Katy fixait les volutes de brumes qui dansaient lentement. Dans cette atmosphère ouatée, elle pouvait entendre les pas d’une souris à plusieurs mètres. L’attente devenait de plus en plus insupportable au fil des heures. Quand allait-il revenir ?
Une fois de plus, elle pensa à ce qui s’était passé le jour précédent. À Rhyn.
Après qu’ils se soient mutuellement raconté leur histoire, il lui avait proposé son aide. Elle avait toujours du mal à croire au passé du jeune Messager. C’était si incroyable. Mais elle avait cessé d’y penser. Pour l’heure, sa priorité était de sauver Théodorus. Pour cela, ils avaient fait le voyage jusqu’à Aera, la capitale du Royaume Ailé. Mais Katy était bien trop repérable parmi les Aériens alors ils avaient établi le camp non loin de la ville, aussi surnommée Cité des Nuages. Rhyn lui avait expliqué qu’il allait récolter des informations et était parti. Peu après, Tempête s’était enfoncée dans la brume dans un battement d’aile, laissant la jeune fille seule dans ce silence angoissant.
Depuis, ni l’un ni l’autre n’étaient revenus et elle sentait son inquiétude grandir.
Soudain, le brouillard s’écarta pour laisser place à Tempête, qui, avec un looping gracieux, atterrit sur la corniche.
— Tu es enfin revenue ! s’exclama Katy.
À sa grande surprise, la chouette lui répondit par un hululement et lui tendit le rouleau de papier qu’elle tenait entre ses serres. La jeune fille le déroula et écarquilla les yeux. Bien qu’elle ne puisse pas lire les inscriptions en Aérien, elle se rendit parfaitement compte qu’il s’agissait d’un plan, le plan d’une prison.
— Mais… comment as-tu réussi à… ? bredouilla la jeune fille.
Tempête se gratta l’aile comme si elle était gênée.
Décidément, l’intelligence de cet oiseau ne cessait de l’impressionner, elle allait finir par croire les histoires de Rhyn quand il prétendait que c’était un ancien membre du Clan des Harfangs, ressuscitée en chouette.
Elle passa l’heure suivante à étudier attentivement le plan ; avec un peu de chance, il s’agissait de la bonne prison.
Ce fut Tempête qui repéra la première le vrombissement des machines volantes. Elle donna l’alerte avec un petit cri flûté.
Croyant que la chouette avait entendu son maître revenir, Katy releva à peine les yeux de sa carte. Mais Tempête se mit à battre frénétiquement des ailes autour de la jeune fille.
— Qu’est-ce que tu as à la fin ? s’agaça-t-elle.
À ce moment seulement ses oreilles captèrent le bruit.
Bien qu’elle ne soit pas une experte, elle reconnut distinctement le bourdonnement de plusieurs moteurs, ce qui signifiait que ce n’était pas Rhyn.
Elle ne perdit pas de temps et saisit l’arme que le Messager lui avait confiée avant de partir. Comme les machines étaient relativement lointaines, elle cacha les affaires sous des rochers et dans des crevasses puis se tapit au bord de la corniche et pointa le canon de l’arme vers la source du bruit.
Lorsque la patrouille surgit de la brume, elle était prête.
Elle atteignit les deux premiers soldats à la hauteur du cou. Les trois survivants empoignèrent leurs armes et se mirent en formation. Cinq rapaces, sans doute des aigles, se dispersèrent pour la trouver. Dans la pagaille, les assaillants n’avaient pas vu les rayons lumineux qui sortaient de l’arme, et n’avait pas pu la localiser. Elle ne tenait pas à perdre cet avantage mais ne savait pas comment se sortir de là sans tirer. Près d’elle, Tempête s’envola, aussi silencieuse qu’un fantôme.
La jeune fille se demanda ce que l’oiseau comptait faire. S’enfuir peut-être, après tout ce n’était qu’une chouette.
