21. Réussir pour survivre

Par tiyphe
Notes de l’auteur : /!\ Ce chapitre peut heurter la sensibilité des plus jeunes /!\

Jacques

Jacques se leva d’un bond de son siège. C’était une réussite. Il venait de créer un passage vers l’Enfer, lui permettant de mener à bien son plan. Il allait pouvoir envoyer la gamine dans le monde du Mal, tandis qu’il régnerait avec Jeanne. Non ! Tandis qu’il régnerait seul sur l’Entre-Deux. Tel était son destin d’homme de pouvoir, sa vocation, ce qu’il avait toujours désiré. Enfin était-ce vraiment cela ? Il ne s’attarda pas sur des sottises inutiles qui l’auraient peut-être fait réfléchir quant à ses nouvelles motivations qui ne lui ressemblaient pas.

Il eut rapidement une pensée pour sa grande amie aux cheveux de jais. Sereine, avisée, fascinante, intelligente, cette femme lui avait toujours plu. Il avait essayé de la séduire, à sa façon, mais elle n’avait jamais été sensible à ses avances. Il regrettait de devoir la bannir également en Enfer si elle s’opposait à lui. De toute évidence, il devait mettre toutes les chances de son côté. Concernant les deux frères, il avait confiance en sa descendante Sibylle. Elle charmerait l’aîné et le rallierait à leur cause, tandis que le jeune Tom resterait enfermé s’il le fallait. Il pouvait même être un moyen de pression pour Lucas.

Le Créateur s’avança vers son tourne-disque. Joyeux, il y déposa un vinyle de jazz qu’il aimait tant et plaça la tête de lecture sur les premières notes de saxophone. Du placard situé en dessous, il sortit une vieille bouteille d’un succulent whisky écossais au goût fumé et s’en servit deux doigts dans un verre. Tout en appréciant la mélodie, il dégusta le liquide ambré qui réchauffa sa gorge. Il venait de communiquer avec le Mal, lui, il y était parvenu. Il arrêta de se dandiner.

— Évidemment, que j’ai réussi ! s’exclama-t-il.

Il posa son verre presque vide sur le bureau. Il ne faisait plus attention à son environnement. Les murs cachés par de grandes toiles contemporaines se voilaient, les bibliothèques remplies de vieux livres qu’il aimait tant s’assombrissaient, même la luminosité semblait défaillir. Il était en train de changer, comme si le Mal prenait possession de son esprit, qu’il tissait sa toile dans la tête de son sujet. L’homme devenait un pion maléfique et il appréciait cela.

Jacques contemplait sa fierté et rien d’autre. Le liquide sombre, tel de l’ichor, était toujours au fond de la tasse difforme. Il admira l’effrayante texture noire tout en songeant. Et si c’était un moyen de communication avec l’Être Supérieur. Peut-être pouvait-il lui demander de l’aide ou des conseils. Un large sourire apparut sur le visage de Jacques, tandis qu’il remontait ses lunettes rectangulaires sur son nez. Et si le Mal pouvait être invoqué par le biais de ce liquide visqueux. Devait-il créer un pentacle au sol ? Prononcer des incantations dans une langue étrange ? Il se contenta de prendre le stylo, redevenu à une température acceptable, qui avait tracé les lettres de feu et écrivit un message sur une autre feuille de papier.

"Ô maître de l’Enfer,

Je vous remercie pour le don que vous m’avez offert. Vous ne serez pas déçu de mes plans.

Comment puis-je créer des objets de plus grandes tailles ?

Cordialement,

Signé : Jacques, votre plus fidèle serviteur. "

L’homme plia le message et l’approcha de la masse gluante avec précaution. Un sentiment de frayeur s’insinua en lui depuis ses doigts jusqu’à son cœur et son cerveau. Les poils de son bras tendu au-dessus de la tasse se hérissèrent lentement. Jacques ne parvint pas à contrôler les tremblements de sa main. Quelques secondes s’écoulèrent avant qu’il ne se concentre sur sa tâche : déposer le message pour le Mal. Le fait d’y penser lui fit lâcher la feuille qui s’enfonça dans la matière mucilagineuse.

Le pli fut aussitôt recraché par la tasse. Jacques eut à peine le temps de le voir s’embraser que le liquide visqueux sortit du récipient. La mixture grossit et engloba entièrement le pauvre homme. Une voix profonde pénétra la tête du Créateur, semblant lui écraser le cerveau contre son crâne.

« Seuls les êtres vivants sont admis en Enfer. Ne l’oublie pas une seconde fois, ce sera la dernière. »

Le Mal avait parlé calmement, mais Jacques crut l’entendre hurler. Elle résonna longtemps en écho entre ses deux oreilles. Alors que ses tempes le faisaient encore affreusement souffrir, il se releva. Il ne se souvenait pas être tombé. Remettant ses lunettes sur son nez, il observa la pièce. Rien n’avait bougé. Tout était en place. Le vinyle diffusait toujours la joyeuse mélodie. Son verre attendait d’être fini.

