Le roi. Alma allait la conduire au roi.
Leroy leva les yeux sur la directrice. Ses doigts se plongeaient dans la fourrure douce et sale de l’animal mort qui lui servait de cape… une fourrure couleur sable.
Leroy s’immobilisa devant le spectacle qui s’imposait à elle.
Alma avait les épaules drapées d’une peau de lion, la lourde tête du fauve perchée près de sa clavicule et sa langue noircie lui léchant la peau. Devant l’air ahuri de Leroy, la femme à la peau cuivrée éclata de son rire bestial, moqueur. Puis elle cueillit le menton de sa proie dans sa main.
— On a bien essayé de te le dire, susurra-t-elle. Il n’a jamais été question de loup, tu sais...
Un souffle sur sa nuque et un petit geignement plaintif la firent pivoter.
Sorti de la chambre, une main encore sur la poignée, le monstre-Élias la considérait de ses yeux tristes. Une langue semblable à celle du lion mort s’égarait dans ses dents mal plantées, pleines du sang de ses lèvres meurtries. Il poussait des soupirs d’accidenté que la douleur rendait débile. Derrière le garçon, Jade penchait la tête sur le côté, les boucles salies de poussière, de gras et de sang de ses cheveux tombant de chaque côté de son visage plongé dans l’obscurité. Seules ses pupilles carmines brillaient de reproche.
Élias n’avait jamais été loup. Toujours lion.
Un souffle chaud démentiel passa, accompagné d’un lourd grognement. Les petits monstres, des sons indigents sortant de leur bouche comme une traînée d’huile indélébile, qui dégoulinait sur leurs vêtements et par terre, levèrent lentement les bras, comme pour se raccrocher à la puissante silhouette qui venait d’apparaître au bout du couloir.
La vision était trop absconse pour être correctement décrite. Un lion en costume noir, un chapeau melon juché sur sa crinière, s’arrêta devant Leroy. Un immense sourire fendit sa toison de poils beiges. Ses prunelles de félin luisaient derrière ses lunettes fumées.
Prise de vertige, Leroy tomba à genoux. Les enfants inhumains se jetaient sur le nouveau venu, dans une transe d’admiration qui les faisait baver et rouler des yeux.
— Sekhmet. Viens, ma fille.
Le lion avait tendu une patte vers Leroy, qu’une sourde terreur envahissait. Elle voulut reculer, mais Alma posa ses mains dans son dos pour l’en empêcher. Son contact était brûlant et Leroy se retint de hurler. Ces paumes la chauffaient à blanc, les yeux du lion la transperçaient et son sourire lui glaçait le sang. Faibles comme des spaghettis trop cuits, ses jambes flageolaient et ses genoux faisaient des claquettes. Un brouillard pesant envahissait sa vision. Le tournis lui donnait envie de dégobiller, là, sur les souliers cirés du lion ou sur les corps des poupées sataniques, engluées dans leur propre salive, qui geignaient sans s’arrêter. Mais le lion ne leur portait pas d’intérêt, et les choses se lamentaient à grands cris pâteux.
— Approche, susurra Alma à l’oreille de Leroy.
La directrice de l’établissement Ocimum la poussait vers le roi, et elle n’opposait plus de résistance. Quelque part derrière la peur et la panique, une sorte d’attirance et une tristesse incommensurable la ravageaient de l’intérieur ; cet hybride à la mise de gentleman anglais était ce qu’elle avait désiré de toute son âme, depuis toujours, comme pour combler la place d’un père trop distant.
Il ne lui en fallut pas plus pour se mettre à pleurer. Les monstruosités, qui gigotaient au pied du lion tels des asticots sanglants, n’avaient plus rien d’Élias ni de Jade. Dès son premier sanglot, elles vissèrent leurs yeux sur elle et suspendirent leur chant absurde. Celui qui, autrefois, avait été Élias, se leva diligemment et s’écarta pour la laisser passer ; mais Jade ne bougea pas, ses mains aux ongles sales et déchirés tendues vers Leroy pour l’accueillir, et Leroy chouinait de plus belle à la vision de la jeune fille dénaturée, qui pleurait elle aussi, en rythme. La policière se laissa cueillir par les pattes du fauve, enfouit le visage dans son veston ouvert sur une poitrine touffue, tiède. Un grondement de satisfaction montait de lui et se communiquait au corps de Leroy, dont le cœur vibrait du même élan.
