Quelques heures plus tôt...
Elle n'était pas installée dans le bolide depuis quelques minutes qu'elle regrettait déjà sa décision. Après avoir trifouillé son GPS intégré, il s'était empressé d'emplir l'habitacle de musique. Depuis, Astrée, les yeux rivés sur l'écran, désespérait du nombre de kilomètres affichés. Soixante-cinq kilomètres. Une heure. Soixante minutes. Trois mille six cent secondes. Et sa voix qui n'en finissait plus de couvrir les basses tandis qu'il hurlait des paroles approximatives. Ce n'était pas tant qu'il chantait mal ou faux, c'était surtout qu'il chantait si fort. Un mal de crâne naquit contre son front. Elle patienta, supporta, endura quelques minutes supplémentaires avant d'abandonner le combat et d'appuyer d'elle-même sur le bouton tactile d’arrêt. Enfin le silence salutaire se fit. Un soupir de soulagement plus tard, un sourire satisfait aux lèvres, elle pouvait de nouveau s'entendre penser.
— Tu n'aimes pas cette chanson ?
— Ha si, beaucoup, répondit-elle en souriant. Mais seulement dans la version originale et sans bruits parasites…
Et hop, un petit sourire de plus, juste histoire de mieux faire passer la vacherie.
— Je comprends tout à fait, tu penses bien. Et finalement, c'est même mieux sans musique, ça va nous permettre de papoter un peu.
Seigneur ! Mais quelle idée grandiose ! Une idée qu'elle salua d'un sourire crispé avant de chercher à s'assommer en s'en allant cogner sa tempe contre la vitre.
— Ne casse pas la vitre, mon ange, ça coûte excessivement cher ces petites choses.
Sur une voiture de cette marque, cher devait être de l'ordre de l'euphémisme.
— D'ailleurs, comment as-tu les moyens de t'offrir une voiture pareille ? lança-t-elle les hostilités, ses doigts venant caresser le raffinement d'une portière.
— Je suis un excellent parti, fut sa seule réponse, ponctuée d'un sourire en coin des plus voraces.
— Tu as de la chance, les femmes vénales ce n'est pas ce qui manque.
— Et ce n'est pas ce que je recherche.
— Qu'est-ce que tu recherches, alors ?
— Une femme en particulier...
S'il avait perdu son sourire, il ne l'avait pas lâché du regard pour autant. A tel point que, mal à l'aise, elle dû lui rappeler qu'il était supposé se concentrer sur la route. Il s'exécuta, certes, mais dans un rire bref et sonore.
— Et tu fais quoi dans la vie, si ce n'est pas indiscret ? demanda-t-elle afin de les ramener sur un terrain plus sain.
— Ça ne l'est pas. Je suis ostéopathe.
Il lui jeta un rapide regard, puis ajouta :
— Tu sembles surprise.
— Non, enfin oui et non. Je t'imaginais danseur comme les deux autres.
— Pendant un temps, je l’ai été, oui. Mais je n’avais aucun talent. Je me suis tourné vers des études d'ostéo en sachant parfaitement qu'avec Syssoï j'aurais toujours du boulot.
— Donc c’est toi qui t'occupe de son genou ?
— Il t'a parlé de son genou ?
Cette fois c'était à son tour d'être surpris. Surpris par quelque chose qui lui semblait, à elle, plutôt évident.
— Je l'ai vu boitiller pendant des semaines. Ce n’est pas vraiment quelque chose qu'il peut cacher.
— Il n’aime pas trop évoquer ce sujet. C'est un perfectionniste qui a tout sacrifié pour son art, pour être le meilleur. Alors le meilleur qui se blesse en répétition et se voit privé de ballet pendant plusieurs mois, forcément, ça passe mal.
— Auprès de qui ? Du ballet ?
— Non, vis-à-vis de lui-même. Il est... Ce serait très difficile de le décrire avec des mots, je crois qu'il faut le voir évoluer dans son environnement pour comprendre. Et quand je dis environnement, ce n'est bien évidemment pas une vieille baraque perdue en pleine campagne. Sans vouloir te vexer...
— Y a pas de mal, le rassura-t-elle d'un mouvement las de main....
