22. Le phare damné

Par tiyphe
Notes de l’auteur : /!\ Ce chapitre peut heurter la sensibilité des plus jeunes /!\

Lucas

Les genoux de Lucas arrêtèrent doucement de trembler. Il venait de vivre l’expérience la plus effrayante de toute son existence. Même sa propre mort ne l’avait pas tant terrifié. La tempête les avait surpris. La lumière environnante était devenue si violente que des points noirs étaient apparus dans son champ de vision. Et plus les taches augmentaient en taille, plus sa vue diminuait. Complètement aveuglé, le jeune homme s’était recroquevillé sur lui-même et sur Sibylle. Il avait fermé les yeux jusqu’à ce qu’on lui propose de les ouvrir de nouveau, lui permettant de recouvrer la vue. Le traumatisme restait présent dans sa tête et dans ses muscles, alors qu’il reprenait difficilement son souffle.

— Tout le monde va bien ? demanda une voix fluette derrière lui.

Il se retourna, c’était l’adolescent Tadjou. Il paraissait le moins secoué de tous. L’orage avait disparu, mais chaque membre de l’expédition semblait essoufflé comme s’il venait de courir sur une longue distance. Hans avait les mains sur les genoux et son corps tremblait comme une feuille. Louise était de dos, les bras autour d’elle, comme pour se rassurer de sa présence. Sibylle l’observait avec une pointe d’inquiétude sur son visage rougi par l’effort. Sa respiration était forte et saccadée.

— Que vient-il de se passer ? finit-il par s’enquérir.

Il y eut d’abord un silence. Sa partenaire à la cascade de boucles rousses fuyait son regard. Louise s’était retournée vers eux, les yeux rivés au sol. Le jeune Dominicain lui répondit finalement, avec calme.

— La tempête que nous avons traversée, expliqua-t-il. Elle nous a fait nous confronter à notre plus grande peur.

— Les espaces clos, murmura Sibylle.

— Le feu, ajouta Hans.

— La cécité, articula Lucas à son tour.

Tadjou hocha la tête.

— Comment en sais-tu autant sur ce qu’il vient de nous arriver ? interrogea finalement le colosse.

Le jeune garçon à la peau d’ébène leva le visage vers son interlocuteur.

 — J’ai assez connu la terreur pendant ma vie pour pouvoir y faire face, répondit-il mystérieusement.

Personne n’osa insister, tous encore trop secoués. Lucas se promit alors de faire plus attention à cet énigmatique personnage, tout comme aux autres membres de l’expédition. Louise semblait réfléchir quand elle s’adressa à son tour au garçon :

— Tadjou, comment allons-nous retrouver Johny ? demanda-t-elle.

L’adolescent observa les alentours. Il plissait les yeux dans une direction, cherchant quelque chose que Lucas n’apercevait pas.

— Le phare, finit par prononcer le Dominicain. Il est par là. Je persiste à croire qu’en tant qu’ancien marin, il a dû le remarquer également.

Après une pause, il ajouta, comme pour s’expliquer :

— J’ai une très bonne vue.

Tout le groupe scruta les plaines vides dans l’espoir d’y trouver la bâtisse, ou même une simple lumière clignotante. Mais pour Lucas, l’horizon restait désespérément blanc, couvert d’une faible pellicule de fumée pâle. Alors que Louise venait de donner l’ordre de se mettre en route vers la destination que leur montrait Tadjou, le Créateur interrompit la Princesse.

— Attends, lança-t-il.

— Qu’y a-t-il encore ? s’énerva Louise. Tu veux de nouveau essayer ta grosse voiture ?

— Non, non, répondit le jeune homme en fouillant dans son sac.

Il réussit finalement à mettre la main sur ce qu’il cherchait. Sortant les objets qu’il avait matérialisés, il les montra au reste du groupe. C’étaient trois petites billes de la couleur de la peau.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Hans.

Lucas sourit, fier une nouvelle fois de l’effet que pouvait donner ses inventions.

— Ce sont des oreillettes que j’ai fabriquées, expliqua-t-il. J’espère que, comme la carte, elles fonctionneront mieux que les véhicules. Il suffit de la glisser dans l’oreille, comme ceci, montra-t-il.

