Hbiba.
Maman ne l’appelait jamais par son prénom. Toujours Hbiba.
Ma chérie.
Alors quand papa l’appelait, des fois, elle ne répondait pas, oubliait qu’il s’agissait d’elle. Mais papa n’était pas souvent là, de toute façon. Il voyageait de par le monde pour vendre très cher des marchandises.
Maman et Hbiba étaient assises au fond de la barque, un châle sur la tête pour se protéger du soleil. Maman la tenait dans ses bras et l’embrassait sur le sommet du crâne tandis que Hbiba frôlait l’eau du bout des doigts. Le batelier, quand il la surprenait, lui promettait la morsure des crocodiles qui sillonnaient le fleuve, dans son lourd accent. La petite fille, loin d’avoir peur, était impressionnée et tendait le cou dans l’espoir d’en voir un. Elle tirait sur la manche de maman quand elle confondait un rocher avec un dos écailleux. Mais maman ne réagissait pas, perdue dans ses pensées.
Comme tous les crocodiles qu’elle pensait apercevoir étaient des rochers immergés, Hbiba s’ennuya vite. Elle préférait quand papa l’avait emmenée se promener en voiture, une fois. C’était le jour de son anniversaire et il lui avait offert un baladeur à cassettes, avec un gros casque ridicule, et des cassettes des années 1960. Papa était jeune à cette époque, enfin, moins jeune que Hbiba, et il trouvait drôle de faire écouter à sa fille la musique de ce temps.
Mais c’était la seule fois où papa avait passé beaucoup de temps avec elle pour son anniversaire. Depuis, il lui envoyait une cassette différente par la poste, à chaque anniversaire et aussi pour Noël, et elle l’écoutait religieusement dans son baladeur en pensant à lui et en boudant.
Hbiba préféra chasser papa de son esprit. Le Nil avait une odeur pugnace, chargée de vase, de parfums exotiques et de décomposition. Une odeur à l’image de ce pays, entre choses qui brillent et choses qui avaient été belles, mais que le temps avait ternies. Les histoires de maman étaient pleines de ces restes-là, lointains mystérieux. Avant, papa lui interdisait de raconter ce genre de contes sur son pays natal – bien entendu, maman ne s’était pas laissé faire et avait continué en secret. Hbiba s’était tissé un monde intérieur peuplé de rois, de reines et de déesses puissantes, de guerres et de passions sous un soleil qui ne semblait jamais faiblir. Elle voyait maintenant que maman avait un peu exagéré. Au-dessus d’elles, un gros nuage passa devant le disque jaune et obscurcit un moment les environs.
Maman et le batelier parlaient dans la langue râpeuse dont Hbiba ne comprenait que quelques mots. Sur l’eau, d’autres bateaux les croisaient maintenant, chargés de gens, d’animaux et de gros paquets. Il y avait plus de monde sur les berges, des blancs, des noirs et des personnes à la peau caramel, comme elle, aux cheveux corbeau qui miroitaient dans le jour. Une clameur vive montait autour d’eux, pleine de cris et de murmures. Ils approchaient d’une ville.
— On est où ? demanda l’enfant.
— Le Caire, répondit maman tout bas.
Le cœur de Hbiba s’accéléra. Elle lui avait parlé du Caire, de tous les gens importants qui y vivaient, les ministres, les religieux et le président ; elle lui avait décrit les rues anciennes et tortueuses, les bâtiments blancs serrés les uns contre les autres, sous des toits de vêtements colorés en train de sécher, qui se gonflaient comme des voiles au moindre vent ; et le souk, empli d’odeurs et d’épices ocre et carmin, les chèvres et les gamins voleurs, les riches marchands pleins d’or, les cageots qui s’entassaient dans les coins, le jus des fruits qui coulaient dans les égouts. Elle supplia maman de s’arrêter pour voir la capitale de ses yeux.
— Désolée, Hbiba, fit maman en riant. Ce n’est pas là qu’on va.
Elle dit quelque chose à l’étranger, qui prit un air solennel. Même plus que solennel : il était un peu effrayant. Il portait des vêtements noirs, légers, qui volaient dans la brise et lui cachaient le bas du visage. De temps en temps, il jetait des coups d’œil à Hbiba, qui accrochait son regard jusqu’à ce qu’il se détourne.