— C'est un tortionnaire, reprit-il, alors. Envers lui-même pour commencer, mais envers les autres également. Ce qu'il est capable de faire, tout le monde se doit d'en être capable aussi. En règle générale, ses partenaires ne tiennent pas plus d'une saison avec lui. Un, voire deux ballets tout au plus. Charlotte est sans conteste la plus tenace. Pour le reste, les chorégraphes lui attribuent plutôt des solos, de peur qu'il casse leurs si précieuses ballerines.
Astrée n’avait rien demandé mais écoutait avec attention. Toutefois, elle ne parvenait à s’empêcher de s’interroger sur les raisons qui poussaient Pierre à lui confier tout cela. Etait-elle supposée détester Syssoï à la lumière de ce portrait que son ami dressait ?
— Et s'il est si exigeant envers les autres c'est avant tout parce qu'il l'est encore plus envers lui-même, poursuivait-il. Il a beaucoup travaillé pour en arriver là, mais il est surtout né avec ce don incroyable. Ce type, sur scène, c'est un prodige. Et il le sait. Tout le monde le sait ! C'est un putain de connard, mais un connard tellement magique que les ballerines vendraient leur mère pour danser ne serait-ce qu'une seule fois avec lui... Alors, forcément, le fait d'être si... réduit, actuellement, c'est très difficilement supportable pour lui.
— Oui, bon... répondit-elle sans trop savoir quelle réaction avoir. Il est un peu excessif dans son travail.
— Son travail ? la coupa-t-il. Sa vie, tu veux dire. Il ne vit que pour la danse.
— C'est triste.
— Chacun sa raison de vivre, répondit-il, nonchalant, dans un haussement d'épaules. C'est quoi la tienne ?
— C’est-à-dire ?
Sa raison de vivre ? C'était à la fois vague et trop précis. Avait-elle seulement une réelle raison de vivre ? Un fait, quelque chose, qui expliquerait sa présence dans cette vie ?
— Quelle est la principale chose au monde dont tu ne pourrais pas te passer ? précisa-t-il alors.
— La photo, répondit-elle sans l'ombre d'une hésitation.
Elle avait répondu tellement rapidement qu’elle réalisa que sa décision était prise. Non, elle ne retournerait pas en droit à la rentrée prochaine. Elle était misérable dans tellement d’aspects de sa vie qu’il était temps de s’offrir au moins un domaine qu’elle pourrait choisir. La photographie.
— Une artiste, donc. Tu veux qu'on en parle ?
— Pas particulièrement non, et regarde la route bon sang !
Il soupira mais ramena son regard sur le bitume.
— Et toi, alors, quelle est la principale chose dont tu ne pourrais te passer ?
— Hormis toi ?
— Hormis moi, évidemment, affirma-t-elle en roulant des yeux.
— Faire le ménage.
Faire le ménage ? Il ne pouvait pas être sérieux... Si ?
— Tu es maniaque à ce point ?
— On peut voir ça comme ça, oui. J'aime que les choses soient à leur place. Et lorsque ce n'est pas le cas, je ne lâche rien, je m'acharne jusqu'à ce que ma mission soit un succès...
— Tu es plutôt super intense, toi, concernant le ménage, rétorqua-t-elle, sourcils froncés et mine légèrement inquiète.
Est-ce qu'il ne devrait pas se faire soigner, éventuellement ?
— Assez, oui.
— Et concernant tes cheveux, du coup, comment tu le vis ? Parce que niveau désordre capillaire, t'es une illustration wikipédia.
D'un mouvement rapide il accapara le rétroviseur afin de vérifier ses dires, et passa et repassa une main dans ses cheveux. Puis, visiblement satisfait, d'un coup bref, rangea le miroir.
— Ils sont parfaits.
