Louison Louisette,
Ma chère Louisette. Te voilà bien perdue. Si tu lis ces lignes, c’est que Pierre t’a donné la lettre. Pierre, c’est le grand barbu aux yeux doux à qui tu as donné naissance il y a maintenant quarante-trois ans.
Tu te souviens des listes de courses, petite ? Toutes les semaines, maman te donnait sa bourse et un bout de papier, un long bout de papier, avec dessus cette écriture très fine, la sienne, qu’au début tu ne savais pas déchiffrer. Elle t’envoyait faire ses courses, toutes les courses de la maison parce que, tu te souviens, avec son pied en moins elle ne pouvait pas aller bien loin. Alors tu obéissais et même tu aimais beaucoup ça, lui rendre service, et voir l’épicière, la boulangère ou le boucher prendre le bout de papier, le lire en fronçant les sourcils, puis partir d’un rire bien à eux. Plus tard tu as appris à lire et à écrire, et tu as su déchiffrer l’écriture de maman : sur ses listes de courses, elle ajoutait toujours une recommandation rien que pour toi. « Achète-toi deux bonbons et demi ». « Saute dans une flaque d’eau ». « Caresse aux moins trois animaux ».
Ma chère Louisette, te voilà dans de beaux draps. Mais ne t’en fais pas : voici une liste de courses toute particulière. Je vais me dépêcher de l’écrire avant de devoir partir. Les draps, tu continueras de les salir mais il y aura toujours une infirmière autour de toi pour t’aider. Première recommandation : n’aie pas peur. De personne. Ni de Pierre, même si parfois tu ne le reconnais pas, ni du personnel soignant : ils sont là pour toi.
Ma chère, ma bien-aimée, ma précieuse Louisette, deuxième recommandation : il y a un petit bonhomme trapu du nom d’Hervé, il dort dans le couloir derrière le gros ficus. Il te fait la cour depuis des semaines ce qui, en années vieille, est une éternité qui ne s’écoule plus. J’ai souvenir que tu l’as déjà embrassé et que c’était agréable. Il a l’air un peu ronchon et n’a pas toujours toute sa tête, mais toi non plus. Parfois, laisse-le t’embrasser (mais avant, fais bien attention à ne pas sentir mauvais).
Ma grande et belle Lisabelle Louisette, troisième recommandation : sois coquette. Tu sais à quel point c’est important pour toi. Dans le tiroir de ta table de chevet, tu trouveras un petit miroir, un rouge à lèvres, un flacon de parfum et une pince à épiler.
Ma Louisette préférée, mon bonheur, mon ombre grandissante, quatrième recommandation : je ne veux pas que tu t’en veuilles. Ce n’est pas de ta faute. Il n’y a rien que tu aies pu faire différemment. C’est la vieillesse, voilà tout.
Mes mains commencent à me faire mal. Je ne suis plus habituée à écrire autant.
D’autres recommandations pour la liste. Il faut acheter du lait, des œufs, des aubergines et des tomates pour le repas de ce soir. Demain, ce sera trop tard. Pourquoi autant de ratures ? Je ne suis pourtant pas allée au marché. Je demanderai à Pierre.
Lise LOU
Ecrire son prénom
L.O.U.I.S.E. c’est à ça que ça ressemblera sur ma pierre tombale
Pierre, j’ai mal aux mains. Nom en belles lettres cursives comme à l’école. Si j’apprends à lire, je pourrai déchiffrer les listes de maman.
Ma chère L Loii avant tu savais écrire ton prénom et regarde-moi ça, maintenant. Perdue, complètement perdue. Dans de beaux draps.
C’est l’heure du déjeuner, les infirmières m’appellent. Je finirai ma liste de courses plus tard.
Signé : L.