire que vous le connaissez bien. La preuve… Je pensais le connaître et…

Je sors un mouchoir de ma robe à pois. J’essuie mes larmes, tant bien que mal.

— Vous le connaissez, votre père. Il est tel que vous me l’avez décrit. Il n’a pas d’autre enfant. Vous n’avez pas de frère. Écoutez-moi, je vous en prie. Calmez-vous… C’est suffisamment difficile comme ça, pour moi…

— Mais… Mais… Cette photographie, alors ? On dirait un père avec son fils…

Monsieur Hank se laisse envahir par la gêne. Je ne l’ai jamais vu ainsi. Il vient de me confier que la situation lui est difficile. Je ne comprends pas pourquoi. Cependant, je vois qu’il souffre. Je le ressens.

— Vous avez raison. C’est bien un père avec son fils. Votre père n’est pas celui que vous croyez sur la photographie. Regardez de plus près la date…

En effet, au dos de l’image, je comprends rapidement que mon père n’est âgé que de quelques années au moment de l’immortalisation de la scène. J’en perds la voix. J’ai cru que mon père avait une double existence, une famille cachée. Il n’en est rien. Sur ce cliché, mon père n’est pas l’adulte. Je conclus à voix haute :

— C’est mon père, quand il était enfant…

Monsieur Hank confirme d’un hochement de tête.

— Avec… avec son père, donc ?

Le vieil homme ne peut pas me répondre. Il sanglote à son tour. Je lui tends un de mes mouchoirs propres. Il marmonne quelque chose pour me remercier, sans doute.

— Monsieur Hank, que vous arrive-t-il ? Je ne comprends pas ce qui vous met dans cet état…

Il essaie de résister au flot de sanglots qui prend possession de lui. Il parvient difficilement à me répondre :

— C’est moi. C’est moi…

J’ai peur de commencer à comprendre. Sur la photographie, il est possible que Monsieur Hank ait le même âge que l’homme qui ressemble à s’y méprendre à mon père :

— Le père de mon père, c’est… c’est vous ?

Après avoir confirmé à la hâte, il s’effondre sur le sol, la tête dans ses mains :

— J’ai si honte de n’avoir rien dit plus tôt. Je ne pouvais pas… Je ne pouvais pas… Excuse-moi, Véra… Excuse-moi…

Rapidement, j’actualise intérieurement mon arbre généalogique :

— Vous êtes mon grand-papa ?

— Oui, Véra. Je suis ton grand-papa paternel.

Cette révélation est inattendue. J’en tombe de mon canapé.

— Véra, je crois qu’il va nous falloir plusieurs minutes avant de tout expliquer. Le temps de se remettre de nos émotions. J’ai tant de choses à te dire…

Il se relève pour s’humidifier le visage. Sans doute qu’il cherche à effacer toute trace de larmes. Il a peut-être envie d’être présentable, face à moi. Je peux le comprendre. Même si je peine à assimiler le fait qu’il est de ma famille, je n’ai pas envie de me ridiculiser devant lui. J’en fais donc de même. Je me lève et je me nettoie le visage.

— Monsieur Hank, j’ai un million de questions qui me viennent…

— J’imagine bien… Et j’y répondrai. Aujourd’hui. Maintenant.

Avant de me laisser la parole, il me prend par la main pour m’emmener sur sa petite terrasse. Il s’assied sur une marche et il m’invite à m’asseoir à côté de lui. Une première question me vient tout naturellement :

— Pourquoi papa ne m’a jamais parlé de toi ? Je… Je peux te tutoyer ?

— Tu peux me tutoyer. Je suis ton grand-papa, après tout. Et tu sais, ton père et moi, on ne se parlait plus. Il m’a retrouvé lors de son premier voyage à la capitale. Depuis, on a essayé de s’apprivoiser à nouveau. Quand il a décidé d’arrêter d’explorer le monde, il voulait que je vienne avec lui. Il voulait me présenter à ta mère, à toi. Je n’ai pas voulu… Je ne me sentais pas digne de faire partie de sa famille. À peine digne d’être son père…

— Pourquoi donc ? C’est ma mère qui te faisait peur ? Mon père t’en voulait ? Je suis un peu perdue…

— Je me doute que tu es perdue au milieu de tout ça. Il faut savoir que ta grand-maman n’a jamais quitté la capitale. Elle avait toujours ce rêve de vouloir explorer toutes les villes du Livre. Puis, elle est tombée malade. C’est là que les choses se sont gâtées…

Hank semble revivre son passé, une seconde fois. Tout lui revient. Ses traits se crispent. La douleur refait surface. Je culpabilise de lui réveiller tout cela.

— Ton père était déjà né. Je voulais que ta grand-maman se soigne. Et elle, elle voulait réaliser ses rêves avant qu’il ne soit trop tard. Je ne pouvais pas admettre que son temps était compté. Pour moi, elle avait toute la vie devant elle, à condition de se faire soigner.

Il s’efforce de ne pas s’effondrer à nouveau.

— Je lui avais même acheté des lunettes d’exploration. Je voulais qu’elle comprenne qu’après sa guérison, on réaliserait chacun de ses rêves. Tous, sans exception. Sauf que… j’avais tort sur toute la ligne. La maladie l’a emportée…

Je sens l’émotion m’envahir aussi. Je réalise que je ne rencontrerai jamais ma grand-maman.

— Ton père m’en a toujours voulu. De ne pas avoir embelli les derniers jours de la vie de sa mère. De l’avoir fait attendre. Au lieu d’en profiter. De l’avoir fait attendre pour rien.