Ce n'est pas réellement l'adjectif pour lequel elle aurait opté, mais soit. Au moins, maintenant il avait à nouveau les deux mains sur le volant. Elle n'était toujours pas très à l'aise, mais toujours plus que lorsqu'il jouait les funambules de la route. Sans les mains. Sans les yeux non plus. Peut-être était-il un peu vexé, aussi, puisqu'il ne parlait plus. Mais ça non plus, elle n'allait pas s'en plaindre. La jeune femme profita même de ce sursit pour s'appuyer contre la fenêtre et observer le paysage qui défilait tellement vite. Bien trop vite. Et ainsi, sur plusieurs kilomètres, la main cramponnée à la portière, elle tenta d'arrêter de penser à l'épitaphe qu'on inscrirait sur sa tombe. Ci-gît Astrée, jeune inconsciente qui aurait dû écouter le russe. La campagne environnante n'était composée que de virages, courbes, têtes d'épingles et autres spirales improbables. Elle avait beau chercher à se rassurer, la vue du ravin qui longeait la route de son côté ne faisait que la ramener à une sorte d’expérience de mort imminente.
— Ralentis, s'il te plaît, finit-elle par l’implorer, une main sur l'un de ses avants-bras.
Elle avait pris sur elle pendant plus de vingt minutes, mais rendait les armes.
— Tu paniques toujours comme ça en voiture ? l'interrogea-t-il en accédant, tout de même, à sa requête.
Avec soulagement, Astrée observa l'aiguille descendre de 100 à 80 km/heure.
— Pas tout le temps. Ça dépend du conducteur, avoua-t-elle.
— Ne t'en fais pas, chaton, mettre ta vie en danger n'est pas dans mes projets immédiats.
— Quels sont-ils alors, tes projets immédiats ?
— Vous plaire, ma Dame, vous conduire, vous assister, vous ramener en un seul morceau et parfaitement satisfaite afin que vous puissiez oublier le malheureux petit incident isolé d'hier au soir, annonça-t-il théâtral.
— J’en déduis que tu as eu le droit à un sermon, devina-t-elle, hésitant entre rire et gêne.
— Il en fait des tonnes.
— Certainement pas, le reprit-elle finalement fatiguée par sa nonchalance. Ce qu’il s’est passé n’a rien d’anodin ou de facile à oublier. J’aurais pu porter plainte, tu sais ? Mais… J’ai déjà suffisamment de choses à gérer. Heureusement que Syssoï est intervenu, crois-moi. Cela dit, il se trompe de responsable. Tu n’y es pour rien.
Il n'ajouta rien, et le reste du trajet se fit en silence. Pas un silence pesant, gêné ou désagréable, juste un silence naturel et bienvenu. Les kilomètres défilèrent, et bientôt, le paysage se transforma. La végétation laissa place à des habitats, de plus en plus d'habitats, une zone industrielle, un centre commercial, et des voitures, toujours plus de circulation. Une belle journée d'été dans une ville touristique. Périgueux n'avait pas le cachet de Sarlat, ni l'authenticité de Beynac, mais son centre historique et sa cathédrale valaient le coup d'œil. Du moins, c'est le souvenir qu'elle en avait gardé, et force était de constater que tout avait radicalement changé depuis sa dernière visite, une bonne dizaine d'années plus tôt. Pierre suivait les indications du GPS, et pourtant rien n'avait de sens. Elle s'était imaginé quelque chose comme les Archives Nationales, dans un vieux bâtiment perdu au fond du Marais parisien, où le simple fait d'y entrer représentait déjà un bond dans le temps. Elle s'était attendue à une vieille bâtisse dans le centre historique, et pourtant ce fut devant une façade moderne, tout en verre miroitant, dans un quartier encore en construction, que la voix féminine annonça un déroutant « vous êtes arrivés à destination ».
— Tu sembles déçue, petite chatte, conclut Pierre après avoir coupé le contact devant l'architecture prétentieuse.
Et déçue, elle l'était, en effet, mais qu'importe, elle n'était pas venue jusqu'ici pour reculer au simple argument que le bâtiment n'était pas exactement ce qu'elle avait imaginé.
— On se retrouve ici dans une heure, annonça-t-elle en récupérant son sac entre ses jambes avant d'ouvrir sa portière.
— Attends ! tonna-t-il alors qu'elle était déjà dehors. Je ne viens pas avec toi ?!
— Va te promener, il doit y avoir plein de petites anglaises à draguer. Mais sois de retour dans une heure.
— Je n'ai rien le temps de faire en une heure !
