Quelques instants plus tard, le luxueux bolide s'immobilisait dans l’arrière-cour, celle qui communiquait directement avec la rue. Celle qui n'était autre, durant une époque définitivement révolue, que l'entrée de service réservée à la domesticité. Aujourd'hui, cette petite cour pavée faisait office de parking pour locataires. C'était bien pratique, en effet, puisque cette dernière donnait directement sur l'une des entrées de cette aile. Mais du point de vue d'Astrée se profilait un véritable calvaire. Allait-elle devoir traverser la partie en location pour rejoindre la cour intérieure et ses appartements ? Une perspective qui s'apparentait bizarrement à une marche de la honte si tant est que les deux autres se trouvaient dans le salon ou la cuisine au moment où elle passerait. Elle regretta bien vite qu'il ne l'ait pas déposé directement à la grille. Il lui aurait évité de s’exposer de la sorte. Heureusement pour elle, l'habitat était vide et plongé dans l'obscurité, si bien que lorsqu’il lui ouvrit la porte côté cour intérieure, ce fut en chuchotant pour ne réveiller personne que Pierre lui souhaita une bonne nuit.
Malgré sa piètre opinion sur son prénom, elle lui était reconnaissante de l'avoir conduit jusqu'à Périgueux et d'avoir patienté toute la journée auprès d'elle. Elle le remercia à nouveau jusqu'à ce qu'il referme la porte, puis pressa le pas sur les pavés lorsqu’elle constata l'heure sur son portable. Bientôt vingt-trois heures. Seulement vingt-trois heures et déjà couché ? À moins que... Non ! Elle détourna le regard qu'elle avait automatiquement porté aux fenêtres du premier étage et s'efforça de ne plus penser à ça. Ce n'était pas comme si ça la concernait de quelque manière que ce soit. Il faisait bien ce qu'il voulait de sa vie. De ses nuits. Serrant contre elle son butin du jour, une enveloppe kraft aussi lourde qu'épaisse, elle referma la porte à double tour derrière elle, avant de délaisser le rez-de-chaussée pour rejoindre directement sa chambre. Elle n'avait même pas pris la peine d'allumer les lumières et progressait dans la pénombre qui semblait se dissiper progressivement.
C'était une drôle de particularité qu'elle avait toujours possédé. D'aussi loin qu'elle se souvienne, elle se plaisait plus dans l'ombre qu'en pleine lumière. Sûrement à cause de ses yeux clairs, lui avait-on expliqué, elle voyait parfois mieux dans le noir qu'en plein jour. Il fallait tout de même que ses pupilles s’adaptent. Cela dit après avoir traversé la cour dans le noir le plus complet, hormis la lune et ses étoiles, discerner quelques marches de pierre était un jeu d'enfant. Consulter le document qu'elle venait d'extraire de l'enveloppe, par contre, s'avérait légèrement trop ambitieux. Sa concentration toute accaparée par les phrases qu'elle cherchait à déchiffrer, elle tourna machinalement dans le couloir de sa chambre, sans remarquer l'imposante silhouette tapie dans l'ombre de l’ombre. Jusqu'au grincement soudain du parquet à moins d'un mètre d'elle. Bien sûr, elle sursauta. Bien sûr, elle se colla contre le mur derrière elle. Et bien sûr, elle ne dut qu'à sa propre main plaquée contre ses lèvres d'étouffer le cri qu'elle aurait, sinon, laissé entendre.
— Bon sang, tu m'as fait peur ! lâcha-t-elle dans un sourire gêné après avoir ôté sa main de sa bouche pour la reporter contre son coeur furieux.
Elle ne s'étonna même pas de le trouver là, pas plus qu'elle ne s'indigna devant sa fâcheuse tendance à entrer et sortir à sa guise, et ses airs de propriétaire. Elle était simplement et bizarrement ravie de le découvrir dans son couloir. Satisfaite et comblée, elle n'avait de cesse de lui sourire jusqu'à ce qu'à la lueur d'un éclair zébrant le ciel elle ne découvre ce qui lui avait échappé jusque-là. Visage dur, regard réfrigérant, lèvres pincées et doigts qui s'enfonçaient dans les biceps nés de ses bras croisés. C'était Mister Hyde qui lui faisait face. L'iceberg au sommet de son art, si glacial qu'elle put sentir son propre sang se solidifier dans ses veines. Sans réellement comprendre, elle chercha la présence d'un tiers dans les parages, d’un témoin oculaire qu'il aurait fallu berner et qui aurait expliqué sa mutique violence. Elle ne décela qu'eux dans ce couloir, et reporta son attention sur lui et tenta de sourire à nouveau. Difficilement.