Il joignit les gestes à la parole, introduisant sa création dans l’orifice permettant d’entendre. Comme vivante, la bille s’ajusta aux formes de son conduit auditif, le chatouillant légèrement. Puis il montra à ses compagnons :

— Vous voyez, c’est invisible et confortable. J’en avais fait seulement trois, pensant qu’il n’y avait que les filles et moi, ajouta-t-il à l’intention de Tadjou et Hans. Mais voici les vôtres.

Deux nouvelles billes apparurent dans sa main. Alors que Sibylle en prenait une pour elle, imitée par le colosse, Louise sembla suspicieuse. Elle croisa les bras et défia Lucas du regard.

— Que font ces… choses ? interrogea-t-elle. Comment savoir que ce n’est pas dangereux ?

— Qu’on ne va pas attraper la vérole ? plaisanta Hans, les yeux rieurs.

Le jeune homme soupira, ignorant la blague douteuse du colosse. La Princesse ne pouvait pas avoir confiance en lui, juste une fois.

— Ces oreillettes télépathiques vont nous permettre de communiquer par la pensée, exposa-t-il. Pas besoin de se parler à voix haute, si nous sommes perdus ou que l’un de nous se fait enlever…

— Quelqu’un comme Johny ? coupa Louise.

Lucas se sentit mal à l’aise. En effet, si l’homme avait eu une de ces billes, ils auraient pu lui demander où il se trouvait et comment le rejoindre. Le garçon se retint alors d’ajouter que ces gadgets possédaient un traceur intégré, lui permettant de les géolocaliser sur sa carte holographique.

Il évita soigneusement de répondre à la Princesse. Le regard baissé au sol, il la sentit prendre l’objet au creux de sa main avec hargne. Tadjou s’empara du dernier qui changea de teinte lorsque ses doigts s’en saisirent. La petite bille était devenue couleur chocolat, comme la peau de son propriétaire. Un sourire amusé flotta sur le visage de l’adolescent. Chacun implanta l’objet dans son oreille, dans un silence tendu.

« Comment ça marche ? », demanda Sibylle.

Hans sursauta et regarda la jeune femme à la chevelure de feu.

— Que vient-il de se passer ? J’ai entendu la rouquine dans ma tête, précisa-t-il.

Le Créateur sourit.

— Sibylle a très bien compris comment ça fonctionne. Il suffit de penser à ce que vous voulez dire et les autres l’entendront, expliqua-t-il. C’est de la télépathie.

— C’est-à-dire que nous allons tous percevoir les paroles intérieures de chacun à chaque moment ? s’inquiéta Louise.

— Vous avez peur que nous découvrions votre plus grande phobie ? plaisanta la jeune rousse.

La Princesse lui jeta un regard noir, plein de sous-entendus morbides. Sibylle pouffa et Lucas apprécia le rire cristallin de sa compagne. L’intéressée le remarqua et lui lança un clin d’œil avant de s’introduire dans sa tête :

« Qu’y a-t-il, petit coquin ? Tu repenses à l’autre soir ? »

Le jeune homme rougit et se racla la gorge.

— Évidemment, Sibylle a également trouvé comment communiquer avec une seule personne, dit-il, embarrassé.

— Non, moi j’ai entendu, réagit Hans.

— Moi aussi, sourit malicieusement Tadjou.

Lucas se tourna, gêné malgré lui, vers Louise. Elle surprit son regard et répliqua :

— Je n’ai rien ouï et je n’ai que faire de vos histoires salaces.

Sibylle et les deux compagnons rigolèrent de plus belle tandis que Lucas secouait la tête, plus de soulagement que d’exaspération.

— Pour répondre à ta question, Princesse, revint le jeune Créateur. Nous ne percevons que ce que les autres veulent nous faire entendre et nous partageons avec seulement ce que nous décidons de communiquer.

— Très bien, alors en route, conclut la concernée.

***

Louise

Louise avançait à la même hauteur que le jeune Dominicain, cherchant des yeux le fameux phare. C’est alors qu’une forme apparut deux cents mètres devant eux. La Princesse crut d’abord à un mirage. Les contours semblaient onduler sous la chaleur, mais en se rapprochant elle distingua clairement la tour ainsi que sa coupole en son sommet. Il était blanc, comme le reste du paysage, et diffusait une lueur aveuglante. Du coin de l’œil, elle vit Lucas se cacher le visage et Sibylle papillonner des paupières. Louise avait elle-même des difficultés à conserver son regard sur le vitrage qui laissait apparaître le faisceau lumineux, tournoyant.