— Justement, entraîne-toi à être plus performant.
Et sur cette dernière intervention, elle claqua la portière, ce qui provoqua une grimace chez le propriétaire de la voiture de luxe. Voilà pourquoi elle adorait sa Mini.
*
Le moins que l'on puisse dire c'est que tout était bien plus fonctionnel ici que dans n'importe quel autre bâtiment ancien. L'énorme panneau « accueil », qui s'affichait au-dessus de la tête d'une future retraitée parfaitement souriante et serviable, était perceptible dès l’entrée. Après un petit tour de courtoisie dans cette direction, Astrée avait été renvoyée vers l'étage supérieur, accessible par un grand escalier des plus modernes lui aussi. À l'image du rez-de-chaussée, l'étage supérieur était d'une efficacité redoutable. Inscription des lecteurs, vestiaire, salon d'attente, salle de lecture, salon pédagogique... Même les toilettes étaient parfaitement indiquées. La jeune femme se dirigea vers le comptoir où, selon toute vraisemblance, elle se devait de s'inscrire. L'homme qui lui faisait face, petite soixante blanchissante et barbe fournie, lui demanda sa carte d'identité avant même de l'interroger sur les raisons de sa venue.
— De Beynac... lu-t-il en abaissant ses lunettes pour scruter le petit bout de plastique. Un rapport avec le village ?
— Oui, c'est d'ailleurs ce qui m’amène. J'ai besoin des archives de construction d'un bâtiment appartenant à ma famille depuis des siècles.
— Le château ? se renseigna-t-il distraitement, en tapant d'un doigt diverses informations sur son clavier.
— Non, la gentilhommière.
— Quel siècle ?
— XIVème siècle d'après ce qu'on en sait.
— Dans ce cas-là, ce que vous cherchez ce sont les livres de comptes de la Seigneurie. En espérant qu'ils ne se soient pas perdus avec le temps, ça risque de me prendre un moment pour les retrouver, annonça-t-il en lui rendant sa carte et un sourire aimable.
— Définissez un moment ?
— D'ici moins d'une demi-heure vous serez fixée. Est-ce qu'en attendant, vous souhaitez consulter quelques autres documentations plus communes ?
— De quel genre ?
Astrée consulta sa montre et s'inquiéta du délai qu'elle avait annoncé à Pierre. Cela faisait déjà quinze minutes qu'ils s'étaient séparés. Si les documents dont elle avait besoin ne lui parvenaient que dans trente minutes, il ne lui resterait plus qu'un tout petit quart d'heure pour les consulter, trouver ce qu'elle cherchait, obtenir une copie certifiée, et quitter les lieux. Ça allait être très juste.
— Mademoiselle ? insista la voix du vieil homme.
— Pardon, vous disiez ?
— Je vous expliquais que tout ce que vous avez toujours rêvé de savoir sur votre famille se trouve dans nos magasins. Il ne devrait pas être difficile de trouver de quoi vous occuper pendant mes recherches.
— Je sais déjà tout sur ma famille.
— Laissez-moi en douter, rétorqua-t-il dans un sourire amusé. Voici une paire de gants, allez vous installer dans la salle de lecture, je vous rejoins dans un instant.
Sans guère lui laisser le choix, il claqua un « prière de patienter un instant » contre le bois de son comptoir, et tourna les talons pour disparaître dans un petit bureau attenant. La paire de gants entre les doigts, Astrée observa la porte un instant, avant de se résoudre à obéir -ce qui semblait toujours être un acte difficile pour elle- et pousser la double porte menant à la salle de lecture.
Là, tout n'était que silence et concentration. Des hommes et des femmes de tous âges s'éparpillaient sur les longues tables de consultations. Chacun semblait plongé dans sa lecture, tantôt il s'agissait d'un énorme recueil sur trépied, parfois de simples feuillets. Tous avaient des gants, même ceux qui pianotaient sur un ordinateur portable posé négligemment. Contraste étonnant avec les volumes ancestraux qu'il côtoyait. Dans un coin, sur des écrans archaïques, d'autres consultaient des versions microfilms. Perdue et quelque peu désoeuvrée, Astrée alla s'installer à l'extrémité d'une table. Elle n'avait pas pensé à ramener son ordinateur, et sans document, elle semblait totalement déplacée dans ce décor. Alors, à défaut de pouvoir réellement s'occuper, elle tira son portable de sa poche et en consulta l'écran pour la cent-vingtième fois de la journée.