— Tu peux te détendre, on est seul, souffla-t-elle dans un filet de voix mal assuré tandis qu'elle peinait à maintenir l'ébauche de ce fameux sourire sur ses lèvres.
La férocité de son regard par en-dessous le lui fit perdre définitivement, et elle peina à déglutir. Il était en colère. Il était même très en colère, et malgré la peur qu'il lui inspirait dans cet état, elle ne put empêcher son bas-ventre de s'enflammer subitement. Comment pouvait-il avoir un tel impact sur elle ? Il n'avait pas à parler, ni même à esquisser le moindre mouvement, il lui suffisait de braquer son regard sur elle pour la faire passer de l'état solide à l'état liquide sans l'ombre d'un semblant de transition. Probablement avait-il ce même effet sur tout le monde, mais du moment qu'il la regardait elle, le reste, elle s'en moquait. Et qu'importe si ses yeux se faisaient incendiaires, pyromanes, ce n'était que de l'ordre du détail.
Par expérience, elle avait appris qu'il valait mieux tenir sa langue, absolument ne rien dire et attendre que la tempête s'éloigne. Une tempête qui zébra à nouveau le ciel nocturne, et provoqua un froncement de sourcils chez Astrée. Bordel, c'était quoi ces changements météo aussi soudains qu'inattendus ? Un questionnement qu'elle décida de mettre de côté pour l'instant, préférant s'attarder sur celui qui n'en finissait plus de se complaire dans sa froide colère. Elle manquait cruellement de patience, et décida bientôt que cette situation avait assez duré. Aussi avança-t-elle d'un pas dans sa direction, paume tendue vers cet avant-bras découvert. Elle avait tant à lui dire. Du moins c'était l'impression qu'elle avait. Elle était si pressée de le faire qu'elle voulut reproduire l'expérience de la veille et l'apaiser d'un simple contact. Mais à peine avait-elle amorcé un deuxième pas, la pulpe de ses doigts à quelques centimètres de son bras, qu'il éleva ce dernier, brandit tel un bouclier, une mise en garde. Astrée se figea sur place.
— Ne me touche surtout pas, éructa-t-il, dents serrées, en séparant chaque mot comme s'ils lui étaient douloureusement arrachés.
Si elle souhaitait parler, elle ne fut capable que de bégayer une suite indistincte d'ébauches de pronoms, de verbes et de sons. Gênée, vexée aussi un peu, elle recula, réintégra l'espace qui était encore le sien une seconde plus tôt, et baissa les yeux sur ses vieilles Converses et l'enveloppe qu'elle avait laissé échapper et qui gisait à présent au sol. Elle fit un nouvel effort pour former une phrase convenable, mais l'exercice ne fut pas vraiment plus concluant. Syssoï y mit un terme précocement de sa voix toujours rauque et sévère.
— Je veux être le seul maître de mes émotions !
C'était donc cela ? Dans un premier temps elle fut soulagée d'apprendre qu'il ne s'agissait pas d'un véritable rejet, avant de réaliser l'information sous-jacente à sa violente exigence. Ou plutôt la confirmation qu'il venait de lui servir sur un plateau. Ainsi elle influait réellement sur ses émotions ? Comme elle s'en était doutée, c'était à double-sens. Et c'était puissant. Elle n'avait jamais subi une émotion de l'intensité de cette colère qui semblait le secouer, mais pour qu'il craigne à ce point qu'elle le touche, c'est qu'il devait être certain qu'elle était apte à l'en débarrasser très rapidement. Trop rapidement.
— C'est ridicule, s’entendit-elle répondre mollement en se baissant pour ramasser enveloppe et feuillets éparpillés. Je ne cherchais pas à te priver de ton libre-arbitre, juste à t'aider à passer à l'étape suivante, celle où finalement tu parles et m'expliques ce que j'ai encore fait de mal pour que tu sois en colère.
