Milo, août
Au moment où je croyais que c'en était fini de la souffrance, quand je parvenais enfin à monter sur scène et à regarder Ophélie dans les yeux, Ève a déclaré que le poids de la vérité était trop lourd à porter pour une seule personne. La pire conversation de notre vie nous attendait, et il n'y aurait pas de retour en arrière possible. Je savais que ça arriverait, il le fallait et je le voulais. Mais je ne pensais pas que ça ferait si mal de réaliser à quel point elle avait souffert.
C'était notre faute, et ça le sera toujours.
Ophélie, août
Ils n'étaient absolument pas prêts. Depuis la file d'attente à l'entrée du festival, Ophélie pouvait déjà distinguer des bribes de pièces de théâtre, des morceaux de chansons et des extraits de discours, et ce qu'elle entendait lui donnait la terrible impression qu'ils étaient médiocres face à un tel talent. Milo avait passé la soirée de la veille, lorsqu'elle ne pouvait pas dormir à cause du stress, à lui répéter que c'était le plus grand festival de la région, que tous les arts s'y rencontraient et qu'il avait toujours adoré s'y rendre. Ca ne l'avait pas rassurée. Au contraire.
À ses côtés, Milo et Cara portaient leur matériel - décors, costumes, chaussons de danse, partitions et autres indispensables. Léandre avait hérité de la partie administrative, brandissant leurs bracelets rouges d'artistes et s'occupant des horaires à respecter. Quant à Ève, elle relisait son texte – l'épilogue, qu'on lui avait attribué sans aucune hésitation –, qu'elle n'avait pas eu le temps d'apprendre par coeur, alitée par la douleur après son excursion en forêt. Quelques jours s'étaient écoulés, et Ève avait affirmé la veille qu'elle serait en état de jouer. Mais, appuyée sur le bras d'Ophélie, elle était pâle et semblait souffrir. Ophélie doutait de sa capacité à tenir debout tout le long de la pièce, mais ils avaient prévu une chaise au cas où - Eve pourrait déclamer assise, et ils s'en sortiraient. Elle essayait d'être optimiste. C'était plus dur que prévu.
"On joue dans deux heures, déclara Léandre. Vous voulez aller regarder un spectacle en attendant ?
- Ça risque de nous faire douter de nous, tenta Ophélie."
Cara acquiesça, tandis que Milo dévisageait Ève, qui afficha un sourire contrit :
"Je vais avoir besoin de café, si vous voulez que je tienne deux heures."
Ils allèrent donc s'asseoir à la table d'un salon de thé ambulant, où Ève sirota son café en regardant la programmation avec Cara.
"Il y a un spectacle de danse contemporaine bientôt, suggéra Cara."
Léandre s'empressa d'acquiescer, et ils s'y rendirent sans plus de discussion. Le moment de se produire sur scène approchait lentement, et Ophélie, incapable de se concentrer sur la chorégraphie devant ses yeux, sentait la pression monter en elle, enserrant sa gorge et remuant tout dans son ventre. La dernière fois qu'ils avaient joué ensemble était si belle qu'elle avait peur de tout gâcher désormais. Mais il était probablement déjà trop tard pour reculer.
Ils accédèrent aux coulisses, où ils commencèrent à se préparer, enfilant les costumes, échauffant les muscles et la voix. Ophélie ne pouvait s'empêcher de penser à Florence, à son regard après qu'elle l'ait vue sur scène pour la première fois, à son pouls sous ses doigts et ses lèvres sur sa peau, à tout ce qu'elles avaient vécu et tout ce qu'elles ne vivraient pas. C'était sur scène qu'elles s'étaient aimées, et c'était sur scène qu'Ophélie s'apprêtait à remonter. Elle devait se l'avouer, elle était terrifiée. En croisant le regard de Milo, elle vit qu'elle n'était pas la seule.
Ils avaient tous tellement changé. Milo n'était pas monté sur scène depuis plusieurs mois. Cara dansait seule, désormais. Léandre, de danseur, était devenu acteur. Et Ève, assise sur une chaise devant un miroir, peinait à se coiffer, la douleur provoquée par ses gestes imprécis se lisant sur ses traits. Alors, parce qu'elle savait qu'Ève ne demanderait jamais d'aide, Ophélie s'approcha d'elle et s'empara doucement de la brosse à cheveux. Dans le miroir, leurs regards se croisèrent, et elle sut qu'Ève aussi revivait les moments où Ophélie l'avait aidée cinq ans plus tôt, après l'accident. Elles avaient souffert, mais elles partageaient au moins ça - la certitude qu'elles seraient toujours là, que l'une essaierait sans cesse et que l'autre n'oublierait pas.
Puis on annonça leur spectacle dans les enceintes, et Ophélie frémit en entendant leurs noms prononcés côte à côte à nouveau, comme lorsqu'ils étaient si jeunes et encore innocents. Elle entra la première, s'assit au piano et commença à jouer. Elle se perdit dans la musique un temps, mais revint vite à elle pour croiser le regard de Milo, qui était censé entrer très vite et se tenait encore dans les coulisses. Pâle comme un fantôme, son regard était terrifié. Il regarda brièvement Ophélie, qui s'empressa de prolonger le morceau pour lui laisser le temps de retrouver courage. Elle vit Léandre lui parler, tandis que Cara et Ève étaient hors de son champ de vision. Et Milo finit par inspirer profondément, et monter sur scène.