Aux pieds de l’homme, il y avait une cagette de bouteilles transparentes, pleines d’un liquide rouge sombre et de bulles en suspension, comme des perles de verre. Fascinée, Hbiba regarda le breuvage tanguer au rythme de l’embarcation, une fois à gauche, puis à droite, avant de revenir au calme plat et de recommencer la boucle. La cave de maman débordait de ces bouteilles au contenu rouge. Qu’espérait-elle en faire ici ? Voulait-elle les donner à quelqu’un ? La petite fronça le nez et enfouit son visage dans les bras de maman.
Ils s’éloignèrent du Caire bruyant. La campagne égyptienne les entourait de nouveau, inébranlable dans l’après-midi de plomb. Quelques oiseaux sillonnaient le ciel, grands et clairs. Hbiba était déçue de ne pas avoir vu de crocodiles. Elle n’aurait pas été contre un peu de danger. Quand maman lui avait qu’elle allait l’emmener en Égypte, elle s’était attendue à vivre des aventures étourdissantes. Pour l’instant, elle n’avait connu que de longs trajets en train, en voiture et en bateau brinquebalant. En plus, elles ne s’étaient pas arrêtées au Caire. Hbiba s’ennuyait et avait envie de faire une scène. Mais elle ne voulait pas faire ça devant le batelier, alors elle se promit d’attendre qu’il soit parti.
Elle ne saurait dire combien de temps encore ils naviguèrent. Maman et l’homme ne se parlaient plus, l’eau était lisse et tendre, pas un prédateur écaillé à l’horizon. Ce n’était pas amusant et Hbiba boudait, un poing appuyé sous le menton, ses vêtements collés à son corps par la transpiration. L’Égypte, c’était nul.
Enfin, le batelier poussa son bâton dans l’eau pour faire tourner la barque et la rapprocher de la berge. Presque à destination, il sauta dans l’eau et attrapa le côté du petit bateau pour le tirer vers la terre. Il fit ensuite un hochement de tête pour signifier à maman qu’il était temps de descendre.
— Allez, viens, Hbiba, dit-elle en se levant.
Pendant qu’elles gagnaient la berge, l’homme prit la cagette à deux bras. Il la passa à maman quand elle fut prête. Il ajouta quelque chose, d’un ton interrogateur, et maman fit oui de la tête. Le batelier haussa les épaules et s’occupa d’attacher le canot à un pieu en bois, usé par des générations de cordes. Hbiba n’attendit pas maman et partit explorer ce nouvel endroit. Il n’y avait personne, rien ni personne, en fait ; un désert de cailloux s’étirait devant elle, désolé, brûlant. À l’horizon, le monde perdait sa consistance et ondulait comme de l’eau, en un mouvement ascendant. Papa lui avait une fois expliqué que c’était la chaleur, mais elle n’avait pas compris comment c’était possible et prenait ça pour une forme de magie.
Hbiba se demandait si le moment de faire sa scène était venu, quand maman émergea d’entre les herbes blondes de la berge, ruisselante de sueur. La fillette eut pitié d’elle et tout projet de crise fut abandonné sur-le-champ.
— Laisse-moi t’aider à porter les bouteilles !
— Non, Hbiba, c’est trop lourd. Allez, en avant.
Contrariée que maman n’apprécie pas sa force à sa juste valeur, l’enfant lui emboîta le pas en grommelant. C’était vraiment pas marrant, en plus il y avait rien ici et elle en avait déjà marre de marcher alors qu’il faisait si chaud. Elle se mit à regretter la proximité du Nil, même s’il était plein de moustiques et qu’elle s’était fait piquer aux moins dix fois.
— On va où comme ça ? bougonna-t-elle.
— À Memphis.
Memphis… Memphis… le front plissé, elle se tritura les méninges pour remonter au souvenir lié à ce nom. Puis, tout excitée :
— Oh ! C’est la capitale des pharaons, hein, Maman ?
— De certains, oui, il y a longtemps. Tellement longtemps qu’il n’en reste que des ruines.
L’enthousiasme de Hbiba se tempéra quelque peu. Elle s’était attendue à entrer dans une ville plus formidable encore que Le Caire. Mais des ruines, quel intérêt ? Maman sourit, mais il y avait un drôle de quelque chose dans son regard.
— Ne fais pas cette tête-là, ma fille. Je t’emmène voir le palais des pharaons. Un palais, c’est magnifique, non ?
Sa voix était un peu forcée, mais pour une fois, Hbiba était d’accord avec elle. Un palais !