— Parce que tu crois qu'il se passe quoi lorsque tu me touches ? grogna-t-il à nouveau, toujours plus énervé.
Elle ne comprenait pas assez vite à son goût ? Comme si c'était sa faute à elle ! Il s'exprimait en énigme ou ne s'exprimait pas du tout, et c'était à elle de faire avec, deviner le panorama d'un puzzle cinq mille pièces avec juste deux ou trois de ces toutes petites choses.
— Je n'en sais rien du tout ! À toi de me le dire ! haussa-t-elle la voix également, frustrée et fatiguée de ses sautes d'humeur, de son incapacité à communiquer normalement.
Il lâcha un râle sourd de rage contenue, avant de lui tourner le dos. Les deux mains fourrées dans ses cheveux qu'il tirait et aplatissait vers l'arrière, ses doigts se contractaient et molestaient ses boucles. Elle savait parfaitement ce qu'il était en train de faire. Il cherchait à garder le contrôle, ou tout du moins à le retrouver. Ce qu'elle aurait parfaitement pu faire, elle, si seulement il l'avait laissé le toucher. Au lieu de quoi, elle l'entendait souffler, soupirer, inspirer et expirer lentement. Et après un moment qui lui apparut comme une éternité, il reprit la parole, de ses basses contenues qui, malgré elle, faisaient vibrer chaque atome de son être.
— Tu es comme un sédatif. Un puissant. À effet immédiat. Ça me prive de toutes émotions ou réactions néfastes. Et comme je suis à 90% composé que de ça, tu me condamnes à être quelqu'un d’autre… Une version de moi que je n’avais pas spécialement envie de connaître.
Il s'était calmé à mesure qu'il s'était confié. Pas suffisamment cela dit pour que le fond colérique ne le quitte. Il ne s'agissait que de nuances qu'elle percevait : le timbre de sa voix, la contracture des muscles de son dos, ou peut-être les éclairs qui s'espaçaient par-delà la fenêtre devant laquelle il se tenait. Mais elle les avait interprété inconsciemment.
— Désolée... bafouilla-t-elle à défaut d'être capable de dire quelque chose de plus intelligent ou de plus cohérent dans le contexte.
Une intervention si ridicule que la jauge de colère frisa l'écarlate à nouveau, tandis qu'il pivotait sur ses longues jambes pour la lui exposer en pleine face.
— J'ai répondu à ta question. A ton tour ! cracha-t-il depuis sa fenêtre. Qu'est-ce que tu n'as pas compris dans « ne t'approche pas de Pierre » ?
Pierre. Evidemment. Ce n’était pas comme si elle n’avait pas envisagé qu’il puisse s’en agacer. Mais pas au point d’imaginer une telle scène. Toute cette colère juste parce qu'elle avait autorisé Pierre à lui servir de taxi ?
— Je n'avais rien promis, et surtout je n'ai pas vraiment eu le choix, rétorqua-t-elle, soudainement épuisée.
Elle souhaita rejoindre sa chambre, et amorça un pas dans cette direction. Il interrompit cet infime mouvement au son de sa voix, simplement en prononçant son prénom.
— Attends ! On n’a pas fini.
— Non, je n'attends pas ! J'en ai marre de me faire gueuler dessus et de devoir attendre des siècles afin que tu te calmes suffisamment pour me fournir une raison toute bidon ! J'ai accepté qu'il me serve de chauffeur ? La belle affaire ! Oui, ça mérite amplement de tomber sur BigFoot enragé en passant le seuil de la porte... Et puis merde, je ne te dois rien !
C'était à son tour d'être en colère. Évidemment, c'était bien moins spectaculaire sur elle que sur lui. Suffisamment, cela dit, pour qu'il en reste coi un instant, avant de se ressaisir pour avancer une main en sa direction.
— Ah non ! esquiva-t-elle en se détournant. Ne t'avise pas de me sédater !
— Блин (1), Astrée ! Tu as disparu avec lui pendant des heures !