Je n’ose pas l’interrompre. Ces souvenirs sont si pénibles pour lui. J’ai envie de lui demander d’arrêter, de lui proposer de remettre la discussion à plus tard. Mais il refuse. Il répète qu’il a suffisamment perdu de temps.

— Ton père est parti, dès qu’il a été en âge de le faire. Je ne l’ai revu qu’après ta naissance. Il a fini par me confier, un jour, que c’est en devenant père lui-même qu’il a voulu reprendre contact avec moi.

Je suis émue d’avoir été, malgré moi, le déclencheur de leur réconciliation.

— Il m’a parlé de Rochelle, sa femme. Elle est un peu comme moi, si j’ai bien compris. Elle a peur des explorations. Elle préférait savoir ton père en sécurité, près d’elle. Sauf que ton père voulait réaliser le rêve de sa mère, ta grand-maman.

— Est-ce que ma mère avait eu vent de toute cette histoire ?

— Ton père voulait lui en parler en me ramenant auprès de vous, à Bescherelle-sur-Mer. Seulement, il est tombé dans ce volcan… Et je n’étais pas avec lui… J’ai échoué avec ma femme… J’ai échoué avec lui… Toute ma vie n’est qu’une série d’échecs…

Tout le poids de la culpabilité qui pèse sur Hank me fait mal au cœur.

— Hank… Grand-papa… La maladie de grand-maman, tu n’y es pour rien. L’accident de papa qui lui a coûté la vie, tu n’y es pour rien non plus. Tu ne pouvais pas savoir…

— J’aurais pu empêcher ton père de…

— Personne ne s’attendait au réveil du volcan. Si tu l’avais accompagné, tu serais tombé avec lui.

Hank marque un silence avant d’admettre :

— Très souvent, j’ai souhaité pouvoir échanger ma vie contre la sienne. Mourir pour lui sauver la vie. Qu’il puisse retourner auprès de sa femme. Voir sa fille grandir. Te voir grandir…

Il lâche un soupir, tellement son cœur lui fait mal.

— Ce n’est pas ce que papa aurait voulu. S’il t’a proposé de venir à Bescherelle-sur-Mer, c’est qu’il avait compris qu’il ne fallait pas te blâmer pour la mort de grand-maman. Qu’il voulait que nous formions une famille, tous ensemble.

Mon grand-père se remet à pleurer. Je pense qu’il en a besoin. Il a retenu tous ces souvenirs, toutes ces émotions depuis tant d’années. Il a besoin d’extérioriser. Souffrir un bon coup pour guérir ensuite. Je veux être présente pour l’accompagner sur le chemin de la guérison. Je souhaite qu’il fasse la paix avec cette histoire. Il n’a aucun regret à avoir. Il est impossible de maîtriser le destin. J’ai eu un petit aperçu de cette leçon de vie, tout au long de mon voyage.

— Grand-papa, tu as tant d’histoires à me raconter encore. Sur grand-maman. Sur la jeunesse de papa. Et j’en ferai de même. Mais plus tard. Maintenant, tu devrais aller te reposer. Je suis vraiment désolée d’avoir remué tout cela en toi. Vraiment désolée…

— Ne sois pas désolée, Véra. Il fallait que tu saches. Dès que je t’ai aperçue en ville, je savais que ce moment viendrait. Je ne pensais jamais te trouver…

Il se gratte le menton :

— J’aurais pu tenter de vous retrouver, ta mère et toi, à Bescherelle-sur-Mer. Seulement, voyager seul me fait peur… Et… je ne savais pas quoi vous dire. Comment vous dire les choses… Je…

— Hé ! Grand-papa… L’important, c’est que nous nous soyons dit les choses aujourd’hui. Nous ne pouvons pas revenir sur le passé.

— Tu as raison, Véra. Tu as raison…

Je l’aide à se relever et je l’installe sur le lit, en position couchée.

— Merci, Véra. Toutes ces émotions, elles m’ont vraiment fatigué, je crois bien…

Je le rassure, en lui promettant de revenir le voir prochainement.

Après m’être assurée plusieurs fois qu’il est confortablement installé, qu’il a ce qu’il lui faut pour se reposer, je l’embrasse sur le front. Je quitte sa cabane. J’entreprends une marche le long de l’allée, pour prendre pleinement conscience de tout ce qui vient d’arriver.

J’ai pris sur moi, quand j’ai vu que grand-papa Hank n’était pas bien. Sa souffrance. Sa culpabilité. Ses regrets. Sa honte. J’ai pris sur moi mais, cette discussion m’a profondément affectée.

À mon tour, je m’effondre sur le sol, avec ces dernières révélations tourbillonnant à plein régime dans ma tête.

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Raza
Posté le 23/11/2024
J'ai adoré. Une belle révélation, un enjeu familial, c'est fort, c'est logique qu'il veuille dire tout ça chez lui et pas ailleurs, c'est vraiment super. La réaction de Véra est juste aussi. Vraiment, presaue rien à signaler, si ce n'est cette coquille sur une phrase pourtant si belle et importante :
"Je suis émue d’avoir, malgré moi, était le déclencheur de leur réconciliation."
A bientôt <3
Dédé
Posté le 23/11/2024
Ouf ! J'avais tellement peur de la réception de ce chapitre... Une révélation pas prévue du tout et j'avais peur que ça ne passe pas... Je suis content que tu trouves ça fort et juste.

J'ai corrigé de suite la coquille... Elle m'a échappé dans ce premier jet.

A bientôt !
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