Le rire ravi de Hbiba se figea dans sa gorge quand elle vit le batelier tout en noir qui les rejoignait après avoir amarré la barque.
— Qu’est-ce qu’il fait là, lui ? demanda-t-elle sans pouvoir se retenir.
Avant de répondre, maman échangea quelques paroles avec l’inconnu. Hbiba était tellement frustrée de ne pas saisir.
— Il va nous aider à nous retrouver, dit enfin maman. Il connaît bien la ville.
Bougonne, Hbiba serra les poings, ramena les bras contre son torse et tapa du pied comme les enfants très contrariés. Mais voyant que maman ne réagissait pas, Hbiba fit volte-face et commença à marcher seule. Une part d’elle voulait que maman se mette à courir pour la rattraper et s’excuser, la serrer dans ses bras, mais d’un autre côté, elle était trop grande pour ça. Sa démarche fâchée eut tôt fait de laisser place à des sautillons et à l’excitation de la découverte imminente.
Bientôt, de petits sentiers se détachèrent du chemin et les menèrent en douceur vers une première collection de ruines – un coin de mur ou un encadrement, une stèle couverte de signes érodés, encore debout dans les pierres, la poussière et les plantes séchées. Hbiba parcourait la scène des yeux, son imagination lancée à plein régime tricotant à partir des vestiges la ville telle qu’elle avait peut-être été à l’époque, avec ses façades peintes de frises merveilleuses, ses jardins carrés avec arbres fruitiers et promenades à l’ombre, ses places de marché où on vendait de tout. Un peu comme les souks du Caire, mais habillés de ce mystère propre aux choses antiques. Hbiba avait presque oublié le bateleur et maman, derrière elle. Elle se demandait s’il y aurait d’autres gens en visite ici ; même morte, Memphis était connue. L’après-midi mordait
Hbiba s’arrêta. Il n’y avait personne ici, pas même d’autres touristes. À cause du début d’après-midi trop étouffant ? Pour sûr, l’astre brasillait tout là-haut et faisait de l’atmosphère une vraie fournaise. Mais il n’y avait pas que ça. Fronçant le nez pour se protéger de la lumière éblouissante, Hbiba remarqua d’autres silhouettes sombres, semblables à l’homme qui les accompagnait. Aucune ne s’approcha ; toutes demeurèrent figées, à sonder la troupe de loin, d’une attention qui pesait lourd sur les épaules de la fillette. Pourquoi les surveillaient-ils ? Pourquoi ne s’annonçaient-ils pas ? Hbiba aurait voulu poser des tonnes de questions à maman, mais quand elle croisa son regard, cette dernière fit un signe de dénégation. Elle s’était arrêtée pour reprendre son souffle et éponger les grosses gouttes qui dévalaient son front. L’inconnu avait pris la charge de la cagette, où les bouteilles s’entrechoquaient dans un bruit d’osselets au moindre de ses mouvements.
— Allez, on se remet en route, ordonna maman.
— Dis, il est où, le palais ? fit la petite en lui emboîtant le pas.
Elle était particulièrement intéressée par cette ancienne maison de rois et de reines. En plus, maman lui avait expliqué qu’elle descendait de la famille qui avait régné, au moins cinq mille ans avant. Mais comment c’est possible de savoir ça ? s’était insurgée l’enfant. Ça fait tellement longtemps, les anciens pharaons doivent avoir au moins… au moins cent descendants aujourd’hui, avait-elle estimé. Cent, c’était moins que mille, mais c’était quand même beaucoup et elle ne s’était pas aventurée à imaginer encore plus de gens au sang royal. Maman était d’accord : il y avait plein, plein de descendants, partout dans le monde. Mais ça ne changeait rien. Le palais de Memphis était un peu le palais de Hbiba, si on y réfléchissait.
— Là-bas, regarde, fit soudain maman.
Dans l’immensité de la cité en ruines s’imprimait encore le tracé fantôme des rues, creusées par des génération d’archéologues et de curieux qui laissaient derrière eux leur sillon. Hbiba tenta d’imaginer des gens aux habits et au parler étrange. Elle avait oublié de demander à maman si, à l’époque, les humains étaient comme maintenant ; s’ils avaient bien une tête et pas deux, des yeux marrons, ou noirs, deux bras et pas trois ou quatre.