Aucune trace d’une matière noire sur lui, Jacques s’approcha précautionneusement de la tasse. Ayant peur que le liquide gluant ne s’en prenne une nouvelle fois à lui, il attrapa une canne qui servait de décoration et poussa la tasse pour en voir l’intérieur. À son étonnement, il n’y avait plus de contenu, elle était vide.

L’homme s’en saisit, alors rassuré, pour la relâcher aussi vite. Il cria de surprise, l’anse était brûlante. La tasse tomba et s’écrasa au sol. Plusieurs dizaines de morceaux de porcelaine s’éparpillèrent sur le tapis et sous les meubles. Le mug était redevenue un simple objet, ne servant plus de passage. De rage, Jacques donna un coup de pied dans les débris, mais ses orteils se cognèrent au bureau. L’homme poussa un hurlement de douleur et jura dans sa barbe.

Tandis que la souffrance disparaissait rapidement, il s’assit sur son siège. Il avait perdu le portail. Quel idiot, il n’aurait pas dû essayer de communiquer avec le Mal alors que celui-ci l’avait prévenu. Il n’aurait pas dû le provoquer de la sorte. Maintenant, le maître de l’Enfer n’avait peut-être plus confiance en lui, il ne voulait peut-être plus de lui comme serviteur. Il allait le punir et l’emporter dans son monde, à la place de la Princesse.

Il se reprit un instant. Depuis quand était-il devenu aussi suppliant à l’égard le Mal et cruel envers les autres ? Il ne se reconnaissait pas, ce n’était pas lui. Le visage dans les mains, il entendit un bruit dans le jardin. Il releva la tête vers la baie vitrée donnant sur la cour de sa maison. Ses états d’âme avaient déjà disparu et ses traits affichaient un air mauvais.

***

Tom

Maintenant débordant de confiance en lui et de courage, Tom serra son ourson contre lui, ferma les yeux et entra dans son monde à lui. Il voulait imaginer, créer, matérialiser. Il désirait sentir le pouvoir dans ses veines. La sensation était aussi agréable qu’addictive. Il ne connaissait pas encore l’étendue de ses capacités, mais il savait qu’il avait envie de tester ses limites sur l’homme qui le gardait enfermé depuis trop longtemps. Il allait se venger des coups qu’il avait reçus, d’avoir été menotté à un mur, d’avoir été torturé.

Tom n’avait que 8 ans, 2 mois et 24 jours, mais il se sentait pousser des ailes. Il savait qu’il était capable de battre Jacques, d’être plus fort et plus intelligent que lui, enfin c’est ce qu’il croyait au plus profond de lui. Alors que le garçon ouvrait les paupières, il chercha tout d’abord ce qu’il avait créé. Mais il n’aperçut rien devant lui. C’est en voyant les yeux grands ouverts du chat et de la cigogne qu’il comprit que quelque chose s’était réellement produit et que ce n’était pas une simple impression. Deux magnifiques ailes blanches, ressemblant à celles d’un ange, étaient sorties de son dos déchirant son tee-shirt.

L’enfant en lâcha sa peluche. Émerveillé et en même temps stupéfait, il faisait le tour de lui-même, comme un chien essayant d’attraper sa queue. Il voulait les toucher, les bouger, s’envoler. Tant de possibilités s’offraient à lui. C’est Bastet qui le rappela à l’ordre.

— Tom ! feula le félin.

Le concerné s’arrêta de tournoyer. Il observa ses deux amis à poils et à plumes.

— Qu’est-ce qu’il y a ? s’étonna le garçon.

— Tu vas nous faire repérer avec tout ce bruit, répondit Bastet.

— Mais j’ai des ailes ! s’exclama l’enfant, qui n’avait pas vraiment écouté le chat. Regarde, Nout ! J’ai des ailes, comme toi !

La cigogne battit des plumes joyeusement. Son compagnon à quatre pattes dut lui faire des yeux noirs, car elle se recroquevilla sur elle-même, tandis que le félin se retournait vers son maître.

— Tom, c’est merveilleux, mais nous devons sortir d’ici, supplia-t-il.

Le garçon se reprit. Son courage n’avait pas disparu, mais il savait qu’ils devaient quitter cette maudite maison et s’enfuir loin de Jacques. Ils pourraient ensuite retrouver Lucas. Tom lui montrerait ses amis. Son grand frère serait fier de lui, c’était sûr. Et avec lui, ils puniraient Jacques. Même si Tom voulait se venger, il savait qu’il n’y parviendrait pas seul. D’autant plus si l’homme lui faisait toujours aussi peur.

Suivi de Bastet et de Nout, son ourson à la main, l’enfant tourna doucement la poignée de la porte. Le couloir était plongé dans la pénombre, simplement éclairé de quelques lumières murales. Ils avaient deux étages à descendre et ne devaient surtout pas passer devant le bureau de Jacques. Il s’imagina un moment s’envoler par la fenêtre de sa chambre, mais n’était pas sûr de savoir utiliser ses nouveaux membres.