— Et alors ? C'est quoi le problème ? Je dois te demander l'autorisation maintenant, pour sortir de chez moi ?
— Oui ! Enfin non... Je n'en sais rien ! Est-ce que tu peux comprendre que j'étais inquiet ?
Il sembla aussi surpris qu'elle par sa propre réponse, et redescendit pour l'occasion, de quelques degrés sur l'échelle de la colère.
— Et tu comptes être inquiet chaque fois que je mettrais un pied dehors ?
Il ne répondit pas. S'il ouvrit bien la bouche, il la referma presque immédiatement, ses sourcils se fronçant encore une fois.
— Réponds-moi ! insista-t-elle, ordonnant elle aussi.
— C'est un jeu pour lui.
D’accord, ce n'était pas la réponse qu'elle attendait, mais c'était toujours ça de pris. Et au moins, il avait retrouvé un semblant de contrôle. Il ne criait plus, sans pour autant renoncer à sa panoplie du parfait mâle dominant, bras croisés et regard par en-dessous.
— Explique-toi. En quoi se montrer aimable et disponible est un jeu ?
— Tu ne le connais pas...
— En effet, pas plus que je ne te connais, toi ! Alors pourquoi devrais-je avoir confiance en toi et pas en lui ?
Il soupira, dérangea, désordonna ses boucles déjà malmenées, avant de laisser aller sa tête en arrière. Son crâne heurta le mur tandis que son regard se portait au plafond.
— Tu as raison, souffla-t-il après un moment de silence. C’est de moi aussi que tu devrais te tenir éloignée.
— Dit-il en m’attendant devant la porte de ma chambre, marmonna-t-elle pour elle-même.
— Mais Pierre ne cessera jamais, poursuivait-il sans faire grand cas de son intervention. Il va jouer aussi longtemps que tu lui en fourniras l'occasion. Il le fera jusqu'à obtention de son prix.
— Qui est ?
— Toi.
Elle resta un moment silencieuse, trop abasourdie pour réagir, avant de bégayer un très approximatif « quoi ? » auquel il ne répondit rien. Evidemment. Il alla même jusqu'à détourner le regard tout en se massant l'arête du nez du bout des doigts.
— Alors c'est ça l'histoire ? Je suis l'enjeu d'un combat de coqs ? Super, j'espère que la mise est raisonnable, ça m'ennuierait de te faire perdre ton pari.
— Oui, bien sûr, parce que ça me ressemble beaucoup de parier là-dessus, soupira-t-il sarcastique. C'est un jeu qu'il joue seul, il en a toujours été ainsi.
— Et... Vous êtes amis ?!
Comment était-ce seulement possible ? Si elle avait bien tout déchiffré, il était en train de lui annoncer qu'un type prenait un malin plaisir à chasser, traquer toute femme qui s'approcherait de près ou de loin de lui, et que ce dernier était tout de même son meilleur ami ?
— Pourquoi pas ? C'est divertissant à observer, et surtout ça ne m’importe que peu, d’ordinaire…
— Divertissant ?!
Astrée allait de stupeur en ahurissement.
— Je n'ai jamais prétendu être quelqu'un de bien, Astrée. C'est même tout le contraire. Ne pas être totalement indifférent, c'est nouveau pour moi.
Qu’essayait-il de lui dire ? Qu'il avait été un parfait connard durant toute sa vie et que, quelque part, c'était normal qu'il s'emporte parce que ce changement-là, il ne l'avait jamais souhaité ? Ou bien était-ce autre chose ?
— Quoiqu'il en soit... reprit-il brusquement mal à l'aise. C'est un jeu malsain dont je ne pourrais pas te protéger si tu n'y mets pas du tien... S'il te plaît.
Sans être implorant, il avait perdu de son ton autoritaire et semblait lui demander une faveur. Une formulation tellement inattendue qu'elle releva le nez du parquet pour planter un regard surpris dans le sien si... intense. Mince, il fallait qu'il arrête de la regarder de cette manière ! Cela lui donnait le sentiment de revenir plusieurs semaines en arrière, lorsqu'elle était comme paralysée et totalement idiote en sa présence. Si elle avait appris à se maîtriser un peu mieux avec le temps, elle n'était toujours pas totalement à l'abri de ce pouvoir-là.