Dans cette partie de Memphis, la terre était plus féconde, l’herbe verte, et de petits palmiers ponctuaient l’horizon. Où se découpait la plus imposante bâtisse du champ de ruines.On voyait clairement la base rectangulaire entourée de socles de colonnes aux gravures et aux couleurs disparues. Près de l’entrée principale, on devinait le bas de statues, dont il ne restait que des bouts de pieds. Hbiba franchit le seuil religieusement, les yeux levés au ciel qui servait désormais de plafond à la relique.
— Attention !
La voix de maman se répéta en échos fantomatiques. Apeurée, Hbiba se réfugia derrière elle, butant contre l’homme en noir qui fit un pas de côté.
— Bougez pas… dit-il dans un lourd accent.
Dans le silence de sa respiration saccadée et de ses battements de cœur, Hbiba perçut un sifflement. Une forme glissait le long du mur, laissant derrière elle un sillon humide. Arrivé près des humains, elle s’immobilisa et dressa sa tête triangulaire. Ses yeux, dirigés vers maman, étaient plus intenses que l’émeraude et pleins de violence.
— Apophis, dit-elle faiblement. Merci d’être venu...
Le serpent répondit par un clignement. Sa langue sifflait entre ses crochets, mais il ne bougea pas. L’étranger fit signe à maman et Hbiba de reculer et, doucement, s’accroupit près du reptile. Il conversa avec lui, mais pas dans la langue de maman : c’était un langage encore plus bizarre, qui plongea la fillette dans une sorte de transe. Quand il arrêta de parler, elle revint à la réalité en sursaut, pour s’apercevoir que le serpent s’était enroulé sagement sur lui-même. Il semblait attendre, mais attendre quoi ?
L’homme s’entretint avec maman à voix basse. Hbiba était furieuse qu’on ne lui explique rien, et l’idée de piquer une crise avait de nouveau beaucoup d’attrait. Elle s’apprêtait à tirer la jupe de maman, assez fort pour la déchirer même, quand l’homme, pour la toute première fois, posa sur elle ses yeux si noirs qu’iris et prunelles se confondaient, si froids qu’elle en fut pétrifiée. Il y avait de l’indifférence, et en même temps beaucoup de haine dans ce regard.
— Ma… ma... maman, se plaignit-elle, j’ai peur…
— Non, il ne faut pas Hbiba, tout va bien, répondit l’adulte en lui caressant la tête.
Mais elle disait ça avec absence, concentrée sur le serpent et l’homme en noir. Le palais n’était plus si intéressant, Memphis non plus ; ça ne faisait pas le poids avec la peur qui nouait l’estomac de la fillette et menaçait de lui faire rendre les dattes englouties au petit-déjeuner. Elle regrettait d’en avoir mangé tant, mais c’était délicieux, les dattes, surtout avec du lait parfumé au miel. Maintenant, tout ce qu’elle voulait, c’était rentrer à l’hôtel, puis prendre le train, puis prendre l’avion pour regagner la France où, avec de la chance, papa serait revenu de son dernier voyage d’affaires et resterait quelques jours avec elles.
Seulement, Hbiba ne savait pas comment exprimer tout ça d’un coup, et elle resta bouche-bée face à son angoisse. Elle ne savait plus bien pourquoi maman l’avait entraînée ici ; était-ce vraiment pour découvrir l’Égypte ? Mais alors, pourquoi ne pas lui avoir fait visiter plus d’endroits, pourquoi l’avoir maintenue dans ce petit hôtel ? Pourquoi n’accorder de l’importance qu’à Memphis – surtout si les anciens pharaons avaient cent descendants ; parce que dans ce cas, ça voulait dire que seulement un pourcent du palais appartenait à Hbiba, et Hbiba n’était plus sûre de trouver ça extraordinaire.
Maman dut sentir la terreur mutine de sa fille car, enfin, elle lui accorda son attention.
— Hbiba, écoute-moi. C’est une belle aventure, pas vrai ? Depuis quand ma Hbiba n’aime pas les aventures ?
L’enfant se vit taper du pied, éclater en sanglots, devenir rouge et se rouler par terre pour obtenir ce qu’elle voulait, pour que maman l’emmène loin d’ici - loin du serpent et de l’homme en noir.
Rien. Statufiée, Hbiba laissa maman lui frôler la joue et lui sourire tristement. Elle ajouta quelque chose dans sa langue.