— Oh, papa, sanglota-t-elle. Ça fait si longtemps que je te cherche !
— Je suis là, maintenant, répondit-il de son timbre grave et noir. Je suis là, tu peux te reposer sur moi.
Elle n’aurait su dire combien de temps elle resta dans l’étreinte de l’homme-lion, à chialer et s’essuyer le nez dans son veston. Élias se tenait en retrait, les bras ballants, mais Jade était restée aux côtés de Leroy et la dévorait des yeux. Le roi les serrait toutes les deux contre lui comme s’il espérait les fondre en lui.
Enfin, Alma effleura l’épaule de Leroy. Sa main, cette fois, ne la brûla pas. Leroy pivota pour lui faire face. Jade s’était blottie contre elle maintenant, entourant ses cuisses de ses bras. Alma les regardait tour à tour en souriant si doucement qu’elle en était méconnaissable. Rien à voir avec la jeune femme fantasque à l’allure dangereuse que…
Froideur, glissement dans la graisse molle du ventre. Hoquet, douleur vive et suffocation.
Glissement, dans l’autre sens.
Dans les prunelles d’Alma, onctueuses comme le café, Leroy avait un reflet déformé de sa propre expression : choquée, stupéfaite. Ses mains se refermèrent sur le morceau de chair tranchée, déjà poisseux de sang.
Après quelques secondes de choc anesthésiant, le mal enflamma son bassin. La blessure béante, l’odeur de fer et de rouille et la pensée de la mort affolaient son cerveau de mammifère, tout tournait, rien n’avait de sens. La souffrance se prolongeait partout, dans sa poitrine, ses bras, ses jambes, en pulsations écœurantes.
Leroy tomba à genoux.
Un coupe-papier rougi à la main, Alma caquetait de joie.
En tout cas, ce chapitre donne encore un coup de boost dans l'intrigue (Elias, Jade, le roi, les descriptions, etc.) sans que l'on parvienne à recoller tous les morceaux. Et puis, je n'arrive pas non plus à savoir si cette scène est une chose positive ou négative (... ou les deux) pour les personnages - ce qui rend la lecture très immersive et intrigante !
"La vision était trop absconse pour être correctement décrite." : je trouve cette phrase dommage, car elle sonne un peu comme un aveu de faiblesse de la part de l'autrice (toi). Pourquoi ne pas expliciter qu'il s'agit du point de vue de Leroy ? Du genre "la vision la trouble, elle ne parvient pas à décrire pour elle-même... / à poser les bons mots, etc." ?
"Ses mains se refermèrent sur le morceau de chair tranchée, déjà poisseux de sang." je ne sus pas sûre d'avoir compris : les mains de qui, et à qui appartient le morceau de chair ? Les mains de Leroy sur les chairs d'Elias/le lion/le roi ?
Cette scène est hyper importante pour la suite, mais je comprends tout à fait l'impression de ne pas pouvoir recoller tous les morceaux ; les derniers morceaux vont arriver !
C'était surtout pour donner une impression d'étrangeté et d'absurdité complète, mais tu as raison ça pourrait être mieux tourné... de manière moins évidente en tout cas, plutôt que de dire "voilà je décrirai pas deal with it". Surtout que comme tu le soulèves, c'est le point de vue de Leroy donc autant le rattacher à elle.
Pour la dernière phrase que tu relèves, c'est les mains de Leroy qui se referment sur sa propre chair tranchée (par Alma qui lui a planté le coupe-papier dans le ventre); ca manque de clarté ^^'
Merci en tout cas pour ta lecture Liné ! <3
Décidément, les chapitres 'Leroy' sont devenus les plus nébuleux et métaphoriques, de vraies analyses en direct ^^
Est-ce que Leroy s'est vraiment faite attaquée ou bien on la retrouvera encore dans son lit après un affreux cauchemar ? Je ne sais plus du tout, ces chapitres sont clairement les plus déroutants !
Je cours lire la suite, le suspens est trop fort *o*
Je ne dis rien du coup je te laisse découvrir ;)