— Mais tu voulais que je fasse quoi, bon sang ? Que j'y aille en stop ?
— Non, seulement que tu me demandes à moi plutôt qu'à lui.
Et brusquement tout devint plus clair, exception faite du regard d’Astrée.
— Attends, toute cette crise rien que pour ça ? Parce que t'as cru que j'avais délibérément choisi d'y aller avec lui ?
Son front se plissa tandis qu'il levait les sourcils fut tout ce qu'elle obtint. Suffisamment pour qu'elle y voit un aveu, et qu'elle embraye immédiatement. Elle avança d'un pas pour lui envoyer son poing dans l'épaule. Pas assez fort pour lui faire mal, mais relativement satisfaisant tout de même.
— Et tu crois que je suis tombée comment sur Pierre ? En te cherchant toi, sombre crétin ! J'avais besoin d'une voiture, je comptais t'emprunter la tienne, pas me taper plusieurs bornes avec la voix de Pierre pour seule compagnie ! Mais tu n'étais pas là, alors j'étais censée faire quoi ? M'installer sur le canapé du salon et attendre que tu daignes revenir ? Je n'avais pas de temps à perdre, et j'ai cru comprendre qu'on devait faire profil bas afin que personne ne puisse se douter que t'es plus tout à fait un connard me concernant.
Un nouveau coup de poing plus tard, elle tournait les talons pour rejoindre sa chambre tandis qu’elle l'insultait copieusement au passage.
— Et dire que j'étais pressée de rentrer pour te montrer ce que j'ai trouvé. Non mais, quelle idiote !
— Ce que tu as trouvé ? demanda-t-il, sur ses talons.
— ... Mais non, faut que je me tape tous ces trucs super bizarres, les recommandations loufoques et alarmistes d'une grand-mère qui doit, très certainement, picoler en douce, et en plus, lorsque je rentre, j'ai le droit à une crise d'amplitude huit sur l'échelle de Richter...
— Astrée !
— QUOI ENCORE ?
Cette fois Astrée l'avait entendu, et pivota sur elle-même pour lui faire face. Elle le découvrit bien plus proche d'elle qu'elle ne l'avait imaginé. Ainsi donc le caractère privatif d'une chambre était un concept qui lui échappait totalement.
— Qu'est-ce que tu voulais me montrer ? demanda-t-il doucement, en la nimbant d'un regard exagérément bienveillant.
Elle le soupçonnait de savoir exactement ce qu'il faisait, de connaître tout de cet autre effet qu'il pouvait avoir sur elle, celui de liquéfier son cerveau par une trop grande promiscuité.
— Ça, soupira-t-elle, résignée.
D’un mouvement empressé, elle lui plaqua une photocopie contre le torse, avant de se reculer pour rétablir une distance de sécurité.
— Un arbre généalogique ? demanda-t-il sans comprendre, après y avoir jeté un rapide coup d'oeil. Celui de ta famille ?
— Regarde à la sixième génération, insista-t-elle, un léger sourire aux lèvres, tandis qu'elle se laissait rebondir sur le matelas.
— Boson premier Seigneur de Beynac… lut-il avec difficulté. Boson ?
— Oui, Boson. Critique pas et lis la suite. Sa fratrie, en plus petit sur la droite.
— Hélix et Philippa Dames de Beynac, Pons de Beynac… Je ne comprends pas ce que je suis supposé voir.
— Retiens ces prénoms, ordonna-t-elle un index en l’air.
Elle sauta du lit pour rejoindre le petit bureau dans un coin de la pièce. Là, sous une multitude de clichés en vrac qu’elle envoya voler, se trouvait le rouleau exhumé des anciennes écuries. Celles-là même qui avaient brulé deux siècles plus tôt. La fameuse généalogie que Jeanne et le grand-père Beynac avaient cherché pendant des années. En vain.
— Maintenant, regarde ça ! exigea-t-elle en lui tendant son précieux bien.
Syssoï reposa l’une des photos qui avait voleté jusqu’à lui, afin de réceptionner le vélin qu’il déroula précautionneusement. Un regard d’incompréhension plus tard, elle lui enjoignait de consulter la ligne consacrée à la fratrie de Boson.