De puissantes paumes se refermèrent autour du corps de Hbiba. Elle n’eut pas le temps de crier que l’air quitta ses poumons. Le choc et la peur la parcoururent comme un courant électrique et elle comprit confusément que maman venait de l’abandonner aux mains de l’étranger. Quand enfin le souffle lui revint :
— Maman ! Maman, non ! Me laisse pas ! Maman !
Maman ne la regardait plus. Elle serrait les poings, la tête baissée vers ses pieds. L’enfant eut beau hurler, sangloter, supplier, rien n’y fit. L’homme était trop fort pour qu’elle espère se libérer de sa poigne. Elle était condamnée.
De longues minutes passèrent. Les adultes attendaient que Hbiba se vide de ses dernières forces. Quand, enfin, la furie la quitta et la laissa ballante entre les bras de l’inconnu, maman se remit en mouvement. Sous les yeux exorbités de sa fille et ceux du serpent demeuré dans l’ombre, elle sortit les bouteilles rouges de leur cageot et se mit à les placer en cercle autour de Hbiba et de celui qui la maintenait.
— Qu’est-ce que tu fais maman ? demanda-t-elle d’une minuscule voix.
Pas de réponse. On aurait dit que maman avait décidé, en moins d’une seconde, que sa fille n’existait plus.
— Maman ?
Maman continuait son rituel, aveugle et sourde. Elle disposa la dernière bouteille, dont le liquide dansa encore quelques secondes avant de revenir au point mort. Hbiba se sentit alors différente ; elle avait l’impression d’être sortie de son corps et de tourner, tourner dans un tourbillon infini, à la fois rapide et incroyablement lent.
Quand maman, enfin, la regarda, des larmes poignaient dans ses yeux. Mais, dans la tête de Hbiba qui n’était déjà plus elle-même, cette tristesse prenait des airs de jubilation, et la vision emplit la petite fille d’une haine inconditionnelle envers sa génitrice.
— Pardonne-moi, Jade.
Les épaules de maman tremblaient. Un nuage lourd s’était arrêté juste au-dessus du palais en ruines et plongeait la scène dans une pénombre de circonstance. Jade ne voyait plus de maman qu’une silhouette floue, anonyme.
Elle avait presque oublié l’homme qui la maintenant prisonnière. Ce dernier fit une chose stupide : il la lâcha et, à reculons, quitta le cercle. Jade ne touchait pas terre et s’attendit à tomber… mais non. Non, son corps flottait, défiant toute loi connue de la physique. Peut-être qu’elle pouvait essayer de s’enfuir ? Quand elle voulut se déplacer, une barrière invisible l’en empêcha. Elle n’était pas libre, non : quelque chose la maintenait suspendue là, incapable de se libérer du pentacle improvisé.
L’homme lança un ordre nerveux. Le serpent s’était avancé et, lentement, glissait à l’extérieur du cercle en répandant ses murmures sifflants. Jade entendit alors la voix de maman, et ce fut comme si le bruit venait de partout.
— Maman ! appela Jade dans un élan désespéré.
Maman ne s’interrompit pas. Elle continuait de parler arabe, et Jade ne comprenait rien.
— Sekhmet, fille du soleil, je t’offre cette enfant. Mon enfant est descendante des pharaons, les traîtres, ceux qui ont abusé du soleil. Prends sa santé et bois son sang. Sekhmet, fille du soleil…
La petite fille, sans saisir le sens des mots qui se confondaient en une mélopée indistincte, était secouée au plus profond de son être.
— Maman ! hurla-t-elle de plus belle.
— Prends sa santé et bois son sang, prends sa santé et bois son sang…
Un froid atroce se charriait dans ses veines, au point qu’elle croyait avoir des glaçons dans le corps. Elle pressa ses mains contre ses côtes en gémissant. Ses yeux tombèrent sur la bouteille la plus proche… le liquide baissait, comme aspiré par une bonde. Terrifiée, Jade jeta un regard au cercle d’alcool autour d’elle. Les autres bouteilles se vidaient aussi ! Il y avait quelqu’un ou quelque chose, juste là, à l’orée du cercle, emporté par les rondes implacables du serpent...
Le liquide disparaissait et l’enfant mourait de froid, sapée de son énergie vitale.
— Maman !!
— Je te l’offre, elle est à toi. Prends-la et laisse-moi, je t’en conjure !