Toujours aucune nouvelle de sa famille. Que son père ne réponde pas était une chose, mais c'était la première fois qu'elle restait sans nouvelle de son frère pendant autant de temps. Lui qui d'ordinaire n'était même pas capable de s'habiller sans envoyer une photo à sa sœur afin d'obtenir confirmation, s'était contenté d'un ou deux textos en l'espace de trois jours. Elle avait bien essayé de le joindre, mais la dizaine d'appels en absence lorsqu'elle était en panne sur le bord de la route, n'y avait rien changé. Dans un soupir, elle rangeait son téléphone lorsque le père noël se matérialisa devant elle. Enfin, pas vraiment le Père Noël, mais avec sa barbe et sa bonhomie, il aurait pu en être la doublure officielle.
— Voilà de quoi vous permettre de patienter, chuchota-t-il en déposant devant elle un carton scellé.
— Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-elle sur le même ton en cherchant à décoder ce que la succession de chiffres et de lettres que portait l'étiquette pouvait bien signifier.
— Quelques documents officiels et d'autres plus personnels qu'on a retrouvés dans le château lors de sa restauration. C'est assez fouillis, et d'un intérêt mineur pour les historiens, mais pour vous, il s'agit de votre histoire.
Un clin d'œil et un sourire plus tard, il tapota de son index les gants pour lui rappeler la marche à suivre, et retourna sur ses pas, certainement pour procéder aux recherches qu'elle lui avait demandé en premier lieu. Après tout, elle aurait préféré qu'il passe un peu moins de temps à retrouver ce dont elle n'avait pas besoin, et un peu plus ce qui lui était vital.
*
Sur les conseils de sa charmante voisine de droite, elle avait relevé ses cheveux, à présent captifs sur le sommet de son crâne, avant d'enfiler les gants et de se mettre au travail. Lunettes sur le nez, elle tira du carton divers documents hors d'âge qui semblaient menacer de s'effriter à la moindre manipulation. Elle redoubla de précautions tandis qu’elle cherchait à faire un tri entre ce qui était intéressant et ce qui ne l'était pas. Diverses époques se côtoyaient dans le carton. Majoritairement des XVIIIème et XIXème siècles, mais plus Astrée allait en profondeur, et plus les documents remontaient le temps avec elle. Les archives des XV et XIVème se comptaient sur les doigts d'une main. Pour la plupart, il s'agissait de correspondances en provenance de toutes les seigneuries alentour, Fenelon, Losse, Castelnaud, Milandes, Puymartin, et Commarque aussi, bien que cette dernière soit la propriété de la même famille, les Beynac. Il était souvent question de routes marchandes, d'échanges de vivres, et autres discussions politico-courtoises.
La jeune femme peinait à déchiffrer la moitié des documents rédigés selon une orthographe incertaine et en ancien français. Lasse, les yeux fatigués d'avoir à se plisser continuellement, elle finit par jeter son dévolu sur un arbre généalogique. Le sien. Elle le connaissait par cœur, et pour cause, son grand-père, fier de son héritage, n'avait eu de cesse de le faire entrer de force dans les jeunes têtes des générations futures, d'abord ses propres enfants, puis ses petits enfants. Si bien qu'Astrée était capable de réciter chaque ramification depuis de XIème siècle jusqu'à nos jours. Celui qu'elle avait entre les mains, cependant, n'avait rien à voir avec ce qu'elle avait toujours connu jusque-là. Déjà parce qu'il n'allait pas bien loin, six générations tout au plus, mais surtout parce qu'il s'agissait d'un morceau d'Histoire. Il avait été rédigé par des mains qui avaient connues quelques-uns de ces membres, des mains qui avaient formé ces prénoms, des mains qui avaient pris soin de dessiner les blasons, des mains qui avaient travaillé à l'enluminure des feuillets.
