Je sentais leurs regards sur moi, constamment désormais. Saad avait cédé à la demande de Jorys de se joindre à nous. Elle avait proposé de m’aider à mieux maîtriser mon pouvoir, ce que j’avais refusé. J’eu par ailleurs l’extrême honneur de pouvoir enfin savoir où nous allions : direction le nord pour tenter d’en s’avoir plus sur la vieille femme puis retour au palais après un détour par le temple des Mages Libres d’Hergenstum, sur la côte, à l’ouest des montagnes noires. Nous ferions deux haltes supplémentaires, l’une au lac de Tarengoorr et l’autre sur le glacier de Redraturh afin que Saad puisse recharger son pouvoir et se rééquilibrer. Il s’avérait que finalement le voyage de Saad avait bien pour objectif d’en savoir plus sur la prophétie contrairement à ce qu’il avait sous-entendu...
Je compris sans qu’on me l’expliquât de façon aussi directe que le pouvoir en moi posait doublement problème. Déjà il existait, ce qui était en soi une anomalie compte tenu de ma position, mais qui plus est, il s’exprimait de façon spontanée ce qui était rare. Jorys m’expliqua qu’une partie du pouvoir de Saad était de ce type. Et qu’elle n’avait connus de sa vie que trois personnes pour qui ce fut le cas, Saad et moi compris.
Nous quittâmes la clarière de Jorys dès que je fus en état de marcher sans ralentir le groupe. Jorys et Saad cheminaient à l’avant, échangeant à voix basse, riant parfois, se disputant d’autres fois... Je suivais pour ma part bon gré mal gré, Lorens, le loup à mes côtés. Me retrouver de nouveau dans l’intimité amoureuse de Saad était à la limite du supportable, je tentais régulièrement d’étouffer en moi la vibration sourde de la magie mêlée à mes émotions…La jalousie clairement en premier lieu. Mais finalement, heureusement pour mon petit cœur, le comportement régulièrement odieux de Saad relativisait mon attachement, c’est vrai après tout, qui voudrait d’un tel homme ? Pas moi…évidemment !
Et à dire vrai, le besoin d’en savoir plus sur la prophétie et désormais également sur cette magie prenait largement le dessus. Je gardais la certitude que c’était Saad qui me l’avait transmise lors de l’incident près du lac. La nature même de celle-ci semblait bien le justifier, après tout, Saad possédait une magie native ! Je ne voyais pas d’autres explications, c’est à ce moment-là que les choses s'étaient déclenchées. Cette magie était à lui, et non à moi. Peut-être même qu’elle était le cœur du lien entre nous prophétisé par la vieille femme ? Pas un lien d’amour mais un lien de magie ? Mais les loups, les Fenrirs ? Quel était leur rôle ? Pourquoi éprouvaient-ils le besoin de me protéger ? Et de quoi ? Avaient-ils une loyauté particulière envers mon père ? Mais dans ce cas, pourquoi me guider loin du Palais ? Il y avait décidément bien trop de questions sans réponses. Mon corps comme mon esprit étaient las, mais je devais continuer, je devais savoir.
Je jetais un coup d’œil devant moi. Jorys marchait gracieusement auprès de Saad soulevant sa jupe d’une main pour ne pas être gênée. Il tourna le regard vers elle et sourit. Ce n’est pas souvent que Saad souriait ainsi. Quand il se retourna vers moi quelques secondes plus tard, c’était avec un air renfrogné. Après ce que je devinais être un soupir, il ralentit le pas et vint se caler à mon niveau. Nous marchâmes silencieusement tandis que Jorys chantait doucement devant nous. Je fus brusquement tirée par le bras, quand, perdue dans mes pensées, je manquai de m’empêtrer dans les restes d’une souche d’arbre. Comment pouvais-je à la fois avoir les yeux fixés sur le sol et ne rien voir ? Me dis-je en haussant les sourcils, avant d’enjamber l’obstacle.
– Merci, murmurais-je d’une voix à peine audible, sans accorder ne serait-ce qu'un regard à mon serviable compagnon. Saad ne me lâcha pas. Lorens grogna. J’arrachais mon bras et continuais à avancer. Je ne voulais pas croiser son regard, je ne voulais pas qu’il soit gentil, je devais le détester…C’était l’unique condition pour que je puisse garder mon sang froid.
J’accélérais pour rejoindre Jorys. Le loup vint se frotter à mes jambes ce qui m’apporta un peu de réconfort. J’entendis Saad jurer dans mon dos. Jorys se retourna et m’adressa un sourire.