Ils s’avancèrent donc jusqu’au fond du corridor. Une vitre éclairait doucement quelques marches descendant au niveau inférieur. En face de l’escalier, Tom trouva un miroir. Le jour devait être bien entamé, car la lumière était faible et semblait diminuer encore. Le garçon put tout de même apercevoir les deux ailes majestueuses pliées dans son dos. Faites de plumes, elles étaient aussi blanches que le monde de l’Entre-Deux. Elles étaient plus hautes que lui, montant plusieurs centimètres au-dessus de sa tête et traînant presque au sol. L’enfant ne sentait pas leur poids, mais son corps avait connaissance de cette prolongation, de ces membres supplémentaires. Il ne savait seulement pas comment s’en servir ni comment les faire bouger.

Hypnotisé par cette pureté et cette beauté, il se tourna alors vers la cigogne et chuchota :

— Tu m’apprendras, Nout ?

L’oiseau hocha sagement de la tête. Avec un sourire, le jeune Créateur s’engagea dans la descente. Il ne s’arrêta pas à l’étage intermédiaire et continua, sur la pointe des pieds, jusqu’au rez-de-chaussée. Il tendit l’oreille, croyant entendre un râle de douleur. Prudents, l’enfant et les deux animaux sortirent par la porte de derrière dans le jardin. Comme dans le patio du dortoir et celle du château, les plantes étaient des fausses, mais beaucoup moins admirables. Elles semblaient faites de plastique, rendant cependant le paysage plus attrayant qu’une simple cour en béton.

Alors qu’ils essayaient d’atteindre le garage espérant y trouver un moyen de transport pour s’enfuir, Nout peu précautionneuse se prit les ailes dans un buisson d’aubépine. Elle poussa de petits cris perçants pour prévenir ses amis. Tom vint l’aider, mais de longues ronces étaient enchevêtrées ou enfoncées dans le plumage de l’oiseau. Le garçon commença à ôter les épines et à démêler le méli-mélo qu’avait créé le volatile en se débattant pour essayer de sortir lui-même du buisson. Il avait presque fini lorsque Bastet lui gratta vivement la jambe.

— Quoi ? s’agita l’enfant.

Ce dernier releva la tête et aperçut Jacques derrière sa porte-fenêtre, de la colère dans le regard. L’homme repositionna ses lunettes avant de faire glisser la baie vitrée.

— Eh bien, Tom. Essaies-tu de t’enfuir avec tes animaux de compagnie ? interrogea-t-il d’une voix intimidante.

Le bourreau découvrit les nouveaux membres dans le dos du garçon. De la surprise passa dans les yeux marron de Jacques. Il secoua la tête, montrant de nouveau son visage impassible. Sa lèvre inférieure tremblait d’irritation.

L’enfant, tétanisé, resta accroupi près de la cigogne. Il attrapa son ours en peluche, mais cela ne changea pas sa peur en courage. Il se sentait démuni face à son tortionnaire, traumatisé et donc incapable d’utiliser son pouvoir. Il pouvait lire à présent la fureur dans les yeux de l’homme qui s’approchait dangereusement de lui. Tom tomba sur les fesses écrasant ses propres plumes, tandis que Jacques se pencha sur lui. Son regard passa du félin à l’oiseau, puis revint sur le garçon et son dos.

— Tu penses pouvoir m’échapper aussi facilement ? le menaça-t-il. T’envoler, peut-être ?

Il arracha la cigogne du buisson en l’attrapant par le cou. Nout poussa un hurlement de douleur, du sang coulait le long de ses ailes blanches. Bastet se jeta alors sur l’homme, mais ce dernier le rejeta violemment de son pied. Sonné, le chat resta à terre.

— Non ! cria Tom, de détresse. Laisse-les en dehors de ça. Reprends-moi, enfermez-moi, mais laissez Nout et Bastet tranquille, supplia le garçon.

Jacques lança un rire mauvais.

— Nout et Bastet, comme c’est mignon, tu leur as donné des petits noms, ricana-t-il.

Sans un autre regard, il se retourna et s’approcha du puits que lui avait créé l’enfant quelques jours auparavant. Tom le vit casser les ailes de l’oiseau qui caqueta plus fort. Puis Jacques jeta la cigogne au fond du trou avec hargne et violence.

Paralysé, Tom ne put que crier son désespoir et regarder Jacques prendre la grille au pied du puits afin de le recouvrir. Mais, alors que l’homme allait placer la barrière, il s’arrêta, semblant observer le fond de la fosse. Il reposa les barreaux au sol et se tourna vers le garçon. Son visage était habité d’un sourire diabolique et son regard avait un air mauvais, inhumain.

***

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Sorryf
Posté le 24/01/2020
Noooooooooooon ! Pas les animaux T.T
Elle va s'en tirer hein? Please???

Je suis contente que la tasse/portailbsoit détruite : des le 2eme avertissement j'ai eu peur que Jacques essaie de faire passer un des bestiaux dedans. Il ferait mieux d'y aller lui meme, c'est tout ca qu'il mérite è.é
tiyphe
Posté le 24/01/2020
Ahah oui il mérite bien ça !! Le vilain ;)
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