Soudain, le cri d’un aigle en détresse retentit loin derrière les soldats. Ceux-ci firent volte-face et foncèrent dans cette direction, dos à l’Alycienne. Avant qu’ils ne soient engloutis par le brouillard, elle tira trois fois dans le mille. Ils tombèrent de leurs machines, qui se mirent à flotter sagement en vol stationnaire. Les autres aigles plongèrent vers leur maître comme s’ils pouvaient les sauver. Elle les abattit, craignant qu’ils n’aillent donner l’alerte à d’autres patrouilles.
Tempête réapparut, les serres rouges de sang.
— Merci, souffla-t-elle à l’oiseau.
La chouette ne l’écouta pas, la tête tournée vers le brouillard épais. Elle lança quelques sons flûtés et la jeune fille entendit enfin le bruit du moteur de la machine volante de Rhyn.
Le jeune homme faillit tomber de son véhicule quand il vit les machines volantes des patrouilleurs.
— Que s’est-il passé ? demanda-t-il.
— Une patrouille est arrivée. Je leur ai tiré dessus.
— Tu es très habile !
— Merci. Tu as récolté des infos ?
— Des quoi ?
— Informations.
— Ah oui ! M. Stew est enfermé dans la Prison Royale, au coeur de la cité. C’est la prison la mieux gardée de tout le royaume. Par contre je ne sais pas dans quelle cellule exactement. Il y a trois patrouilles ailées de deux gardes qui tournent autour du bâtiment, et une dizaine de patrouilles de cinq qui s’occupent de l’espace aérien sécurisé de la zone. Environ une cinquantaine de gardes à pied à l’extérieur et à l’intérieur de la prison. C’est tout ce que j’ai.
— Tempête a ramené ça, fit la jeune fille en lui tendant le plan.
Il le prit et l’examina, la stupéfaction se peignit sur son visage.
— Bravo ! dit-il à sa chouette.
— Je l’ai étudié, et j’ai un plan, mais je dois savoir dans quelle cellule est enfermé Théodorus, avança Katy.
Rhyn fronça les sourcils.
— Le seul moyen de savoir est d’y aller, mais c’est bien trop risqué.
Alors qu’il finissait sa phrase, son harfang atterrit entre les deux humains en lançant un long hululement.
— Mais oui ! s’exclama le jeune Messager.
— Quoi ?
— Tempête propose d’y aller en reconnaissance. C’est la seule à pouvoir se glisser entre les patrouilles en toute sécurité.
— Elle peut vraiment accomplir une tâche aussi compliquée ?
— Bien sûr, il faudrait juste cacher ce plumage blanc qui la rend bien trop repérable. Je crois qu’on pourrait aussi écrire un message pour ton ami.
— Bonne idée, mais il faut d’abord convenir d’un plan.
Katy établit le plan qui leur laissait le plus de chances de réussite. Ce genre de choses la connaissait, elle en avait échafaudé des centaines quand elle était Muette, et d’autres encore quand elle était soldate.
Ils récupérèrent de la boue sur une corniche non loin de là et l’appliquèrent sur le plumage de la chouette. Puis, la jeune fille rédigea sur un morceau de papier leur plan ainsi que des instructions à Théodorus. Pour plus de sûreté, elle écrivit tout dans un des nombreux codes de la Résistance. Enfin, ils laissèrent le harfang devenu marron s’envoler.
L’attente fut longue mais ils la mirent à profit pour peaufiner les détails de l’évasion et se préparer. Quand Tempête revint, elle portait sur elle la réponse du vieux scientifique. Il leur assurait qu’il se tiendrait prêt.
— Où se trouve-il ? demanda finalement Rhyn.
De la pointe de ses serres, l’oiseau leur indiquait la cellule nord-ouest du troisième étage de la Prison Royale. Katy était encore impressionnée par les capacités intellectuelles de cet animal.
— Bon, fit son coéquipier. Comme prévu nous allons passer par le sol pour nous glisser juste en dessous de la ville. C’est le seul endroit où il n’y a pas de patrouilles. Par contre je dois te prévenir que ce n’est pas pour rien que personne n’y va, je ne sais pas exactement ce qui y vit, mais c’est dangereux.
Elle hocha la tête, déterminée.
— Tu parles très bien le cocardien, tu apprends vite, remarqua-t-elle.
Il rougit.