— C’est le même arbre, commença-t-il en reprenant sa lecture à voix haute, Aelís et Philippa Dames de Beynac, Pons de Beynac, et…
Au regard qu’il lui lança, elle laissa éclater un sourire triomphal.
— Aelís, confirma-t-elle dans un hochement de tête. Aelís de Beynac, mon ancêtre.
— Ce serait donc un prénom entendu durant ton enfance qui referait surface dans ton inconscient ? Après tout, le contexte est plutôt propice aux réminiscences.
D'un coup d'œil circulaire, il engloba l'ancestrale chambre du regard. Tout ou presque y était d'époque, ou plutôt de toutes les époques exceptée celle dans laquelle ils se trouvaient. En effet, sa théorie tenait la route. Sauf que...
— J'y ai pensé aussi, avant de me rappeler que je suis censée connaître ma généalogie par cœur, et que je n'avais pourtant jamais entendu ce prénom.
— Comment ça ?
— Dans notre généalogie officielle, celle qui trône pompeusement encadrée dans le salon, il s’agit d’Hélix de Beynac, comme sur la photocopie de l’arbre des archives départementales. Je n’ai jamais entendu que ce prénom-là. Hélix. Son prénom de baptême. Ce parchemin-là, je ne l’avais jamais vu de ma vie. Mais il semblerait qu’y soient reportés les prénoms d’usage. L'orthographe était très approximative à l'époque, et la prononciation différente d'une rive à l'autre de la Dordogne. Peut-être Aelís se faisait appeler ainsi pour se différencier de sa mère, Hélix de Beynac première du nom ? Ou bien était-ce la prononciation de Hélix pour les Anglais ?
— Les Anglais ?
— La guerre de Cent Ans. Tu dormais en cours d'Histoire ?
— C'est un peu loin, avoua-t-il dans une rapide grimace, avant de poursuivre. Cela dit, ça ne change rien, qu'est-ce qui te fait dire que ce n'est pas une très étrange mais simple coïncidence ?
Le sourire qui éclaira son visage laissa entendre qu'elle s’attendait à cette question, et après avoir fouillé un instant dans son enveloppe kraft pour en extraire un nouveau feuillet, elle le lui tendit avec enthousiasme.
— Ça !
Les déambulations du danseur dans la chambre, faisaient démonstration de cette parfaite connaissance qu'il avait des objets et des emplacements. Il s'en alla, sans lever les yeux du feuillet, allumer une première lampe de chevet, puis, un genou sur le matelas, il alluma sa semblable de l'autre côté. Il profita du périple pour tirer les rideaux de la porte fenêtre et occulter un ciel sans nuage. Il continua d'avancer jusqu'au vieux fauteuil qui semblait avoir sa préférence, puisqu'il le tira jusqu'au lit, avant de s’y installer face à Astrée sur son matelas, les sourcils froncés sous l'effort de lecture.
— C'est illisible.
— C'est extrait d'un registre paroissial en ancien français. Ce que tu as entre les mains c'est l'acte de mise en terre d'Aelís de Beynac.
— Et qu'est-ce qu'il a de si excitant cet acte pour t'arracher autant d'enthousiasme ? Tu sais que c'est suspect de se réjouir autant de la mort de quelqu’un ?
— Je crois qu'il existe une dérogation spéciale lorsque le décès remonte à plus de sept siècles, rétorqua-t-elle sur le même ton neutre et faussement sérieux. Et si je suis enthousiaste ce n'est pas à cause de sa mort en elle-même. C'est surtout le lieu, les conditions de sa mort, sa sépulture et ce que ça signifie pour moi.
— Explique-toi.
— Il est dit ici que Dame Aelís de Beynac, promise de Monseigneur Guillaume Raimond le deuxième de Caumont, a trouvé la mort en chutant des remparts lors d'une promenade nocturne.
Pas de réaction.
— Au château de Castelnaud.
Toujours pas de réaction ? Soit.
— Je t'ai parlé du blason que tu portais dans mon cauchemar ?
— Tu as évoqué trois lions, rien de plus précis.
Astrée l’observa un instant avec surprise. Il avait retenu jusqu’à ce détail ?