— Maman…
Son cri, de plus en plus faible, résonnait comme celui d’une autre à ses oreilles. Elle n’était plus vraiment là. Tout était si froid et quelque chose coulait hors de ses poignets, par jets erratiques...
Suffoquée par l’odeur ferreuse de son propre sang et glacée par le vide qui s’installait en elle, Jade sombra dans l’inconscience.
En revanche, j'ai lu le commentaire de Itchane plus bas, et je ne vois pas le lien entre Leroy et Jade... (même si cette théorie trotte dans ma tête depuis un petit moment !).
"Maintenant, tout ce qu’elle voulait, c’était rentrer à l’hôtel, puis prendre le train, puis prendre l’avion pour regagner la France où, avec de la chance, papa serait revenu de son dernier voyage d’affaires et resterait quelques jours avec elles." -> J'ai du attendre cette phrase, qui vient assez tard, pour comprendre que la narratrice est française. Auparavant, les indices que tu semais (elle ne connait pas Le Caire, elle ne comprend pas une langue, etc.), je les interprétais ainsi : la narratrice est une égyptienne qui vit à la campagne, qui est jeune, et qui découvre beaucoup de choses.
"L’enfant se vit taper du pied, éclater en sanglots, devenir rouge et se rouler par terre pour obtenir ce qu’elle voulait, pour que maman l’emmène loin d’ici - loin du serpent et de l’homme en noir." -> Je me suis demandé si la réaction de se rouler par terre n'était pas un peu de trop ? Ça fait très enfant gâtée, et puis elle est surtout prise par la peur, plus figée qu'autre chose, non ?
A + !
Concernant le lien entre Leroy et Jade, c'est probablement normal que ça ne soit pas très clair à ce stade, en espérant que la suite apportera les réponses ! En tout cas si jamais à la fin le flou persiste n'hésite pas à le souligner ^^"
Tiens, c'est vrai qu'on ne sait pas que la petite vit en France avant cette phrase. Mais au fond c'est assez similaire : elle est jeune, elle vit dans un autre pays, et du coup elle apprend plein de choses sur cette contrée qu'elle découvre et dont on lui a beaucoup parlé. Peut-être qu'une mention de son origine française plus tôt serait une bonne idée cela dit ^^
Si tu as tout à fait raison, la réaction est exagérée ^^ justement, cette réaction, elle l'imagine sans la mettre en oeuvre, mais bon elle est probablement plus fatiguée et déçue que vraiment en colère. C'est vrai !
Merci encore pour ta lecture et désolée d'avoir traîné à te répondre comme ça !
C'est vrai qu'à l'époque (vache, à chaque fois je me dis que je répondrai plus vite aux commentaires...) la météo était tout aussi écrasante qu'au Laurier-noble xD depuis ons 'est pris des petites douches froides :P
Pour les questions en suspens, tu auras la réponse dans la suite of course ! (de manière satisfaisante je l'espère)
Bisous !
Il me semblait bien que Leroy et Jade avaient des choses en commun et qu'il y avait clairement des "boucles" scénaristique dans cette histoire, mais je n'avais pas osé pousser ma réflexion jusqu'à rassembler les deux en une !
J'aimerai tout relire pour tenter d'éclaircir cette nouvelle piste qui révélerait tant de choses ! *o*
Halala, c'est le moment le plus fort des romans, quand les pistes se rejoignent et que l'on ne peut plus lâcher le livre car c'est tellement trépidant. La prépublication sur PA est une vraie torture de ce point de vue là, quand le bouton "suivant" est d'un triste gris non cliquable x'D
Bravo pour ce chapitre et l'ensemble de cette intrigue, les fils se rejoignent à travers les époques et le passé des personnages, je suis complètement prise par l'intrigue et les révélations, le final sera sans doute grandiose ♥♥
coquille :
"Quand maman lui avait qu’elle allait" > lui avait DIT qu'elle allait
Eh oui, tu as bien compris le truc... Leroy et Jade son entremêlées ^^ j'espère en tout cas que ça se tient avec ce qui précède et ce qui suit ! *fingers crossed*
C'est vrai que quand c'est bien fait ce sont des moments forts... des "anagnorisis" comme je l'ai appros il y a quelques jours, des moments où on comprend la réalité de la situation.
je suis du coup super contente de lire que tu as apprécié ! J'espère que le final sera à la hauteur... merci beaucoup en tout cas pour ta lecture et ton avis !! (et pour la coquille)