— Mais d’où vient ce phare ? interrogea la jeune rousse.

— Je… Je ne comprends pas, balbutia Louise. Je n’ai jamais construit ce bâtiment. Il ne devrait pas être là, les plaines vides devraient être vides ! s’emporta-t-elle.

Sa vision des choses était complètement altérée. Il n’y avait eu que deux Créatrices ces 472 dernières années, Jeanne l’aurait prévenue. Et même si elle n’avait rien dit pour les souterrains, ce sémaphore au milieu de nulle part était bien plus grave. Cela ne ressemblait pas à la grande femme de faire des plaisanteries de la sorte.

— Lucas, est-ce une mauvaise blague pour me rendre folle ? tenta-t-elle.

Elle s’était tournée vers le garçon dans l’espoir de voir un sourire mesquin qu’elle pourrait réprimander.

— Non, je te promets, ce n’est pas moi ! jura l’intéressé.

À son expression, il avait l’air aussi surpris que la Princesse.

— Ça ne peut pas être Jeanne ? osa Sibylle. Ou même Tom, pour nous guider ?

Personne ne répondit. Ils étaient tous paralysés devant la tour, ne sachant que faire. C’est Tadjou qui rompit finalement le silence :

— Et si c’était une épreuve divine ? risqua le plus jeune de l’expédition.

Aucun membre du groupe ne se hasarda à affirmer ou contredire sa théorie. Pendant ce temps, Hans avait pris l’initiative de faire le tour du bâtiment. Lorsqu’il revint, il secoua la tête. La Créatrice comprit que Johny n’était pas là. Tadjou posa une main sur son bras et indiqua le balcon en haut du phare.

— Montons à la terrasse, suggéra-t-il. Peut-être est-il dans la tour ou alors nous pourrons voir au loin en prenant de la hauteur.

Louise hocha la tête, malgré une petite voix en elle qui se demandait comment l’adolescent pouvait connaître autant de choses. Tadjou était un Occupant depuis plus de deux cents ans et elle avait constaté plus d’une fois sa grande sagesse. Alors que le groupe trouvait la porte et l’ouvrait, elle essaya le gadget de Lucas pour prévenir ses compagnons.

« Nous ne savons pas ce que nous allons découvrir ou qui dans cette tour, annonça-t-elle. Soyez prudents et ne parlons que de la sorte. »

Elle chercha les regards de chacun et vérifia leur approbation pour être sûre que tout le monde l’avait entendue. Ils s’engouffrèrent dans le bâtiment aussi noir à l’intérieur qu’il était blanc à l’extérieur. La température avait drastiquement chuté et Louise ne put s’empêcher de se créer une étoffe de soie verte qu’elle jeta sur ses épaules. Avec l’aide de Lucas, elle distribua aux autres des vêtements chauds leur permettant d’avancer dans ce lieu lugubre et froid. Un filet de lumière rouge s’enroulait vers les étages, suivant un escalier en colimaçon que la Princesse emprunta en tête. Les marches semblaient taillées dans l’obsidienne. Elles étaient autant larges que hautes, rendant la montée longue et fatigante.

Ils arrivèrent à un premier palier. Louise et Sibylle, qui la secondait, firent rapidement le tour d’une salle de contrôle vide. Les étages suivants étaient tout aussi nus en mobilier ou en décoration. Ils étaient plongés dans le noir, mais aucune ombre de l’obscurité ne semblait habiter ces lieux. Tout paraissait à l’abandon et il n’y avait pas d’indices laissant penser que Johny était venu ici. Ils grimpèrent finalement au niveau de la salle optique où le mécanisme du phare envoyait des rayons illuminés aux rares voyageurs des plaines vides. La pièce était d’une couleur aussi sombre que l’intérieur de la tour, mais elle était vivement éclairée par la lampe en son centre.

Louise observait le filament rouge et lumineux qu’ils avaient filé depuis le bas du bâtiment. Il continuait en faisant le tour des quatre lentilles qui entouraient la lanterne. Comme hypnotisée, elle le suivit en s’engageant dans la pièce. Lucas lui attrapa le bras et la tira en arrière.

— Attention ! cria-t-il.