— Il suffit de s’entraîner… je crois qu’il est temps d’y aller.
Elle opina, mais avant de partir, elle voulait lui poser une question.
— Dis-moi Rhyn…
— Oui ?
— Pourquoi mets-tu ta vie en jeu pour moi, alors que tu as tant à perdre ? Nous nous connaissons depuis si peu de temps…
Il laissa ses iris bleues parcoururent la brume ondulante.
— Je ne sais pas exactement. Toute ma vie, ou plutôt depuis que j’ai huit ans, je n’ai cessé de fuir les Faucons et les Aigles. Ils m’ont tout pris. Aujourd’hui, j’ai l’occasion d’aider quelqu’un qui comprend ce que je ressens, tout en me révoltant contre mes ennemis. Même si c’est dangereux, je veux le faire, je suis de ceux qui n’ont plus rien à perdre. Enfin, je suppose que c’est pour ça.
— Merci, souffla-t-elle.
Il inclina ma tête.
— Je crois qu’il est temps d’y aller.
Rhyn s’installa sur l’une des machines volantes des patrouilleurs que Katy avait abattus. La sienne était accrochée par un câble, le moteur éteint, mais l’annulateur de gravité allumé afin que l’engin flotte et soit tracté par l’autre véhicule. L’appareil du jeune Messager était un modèle appelé Migrateur alors que ceux utilisés par les soldats étaient des Tranche-Vent, en Aérien, Zireilyre. Comme la façon de les piloter était légèrement différente, le jeune homme avait passé les heures à attendre Tempête à apprendre la conduite des Zireilyre. Katy prit place derrière lui, l’appareil n’était pas fait pour deux mais il pouvait néanmoins supporter son poids.
Les bras solidement accrochés autour de la taille de son compagnon, ils s’envolèrent et descendirent dans la brume.
D’après ce que Katy avait compris, le Royaume Ailé était composé uniquement de pics de pierre pouvant atteindre plusieurs centaines de mètres, perpétuellement plongés dans un brouillard bleuté. Les villes et les maisons des habitants se trouvaient toutes sur la partie supérieure des pics afin de profiter de la luminosité qui perçait la brume. Plus on descendait vers le sol, moins on trouvait d’êtres humains. De nombreuses légendes couraient sur les monstres peuplant la terre ferme, et peu de gens s’y aventuraient. Les frontières du royaume s’arrêtaient en fait à une cinquantaine de mètres d’altitude.
L’obscurité s’épaississait à vue d’oeil. Comme les alentours de la capitale étaient les plus hauts de tout le pays, leur descente fut longue.
Quand ils atteignirent le sol, la jeune fille pouvait sentir la nervosité du pilote.
Malgré ses craintes, elle ne put s’empêcher d’admirer la beauté des lieux. Dans cet endroit humide et sombre, de nombreux champignons luminescents s’étaient développés. Accrochés à la base des pics de roche, ils arboraient des formes étonnantes, tantôt élancées, tantôt plates ou rondes. De nombreux animaux rappelant les escargots et les limaces paissaient sur la pierre. L’Alycienne aperçut un être dont le corps n’était qu’un long bâton, tenu par des pattes semblables à des brindilles. Il régnait dans ce lieu un silence où le vrombissement du moteur résonnait comme un gong.
Soudain, une forme noirâtre se profila à quelques mètres de là. Avant que Katy n’ait pu en informer son compagnon, la forme bondit sur eux en grondant. Seul un réflexe de Rhyn leur permit de ne pas être broyés par les mâchoires de la créature. Le pilote fit monter son appareil afin d’échapper à leur assaillant mais la bête sauta sur les pics pour se maintenir à leur hauteur et atterrit sur le Migrateur. La physionomie de l’animal rappelait celle d’un bulldog, mais elle était beaucoup plus grosse et possédait une mâchoire gigantesque ornée de dents pointues. La jeune fille visa et tira sur la tête de la bête, mais cela ne produisit aucun effet à part la faire rugir de rage. L’ancienne Résistante ne se laissa pas décourager, elle visa les yeux et tira trois fois, deux de ses tirs manquèrent leur cible de peu mais le troisième fit mouche. Avec un nouveau rugissement, l’assaillant relâcha sa prise sur le Migrateur et tomba dans la brume.