— En effet, trois lions sur fond bleu, reprit-elle sans cesser de l’observer avec curiosité. Je savais que je l'avais déjà vu quelque part, mais impossible de me rappeler où, jusqu'à...
Elle tira un nouveau document de son enveloppe qu'elle lui tendit en désignant de l’index le blason qui s'y trouvait.
— Ce sont les armoiries de la famille de Caumont la Force, Seigneurs de Castelnaud !
— C'est étrange.
Enfin, il réagissait ! Pas avec l’emphase qu’elle avait espéré, mais elle n'en avait pas fini pour autant.
— Attends le meilleur ! Le registre que tu as entre les mains, c'est celui de la Chapelle du Château. À l'époque, on n'enterrait pas la noblesse avec le peuple. Promise du Seigneur, Aelís se devait d'être ensevelie dans la chapelle. Sauf que si son décès est bien consigné dans le registre de cette dernière, il n'y a aucune trace de sa sépulture. Elle a été mise en terre à l'église du village. A la hâte, et sans honneur.
— Pourquoi ça ?
— Ça, je ne sais pas. Mais la gentille dame m'a expliqué que ce genre de choses étaient très rares, et uniquement appliquées sur ordre du Seigneur lui-même. Elle pense que mon aïeule aurait soit déshonoré Guillaume, soit que les conditions de son décès n'étaient pas celles reportées dans le registre, et qu'une cérémonie publique aurait risqué de remettre en question la version officielle.
— Attends ! De quelle gentille dame tu parles ? Et où as-tu trouvé tout ça ?
Perdu, perplexe, peut-être un peu sonné aussi, il faisait défiler les feuillets entre ses mains, incapable d'y trouver du sens, ou refusant peut-être d'y trouver un sens.
— Je te fais la version courte ou la longue ? lui demanda-t-elle alors.
1. Блин - (blin) : “Putain” en russe
J'ai beaucoup leur "conversation", on a donc un Syssoï bien énervé qui ne semble pas vraiment réaliser qu'il est amoureux d'Astrée, et elle qui se voile la face aussi.
Et puis on commence à avoir les liens qui s'établissent entre les rêves et la réalité, un voyage fort utile apparemment ! Je me demande si du coup Pierre est au courant aussi (genre en lisant au-dessus de son épaule) ou pas.
Ils sont mignons quand ils arrivent à discuter malgré leur colère initiale :)
J'adore la phrase de fin, d'ailleurs ^^
"— Je veux être le seul maître de mes émotions !" -> j'ai aussi beaucoup aimé celle-ci, on sent le gars qui lutte en vain contre l'inéluctable :p
J'ai noté une petite coquille ici, si jamais :
"L'iceberg au sommet de son art, si glacial qu'elle pu sentir son propre sang se solidifier dans ses veines." -> pu / put ?
En tout cas s'il est russe, a-t-il vraiment entendu parler de la guerre de 100 ans ? ^^ (je ne sais pas / plus s'il a été précisé qu'il avait grandi / été élevé en France ^^).
Hâte d'entendre Astrée tout lui expliquer ^^
(pardon pour ma réponse tardive et laconique, mais je suis malade comme un chien)
Merci pour ton retour, je vais corriger la coquille immédiatement.
Oui, Syssoï évoque sa naissance durant la danse à la fête du village. Il explique à Astrée qui est né en France et français. Puis, plus tard, dans le bar clandestin, Pierre dit à Astrée qu'il connait Syssoï depuis l'enfance et le Conservatoire de quartier. Ca remonte un peu loin, donc je comprends que ne t'en souviennes plus vraiment. Mais Syssoï est bien français. Il a la double nationalité. Il s'expliquera un peu plus là-dessus plus tard, mais du coup c'est normal qu'Astrée présume qu'il connaisse la période de la guerre de Cent Ans (et c'est normal qu'il ne s'en souvienne pas vraiment non plus. De mémoire, c'est au programme de la Primaire - enfin, de mon temps, haha)
Et concernant le trajet en voiture et l'expédition à Périgueux, j'y reviens dans le chapitre suivant. J'ai fait une ellipse inversée.
Ravie que ça te plaise toujours !
(et je retourne au lit...)