– Il est mignon quand il boude…, dit-elle en riant.
Elle semblait étrangement heureuse de quitter sa maison…comme je l’étais en quittant le palais pour le suivre me dis-je intérieurement. Était-elle lasse de sa vie dans la forêt ? Se languissait-elle de lui ? Se sentait-elle seule ? Pouvait-on être belle, libre, puissante...et se sentir seule ?
– Oui, lui répondis-je, mais il est encore plus beau quand il vous sourit, non ? Elle me regarda avec un sourire énigmatique puis accéléra le pas pour me dépasser à nouveau.
Saad revint se positionner à mes côtés. Nous grimpions désormais au bord d’une ravine qui surplombait une grande étendue d’eau sur laquelle se reflétait le ciel d’un bleu pur. J’y jetais un œil distrait. Le vide avait une fascinante faculté d’attirance sur moi, je dû initier un mouvement de côté car Saad m’agrippa de nouveau le bras me tirant vers le chemin.
– Saad…le terrain à l’air instable par ici…Es-tu sûr qu’il s’agit du meilleur itinéraire ? s’écria Jorys plusieurs mètres devant nous, le loup, qui l'avait rejoint en trottant, à ses côtés.
Quelques pierres dégringolèrent des hauteurs, aussi je levais les yeux, intriguée. C’est alors qu’un énorme craquement sourd retentit.
– JORYS ! s’écria Saad en se précipitant en avant alors que le flanc de montagne s’effondrait sous ses pieds !
– Non ! La princesse ! rétorqua Jorys en me pointant du doigt.
Saad lançait déjà son sort vers Jorys quand il se retourna brusquement vers moi et nous aperçûmes en même temps, l’énorme rocher qui dévalait la pente…droit sur moi. Tu peux l’arrêter me dis-je tentant de canaliser ma magie, les deux mains en avant vers le danger, au lieu de bouger. Mais je fus heurtée par Saad qui me faucha, nous faisant rouler sur le sol avant de dégringoler de la falaise. Quelques secondes plus tard, nous plongions dans l’eau gelée du lac en contre-bas…
Le choc de l’impact me coupa le souffle…et le silence se fit à mesure que nos corps sombraient aspirés par les profondeurs bleutées sous une pluie de roches et de poussières qui brillaient en une féerie mortelle. Je sentis une main m’agripper le bras. Saad ! Et soudainement nous fûmes de nouveau séparés par une explosion de magie qui retentit, se diffusant comme une onde brutale autour de moi.
*
Lorsque j’ouvris les yeux, je n’étais plus prisonnière des eaux…mais pas libre pour autant. J’avais du mal à distinguer où je me trouvais. Mon corps était entravé et plusieurs personnes évoluaient autour de moi sans que j’arrive à comprendre ce qu’ils disaient. Il me semblait être de retour au palais…Un râle étrange, régulier et dérangeant montait sur ma droite, de nouveau il me semblait familier. Mon coeur s’accéléra.
Je la sentais s’extraire de moi, comme si elle était aspirée en dehors contre mon gré et le sien, je la sentais se révolter, m’intimer de résister, de m’opposer à cette séparation…elle…c’était ma magie !? Un visage flou passa devant mes yeux, puis un tissu rêche fût brutalement appliqué sur ma bouche et mon nez…Une odeur doucereuse…NON ! Résiste, me murmurait la magie…Je luttais contre mes paupières trop lourdes et je secouais la tête pour me dégager et tenter de prendre une grande bouffée d’air…Mais ce fut l’eau qui désormais pénétrait dans mes narines et ma bouche ! LA CHUTE ! JE VAIS ME NOYER !
Je retins comme je pu l’afflux d’eau et je me mis à battre désespérément des bras et des jambes pour remonter à la surface mais mes mouvements étaient gênés par ma cape et mes bottes. Sérieusement ? J’allais mourrir ainsi ? Je tentais de défaire la boucle de la cape mais l’eau en avait renforcé le noeud. Je me débattais pleine de rage mais incapable d’efficacité. Rapidement, je ne pu plus retenir mon souffle, je n’avais plus de force, ma vue se brouillait, je me glissais dans les profondeurs sombres malgré mes efforts pour remonter à la surface. C’était fini. Je n’y arriverais pas…La révolte laissa place au désespoir puis à la résignation, je stoppais ma résistance vaine…Je laissais l’eau prendre possession de moi…
Je ne sentis pas le bras de Saad qui m’agrippa.