— Qu’est-ce que c’était ?
— Je crois que c’est ce qu’on appelle le Monstre des Profondeurs, une chance que tu sois bonne tireuse, répondit-il d’une voix légèrement tremblante.
En fuyant vers le haut, ils avaient atteint la zone des patrouilleurs aussi Rhyn s’empressa-t-il de redescendre. Au sol, ils guettèrent avec attention un autre Monstre des Profondeurs, mais la suite du voyage se passa sans encombres.
Lorsqu’ils arrivèrent près du pic qui portait Aera, le pilote fit remonter le Zireilyre.
En haut, il faisait désormais nuit. Néanmoins, la Cité des Nuages s’étalait dans toute sa splendeur. Sur le pic gigantesque qui accueillait la ville, les maisons et les escaliers avaient été sculptés à même la roche blanche, les venelles étroites côtoyaient les tours aériennes et une multitude de machines volantes de toutes tailles et de toutes formes zigzaguaient dans le ciel. La brume léchait les ruelles les plus basses : elle formait aux pieds de la cité une mer pâle et cotonneuse. Chaque balcon de la cité donnait sur le vide des rues plus en contrebas. Il n’était pas surprenant que les habitants soient affiliés à des oiseaux dans cet environnement vertigineux. Sous les yeux de l’étrangère, Aera brillait de sa grâce élancé et aérienne.
Rhyn inclina son appareil vers la Prison Royale, une tour large, au toit coiffé d’un dôme de cuivre.
Ils avaient parié sur le fait qu’ils ne seraient pas repérés quand ils entreraient dans l’espace aérien sécurisé de la prison. Les aigles et les faucons qui y patrouillaient étaient entrainés à repérer le bruit des moteurs de Zireilyre, et de donner l’alerte uniquement lorsque ce n'en était pas. Les humains, eux, ne pouvaient pas les voir dans cette obscurité et se repéraient seulement aux phares des véhicules. Si tout se passait comme prévu, que personne n’essaierait de regarder de plus près, ils atteindraient la cellule de Théodorus sans encombre.
La machine volante glissa dans la nuit. Les lumières de la capitale permettaient à Katy de voir certains des habitants ; ils portaient tous des peintures distinctives sur le visage. La plupart vaquaient paisiblement à leur occupation, mais la jeune fille aperçut plusieurs zones plongées dans l’ombre. Elle percevait des silhouettes indistinctes qui se mouvaient dans les ruelles.
— Qu’est-ce que c’est ? souffla-t-elle à Rhyn.
— Les quartiers les plus pauvres. Là-bas, les habitants n’ont même pas de quoi s’éclairer. Ce genre d’endroit n’existait pas il y a quelques années. Mais sous la tyrannie des Andor et des Zerylve, la misère a commencé à s’installer.
Sa voix était alourdie de tristesse.
— J’aimerais tant les aider…
Katy comprenait ce sentiment. Elle aussi avait tenté d’aider sa cause, sans que ça n’ai rien changé au cours des évènements. Tout ce qu’elle pouvait faire c’était récupérer Théodorus et partir au Solcho pour retrouver Johann. Mais pour quoi, au final ?
— Nous arrivons, annonça le pilote.
Ils se placèrent devant la cellule nord-ouest du troisième étage.
Comme il l’avait promis, Théodorus les attendait.
Katy sentit son cœur s’envoler quand elle le vit sain et sauf.
— Théo !
Elle se reprit.
— Monte vite sur la deuxième machine et attache-toi bien, elle va ployer sous ton poids mais nous ne pouvons pas allumer le moteur pour l’instant.
Il hocha la tête puis sourit.
— Je suis content de voir que tu vas bien. Anodetta ne me le pardonnerait jamais s’il t’arrivait malheur.
Elle hocha la tête.
À ce moment, Tempête de Neige poussa un cri d’alarme. Avant qu’ils n’aient pu réagir, ils virent qu’une patrouille leur foncer dessus.