21. La décision du Conseil.

Par JFC

Installés dans leur fauteuil respectif, Selfyn et Ephrem furent rejoints par Mélusine, qui arrivait en sautillant. Comme à son habitude, elle se plaça à côté de son frère pour écouter les sages paroles de son père :

— Nous t’écoutons papa, chantonna-t-elle.

Ephrem sentait son cœur battre de plus en plus vite. D’ici quelques minutes, quelques secondes même, il allait être fixé, et savoir si une aide lui serait accordée pour retrouver et secourir ses parents.

— J’ai réuni le Conseil, commença Selfyn, et je leur ai raconté votre histoire en détail. J’ai expliqué le but de ce voyage, et expliqué comment cela s’était terminé.

            — Ils savent donc que les Traneks ont attaqué les Humains ? l’interrogea Mélusine.

            — En effet, soupira Selfyn qui commençait à se fatiguer. Ils sont au courant qu’il y’a eu des morts et des prisonniers, dit-il en regardant Ephrem.

            — Ils savent que je dois aller secourir mes parents Humains ? demanda Ephrem.

            — Oui, acquiesça Selfyn une nouvelle fois en baissant les yeux, ils le savent.

            — Qu’ont-ils décidé ? voulut savoir Mélusine.

            — Ils vont m’aider ? questionna Ephrem, les yeux pleins d’espoirs.

            — Il a été décidé…

Le vieil homme fit une courte pause avant de lâcher les derniers mots d’une voix qui ne lui était pas familière : tremblotante et moins grave qu’à l’ordinaire. Ça lui coûtait de prononcer ces derniers mots, mais il n’avait pas le choix.

— … il a été décidé que tu devais partir, acheva-t-il. Dès demain matin. Pour ne plus jamais revenir.

C’était comme si tout Helistia s’était soudain arrêté de tourner. Un choc brutal après une course à pleine vitesse. Mélusine répéta lentement la dernière phrase de son père, comme pour analyser chaque mot. Elle n’avait pas dû tout comprendre. Bien sûr, ce n’était pas possible. Son cerveau avait fait une erreur. Ephrem était son frère, il avait grandi à Yggdol parmi les Elfes, il faisait partie de ce peuple. Pourquoi lui demanderait-on de partir ? Et de ne plus revenir surtout ! Elle répéta plusieurs fois la phrase de son père sans s’en rendre compte, à la recherche de l’anomalie. Finalement, elle se rendit à l’évidence. Elle se leva brusquement, presque inconsciemment, et cria aussi fort que ses poumons les lui permettaient.

            — POURQUOI DOIT-IL PARTIR ? JE CROYAIS QUE TU DEVAIS ESSAYER DE TROUVER UN MOYEN DE L’AIDER ? PAS DE LE CHASSER ! s’emporta-t-elle alors que des larmes lui montaient aux yeux, pendant qu’elle prenait pleinement conscience qu’elle allait perdre à jamais, son frère qu’elle aimait tant.

            — Je suis navré Mélusine, j’ai fait tout mon possible, se défendit Selfyn dont les yeux devenaient humides également. Mais ils estiment qu’Ephrem n’a dorénavant plus sa place à Yggdol.

            — PLUS SA PLACE A YGGDOL ! répéta Mélusine en forçant le ton encore davantage.

            — S’il te plaît Mélusine, supplia Selfyn, contrôle-toi ! Je te prie de croire que cette décision me fait autant de mal qu’à toi. Mais rappelle-toi qu’Ephrem était à ma charge jusqu’à ce qu’il ait l’âge d’aller à la rencontre de ses parents. Le fait que les choses ne se soient pas passées comme convenu ne change rien à leurs yeux. Ephrem a l’âge de partir, alors il doit aller vivre parmi les siens.

            — LES SIENS, hurla Mélusine qui n’arrivait pas à baisser le ton, C’EST NOUS ! Et toi, tu ne pourrais pas dire quelque chose, gémit-elle en regardant Ephrem, les yeux rouges et pleins de larmes.

            — Ça servirait à quoi ? répondit-il calmement. On me demande de partir ? Alors je partirai, dit-il en se levant. Je vais me coucher. Bonne nuit.

Calmement, il se dirigea vers sa chambre, essayant de ne pas montrer le désarroi, la peine et la souffrance qu’il ressentait à l’idée de devoir quitter une famille, pour essayer d’en sauver une autre, seul !

Impuissant, Selfyn observait sa fille qui continuait à pleurer toutes les larmes de son corps. Il fit un pas dans sa direction pour la prendre dans ses bras, mais elle se déroba et courut se réfugier dans sa chambre.

Selfyn savait que ça serait difficile. Il s’y était préparé et pensait qu’il pourrait l’accepter. Pourtant, il se mit à pleurer. Des larmes silencieuses coulaient le long de ses joues creuses.

Les Elfes, pacifiques et pratiquement immortels, n’avaient pas souvent à souffrir du départ d’un être cher. Pourtant lui, Selfyn, après avoir perdu sa femme, s’apprêtait à laisser partir son fils, en sachant qu’il ne le reverrait sans doute plus jamais. Il avait essayé de défendre sa position et celle d’Ephrem autant que possible, mais pour les autres membres du Conseil, la place de cet Humain était parmi les siens.

— Ces idiots ! pensa-t-il, en tapant du poing sur l’accoudoir de son fauteuil.