Du bout des gants, elle caressa la cire rouge sur le revers. Le scellé, brisé il y a des siècles, ne portait plus trace du blason qui l’ornait jadis, mais il était la preuve du caractère important de la missive. Pourtant il ne semblait pas s'agir d'une généalogie officielle. Rien à voir avec celle trouvée dans les écuries… Alors que son index passait d'une branche à une autre, d'un père à un enfant, son gant s'arrêta sur la dernière génération relevée. Sur la dernière ligne. Troisième prénom de la dernière ligne. Aelís. Comment était-ce possible ?
Astrée fouilla sa mémoire, visualisa l’arbre encadré en bonne place dans le salon de la gentilhommière. Si ses souvenirs étaient exacts, les sœurs de Boson étaient Philippa et Hélix. Il n'avait jamais été question d'une Aelís, elle s'en serait souvenue. Prise d’une intuition, elle tira son portable de sa poche et fit défiler les images de l’application « photos ». Là, entre deux clichés paysagés, la généalogie des écuries se trouvait immortalisée. De deux doigts, elle élargit la photo, et la fit défiler jusqu’à la branche qui l’intéressait. Boson, Philippa, Aelís et Pons. Encore Aelís. Et pourtant… Son téléphone toujours en main, elle composa l’un des seuls numéros qu’elle connaissait par coeur. La voix à l’autre bout ne se fit pas attendre.
— Comment s’appelaient les filles de Pons Ier de Beynac ? interrogea-t-elle sans préambule.
— Hélix et Philippa, répondit la voix d’un Benjamin qui ne semblait pas se formaliser du manque de politesse de sa cousine. Pourquoi cette question ?
Il n’obtint aucune réponse, elle avait déjà raccroché. Sans réfléchir plus avant, Astrée s'empara du fragile feuillet et cavala jusqu’aux doubles portes. Par chance, le Père Noël était à son poste, s'employant à tapoter son clavier avec toujours le même index.
— S'il vous plaît ! le coupa-t-elle dans son activité en déposant l'arbre généalogique devant lui.
— Vous n'êtes pas supposée sortir les archives de la salle de lecture, mademoiselle, l’informa-t-il en abaissant ses lunettes sur le-dit document.
— Désolée, je... je n'ai pas réfléchi à ce que je faisais... Je vais le rapporter tout de suite, mais avant ça j'espère que vous pourrez m'aider à comprendre.
Prenant son hochement de tête pour du consentement, elle poursuivit :
— Je me demandais si vous saviez d'où venait cet arbre généalogique ? Vous voyez le prénom, là, Aelís ? Dans nos documents à nous, elle se nomme Hélix et non Aelís. Est-ce que vous sauriez, par hasard, le pourquoi de ce changement de prénom ?
Après l'avoir écouté avec attention, l'homme fit glisser l'arbre vers lui. Ses épais verres sur le nez, il étudia le papier, le retourna avec mille et une précautions, consulta le cachet brisé, avant de revenir sur le recto et ses enluminures. Ses doigts fouillèrent sa barbe à la recherche d'un menton, et ses lèvres se pincèrent avant qu’il ne reprenne la parole.
— Je ne suis certain de rien, mais il est fort probable qu'Aelís soit un prénom d'usage. Lorsque des personnes d'une même famille portaient le même prénom, il était coutume de donner un surnom au plus jeune. Puisque mère et fille, ici, se nommaient Hélix, il y a des chances pour que l'enfant ait été immédiatement rebaptisée Aelís, soit par choix des parents, soit par transformation de son prénom originel. Il ne faut pas oublier que, vu la date de naissance approximative, la prononciation était encore très archaïque. Les lettrés étaient rares, généralement cela se résumait à l'homme de foi qui officiait au château, tout le reste n'était que culture orale.
— Alors pourquoi sur nos arbres il est clairement indiqué Hélix, et pas sur celui-ci ?
— Vos documents découlent de l'acte de naissance de l'enfant, donc du registre original, tandis que celui-ci semble très postérieur.
— A quoi vous voyez ça ?
— La présence de blasons et du sceau semble indiquer que nous sommes en présence des titres de noblesse. La généalogie est courte, ce qui laisse à penser qu’on cherchait à prouver la noblesse d’un des membres de la dernière ligne. Plus vraisemblablement l’une des deux filles, sinon on ne se serait pas donné la peine de les y faire figurer.