Surprise, elle se laissa entraîner par le jeune homme et vit ce qui l’avait menacée. Un long manche, doté d’une lame en son bout, tournait au rythme du mécanisme. Louise avait manqué de se faire écorcher violemment. Même si elle se savait capable d’en guérir, cela ne l’empêchait pas de trembler à l’idée de la douleur qu’elle aurait endurée.

« Merci. », répondit-elle par la pensée.

Le Créateur hocha la tête et s’excusa d’avoir crié.

« Mademoiselle Louise, laissez-moi passer devant, proposa Hans. Jeanne m’a demandé de vous protéger. »

La Princesse se retourna vers le colosse.

« C’est gentil, Hans. Mais il ne peut rien m’arriver à part des égratignures, lui sourit-elle. Et puis avec la lame qui tourne, ce serait trop dangereux que nous échangions nos places. » 

Avec précaution, Louise décida donc de suivre le filament lumineux qui contournait les lentilles, talonnée de ses compagnons. Longeant la paroi pour éviter le piège aiguisé, la jeune femme se retrouva devant une trappe. Faite dans un bois clair, elle contrastait avec les pierres noires du sol et des murs.

La dirigeante tira sur la poignée, découvrant le haut d’une échelle de métal s’enfonçant dans les ténèbres d’une autre pièce qu’ils n’avaient pas vue dans leur ascension. Seule la trainée rouge apportait un léger éclairage. La jeune femme tenta à plusieurs reprises d’illuminer la salle avec plusieurs objets, mais rien n’apparaissait. Lucas essaya aussi, mais leur pouvoir ne semblait pas fonctionner dans le phare. Soulevant sa robe, la Créatrice entreprit alors maladroitement la descente en empruntant les barreaux froids.

« Sois prudente, Princesse. », entendit-elle dans sa tête.

Lucas était derrière elle et ne s’était apparemment adressé qu’à elle. Son regard était empreint d’une inquiétude sincère. Arrivée en bas de l’échelle, Louise laissa ses yeux s’habituer à la faible luminosité des lieux. La pièce semblait aussi ronde que celle au-dessus de leur tête. Le fil incarnat poursuivait jusqu’à un tas informe adossé au mur qui en faisait le tour. Seulement la jeune femme n’arrivait pas à percevoir les traits de cette masse dans les ténèbres. Elle maudit le fait qu’elle ne puisse créer de la lumière, puis, prudemment, elle tendit l’oreille. Le même son que dans la salle optique se faisait entendre.

« On dirait un système similaire qu’au-dessus. », pensa la jeune femme.

Elle se douta que les autres l’avaient également senti puisqu’ils restèrent sur leurs gardes. Elle décida donc de longer le mur, jusqu’au tas d’où était extraite cette inexplicable lumière écarlate, sans être blessée. À quelques pas, elle entendit le son étrange d’un borborygme, comme si un liquide passait difficilement dans un conduit non prévu à cet effet. C’est alors avec frayeur qu’elle découvrit le corps inerte de Johny.

L’homme était assis sur le sol, les bras ballants. Ses yeux, vides, semblaient sortir de leur orbite. Mais le plus effrayant était sa gorge. Il y avait bel et bien une lame tournoyante comme au-dessus. À chaque passage, elle égorgeait le malheureux qui avait à peine le temps de guérir avant le retour de la dague. Un tube était vissé sur le côté de son cou. Il alimentait le filament lumineux qui avait mené les compagnons jusqu’au corps du pauvre homme. Johny était en train de vivre une torture continuelle et, trop faible pour bouger, il ne pouvait s’en défaire seul.

Louise sentit un liquide remonter le long de sa gorge. Ce qu’elle avait devant elle lui donna la nausée et tandis qu’elle pensait être sur le point de ne pas pouvoir retenir un spasme supplémentaire venant de son estomac, ses forces la quittèrent. Des mots s’entrelacèrent dans sa tête, quelqu’un essayait de lui parler, mais tout se mélangeait. Elle ressentit alors un métal froid entailler sa peau au niveau de la cuisse, déchirant sa longue robe, et une main l’attraper. Elle ne voyait plus rien, elle ne sentait qu’une profonde douleur dans la jambe et dans sa tête. Des voix l’appelaient autour d’elle, mais elles semblaient lointaines. Elle fut traînée et portée dans l’obscurité la plus totale. Alors que le marteau dans son crâne s’amplifiait, elle poussa un hurlement déchirant, entraînant le phare et le reste du groupe dans les ténèbres.

 ***

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