Ne pouvaient-ils donc pas comprendre que les liens du sang et l’appartenance à ne faisaient pas tout ! Les sentiments du cœur, voilà le plus important. Mais même en sachant cela, il n’avait pas le choix. Le Conseil prenait les décisions importantes pour s’assurer la sécurité des Elfes. Lui, qui y était un membre actif, avait des engagements à tenir auprès de ses semblables. Il avait des responsabilités. Mais n’en avait-il pas également envers Ephrem ?

La fatigue et la douleur rendaient sa réflexion difficile, mais il ne souhaitait pas aller se reposer. Il doutait d’ailleurs que Mélusine et Ephrem soient réellement en train de dormir. Il entendait les sanglots de sa fille, étouffés sans doute par l’une de ses épaisses couvertures. Quant à son fils adoptif, comme il s’y attendait, était aussi silencieux qu’une feuille morte tombant au ralenti d’un arbre géant. Une feuille arrachée de sa branche par une violente brise inattendue !

Ne pouvant rien démêler dès ce soir, Selfyn décida de sortir prendre l’air. Peut-être cela l’aiderait-il au moins à se calmer. Il jeta un dernier coup d’œil coupable en direction de la chambre de Mélusine et d’Ephrem, et sortit dans la nuit, toujours éclairée par une multitude d’étoiles scintillantes. Après seulement deux pas dans l’obscurité, il tomba nez à nez avec…

— Rinnel ?! s’exclama le grand Elfe.

— Bonsoir Selfyn.

— Heu… oui, bonsoir Rinnel ! Tu es sortie te promener toi aussi ?

— Si on veut. Pour dire la vérité, j’avais l’intention de venir te voir, lui confia-t-elle.

— Il doit s’agir de quelque chose d’important pour t’obliger à sortir à cette heure tardive, pensa Selfyn à voix haute.

            — Je voulais m’excuser auprès de toi, marmonna-t-elle.

            — T’excuser ! Pour quelle chose devrais-tu t’excuser ?

            — Parce que j’ai également voté contre toi. Au sujet du départ d’Ephrem je veux dire. Je voulais t’expliquer pourquoi je…

            — Je ne t’en veux pas, la coupa-t-il. Rassure-toi. Tu as fait ce qui te semblait le plus juste.

            — Comment te sens-tu ? voulut-elle savoir en se rapprochant.

            — Je me sens comme si j’allais perdre un fils, avoua Selfyn d’une voix qu’il voulait neutre.

            — Tu dois comprendre que sa place est parmi les siens, et que…

            — Stop ! le coupa-t-il. Les Elfes avec les Elfes, les Humains avec les Humains, les Dieux avec les Dieux… C’est stupide, souffla-t-il en secouant la tête.

            — Que dis-tu !

            — Je commence à croire qu’Enithya avait raison.

            — Ta défunte femme ! Que vient-elle faire dans cette histoire ?

            — Elle disait qu’à force de s’isoler, les Elfes finiraient par devenir intolérants et insensibles au sort des autres peuples. Qu’on avait cessé d’évoluer à cause de cet isolement. Elle disait que seuls la compréhension, la communication et l’échange pouvaient mettre les conflits en échecs.

            — Elle disait bien des choses. Des choses dangereuses qui lui ont valu beaucoup de problèmes, lui rappela Rinnel.

            — Oui c’est vrai ! acquiesça Selfyn dont les yeux pétillaient à la pensée de certains souvenirs.

            — Ce sont ses pensées et ses théories bizarres qui l’ont conduite à vouloir explorer le monde, à la recherche d’on ne sait quel savoir ou vérité. Elle a fait des choix qui ont eu comme conséquence de faire de toi un homme…, murmura Rinnel d’un ton hésitant, un homme seul.

            — Je ne suis pas seul, rectifia Selfyn, j’ai mes deux enfants !

            — Je ne parle pas d’enfant voyons, souffla Rinnel exaspérée, je parle d’une femme. Une femme qui pourrait te soutenir, t’apporter ce dont tu as besoin. Une femme qui pourrait t’aimer, continua-t-elle en s’approchant davantage et en lui prenant les mains.

            — Je suis navré, murmura Selfyn en se détachant de Rinnel, je n’ai pas le cœur à ça.

            — Je comprends, répondit-elle la tête baissée pour que Selfyn ne remarque pas les larmes qui coulaient le long de ses joues rouges. J’étais venue m’excuser et m’expliquer, reprit-elle en tournant le dos au grand Elfe. Voilà qui est fait. Je vais rentrer, il se fait tard.

La jolie Elfe partit en courant, sans répondre à Selfyn qui lui criait bonsoir.

— Quelle journée ! pensa-t-il en soupirant bruyamment.

Comme si le temps lui-même se joignait à l’humeur de Selfyn et de sa famille, il se mit à pleuvoir à verse. Encore plus accablé, le vieil homme décida de rentrer. Il n’avait pas eu le temps de réfléchir, mais il était convaincu qu’il n’aurait de toute façon pas réussi à faire grand-chose. De plus, ce temps orageux, ajouté au froid de la nuit, risquait de le rendre malade, ce qui n’aurait rien arrangé. De toute façon, qu’y avait-il à faire ? Rien. Ephrem quitterait Yggdol, à moins que le Conseil ne s’aperçoive pendant la nuit qu’il était injuste, même cruel, de le traiter comme un intrus qui pouvait attirer des ennuis à Yggdol. Mais il ne fallait pas trop y compter !

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