— A quoi ça servait ? À qui devait-elle prouver son ascendance ?
— Il existait plusieurs raisons. Mais dans le cas d’une jouvencelle la plus usitée restait le mariage. Lorsqu'une damoiselle était promise à un seigneur, elle devait, en plus de sa dote, fournir ses titres.
— Vous pensez que c'est de ça, qu'il s'agit ?
— C’est une possibilité.
— Vous pensez qu'Aelís pouvait être promise en mariage ?
— Elle ou sa sœur, le document n'en dit rien. Mais puisqu'Aelís semble être l'aînée, il existe de plus fortes probabilités qu'il s'agisse d'elle, en effet. Reste à savoir à qui ?
— Ce pourrait être n'importe qui ?
— Dans la proche région, oui... Céder sa fille de la sorte devait être le fruit d'un arrangement entre deux seigneuries. Donc à supposer que ce soit le cas, j'imagine que Pons avait dû obtenir quelques avantages en échange de son aînée. Route commerciale ou protocoles commerciaux. Le futur mari ne devait pas se situer bien loin... Losse, Castelnaud, Milandes ou Puymartin. Je pourrais éventuellement retrouver sa trace si je savais dans quelle seigneurie fouiller.
— Castelnaud, annonça-t-elle soudainement avec certitude.
— Vous êtes sûre ? J'ai raté quelque chose ? insista-t-il en se penchant à nouveau sur le document, à la recherche de ce qui aurait pu lui échapper.
— Disons qu'il s'agit d’un pressentiment... Pouvez-vous chercher cela en priorité ?
— Je passe immédiatement commande des registres paroissiaux de Castelnaud. Je vous apporte ça dans quelques minutes.
— Merci, lui souffla-t-elle, la reconnaissance flirtant dans son timbre bas.
Astrée s’en retourna pousser les portes. Mais avant qu'elle n'en passe le seuil, elle lui jeta un dernier regard.
— Encore une question. Le blason des Seigneurs de Castelnaud, c'est bien trois lions sur fond bleu ?
L'homme hocha encore de la tête, et les portes se refermèrent sur son expression d'intense perplexité. Elle avait sa réponse.
A ce stade de ma lecture, je reviens à mon idée de plus développer ou du moins de faire des allusions au métier de danseur, surtout si Sissoy est en convalescence forcée. Il me semble que même s'il est secret, cela devrait transparaître (ce n'est qu'une idée). Sa passion, sa tristesse de rester loin de la scène...
Et j'ai juste aussi un problème avec le temps qui s'écoule pendant qu'Astrée compulse les archives. Cela fait plus d'une heure. Enfin je suppose.
Alors voici le moment coquille que tu attendais : sursit, il faut un s. Et il manque une majuscule à russe. Et à Père Noël. Rien de grave tu vois.
Niveau temps, cela fait un peu moins d'une heure qu'elle est sur place. Disons qu'elle est tombée rapidement sur l'arbre généalogique. La chance du débutant.
Merci pour les coquilles, je me doutais bien que le "zéro coquille" n'était qu'un one shot, haha !
Donc on retourne aux archives :)
bon le Pierre ne m'inspire toujours pas confiance, mais à Astrée non plus, ouf. Et du coup elle en apprend davantage sur Syssoï, d'ailleurs.
Le frérot qui ne répond pas, je commence à trouver ça inquiétant... et je me demande ce qui a pu lui arriver.
Et on commence à comprendre le pourquoi du comment des changements sur l'arbre généalogique, et le lien avec ses rêves/cauchemars. Qu'on lui file un carton "pour patienter" alors que ce n'est pas ce qu'elle avait demandé mais qu'elle y trouve des trucs intéressants, ça semble aussi être comme un coup de pouce du destin.
Très curieuse de voir où tout ça va l'amener :)
J'espère que la suite t'éclairera davantage. N'hésite pas à me dire si tu trouves ça trop "technique" (surtout le chapitre suivant). Dès que ça concerne les archives, je ne suis pas très objective. Déformation professionnelle ;)