Cara et Léandre suivirent, et quand vint la fin, quand ce fut le moment pour Ève d'enfin entrer en scène et déclamer l'épilogue, ils la virent tous trembler en coulisses. Ophélie dévisagea Cara et lut sur son visage qu'Ève lui avait déjà fait part de ses doutes. Quand elle se demanda pourquoi, Ophélie ne put s'empêcher de se dire qu'elle connaissait déjà la réponse.
Pour des tas de raisons, chérie. Parce qu'elle souffre, qu'elle peine à tenir debout, qu'elle a peut-être oublié ce qu'elle a à dire, et qu'elle n'a pas parlé en public depuis bien longtemps.
Depuis avant l'accident, précisément. Il y avait eu des publications, des dédicaces et des vidéos enregistrées, mais des pièces jouées en direct devant un tel public, non, jamais. Ève, comme Milo avant elle, était terrifiée.
Alors Ophélie joua Bohemian Rhapsody, parce qu'elle savait qu'Ève comprendrait. Fais-le pour ça, Ève. Pour tout ce que nous avons perdu. Florence pour moi, les rêves pour toi. Fais-le pour dire adieu, ou pour tout recommencer.
Cara improvisa une chorégraphie, et Léandre la rejoignit, pieds nus sur la scène, avec ses gestes imparfaits et pourtant si tendres. Milo se précipita en coulisses, regarda Eve droit dans les yeux, et lui dit des mots qu'Ophélie ne comprit pas. Mais Eve acquiesça, s'appuya sur son bras, et, tremblante, elle s'avança jusqu'au centre de la scène. La musique s'arrêta. Cara et Léandre se figèrent, rejoints dans l'ombre par Milo. Eve se tint debout au centre de tout, seule dans le silence. Ils attendirent qu'elle prononce des mots qui ne vinrent pas. Et, soudain, tout s'écroula.
Peut-être parce qu'elle avait oublié, peut-être parce qu'elle l'avait décidé, Ève ne prononça pas l'épilogue qu'elle avait écrit. Elle prononça un véritable discours, où tout ce qu'elle avait porté si longtemps se révéla entre les lignes. Et ses quatre amis se tinrent dans l'ombre, persuadés qu'ils n'avaient aucunement le droit de l'interrompre.
Cette pièce se termine comme ça, sur une incertitude et le poids du silence. L'épilogue était censé vous révéler la vérité, mais la plupart du temps, la vérité ne se dit pas comme ça. Il faut l'attendre, l'attendre cinq ans, dix ans, jusqu'à ce qu'elle explose. Vous aurez déjà implosé entre temps. La vérité, c'est ça.
Cette pièce se termine comme ça, parce qu'elle représente tout ce que nous étions, mes amis et moi. Elle fait l'éloge des premiers succès, commémore les premiers échecs, cherche à mettre le doigt sur ce qui a bien pu tout briser, sur la raison pour laquelle tout a volé en éclats. Cette pièce parle de ceux qui veulent se briser, et vous blessent à la place, qui s'en voudront toute leur vie et n'oseront jamais vous le dire. Elle parle de ceux qui ont perdu ce à quoi ils tenaient tant, de ceux qui ne savent plus comment faire ni comment vivre, de tous ceux que la vie a massacré, déchirés, décharnés, éborgnés, et qui continuent pourtant à vivre. Elle dit la vérité.
Les personnages ne sont pas censés être réels, et pourtant, il s'avère qu'ils le sont. J'aurais peut-être aimé qu'ils ne le soient pas, en tout cas pas comme ça.
Mais puisqu'il faut finir, dire ce qui importe une bonne fois pour toutes, je ne dirai que ça : nous avons aimé, et nous aimerons encore.
Et ces mots n'étaient toujours pas assez beaux pour détourner Ophélie de la question lancinante qui lui brûlait la poitrine.
Que s'est-il passé, Ève, pour que tu en souffres au point d'avoir besoin d'une pièce de théâtre pour nous en parler ?
J'ai vu le nom du chapitre, et je me suis dit "trop bien, je vais enfiiiiin savoir !!!" Mais non, il faudra encore attendre. J'ai lu le commentaire de Raza et je ne peux que me ranger à son avis. D'ailleurs, je connais bien ce sentiment de vouloir garder le suspense, j'ai un peu le même problème dans l'histoire que je suis en train d'écrire. C'est bien, mais au bout d'un moment, il faut gentiment passer à la suite... Je ne sais pas ce que tu as prévu, mais je pense qu'il serait bientôt temps de nous en dévoiler un peu plus - ou en tout cas, dévoiler les personnages entre eux (pas très clair, comme phrase, mais je suis sûre que tu as compris... ':D ). Mais je ne voudrais SURTOUT PAS t'influencer dans ton histoire.
Mis à part ça, l'ellipse peut bien fonctionner à certains endroits (ce que j'adore et encourage, d'ailleurs), j'ai trouvé que l'absence de transition entre le moment où ils regardent le spectacle de danse et quand ils accèdent aux coulisses manque. ça m'a fait bizarre de passer directement de l'un à l'autre ; et je pense que juste un "un peu plus tard", ou "une heure plus tard" etc...
Et des remarques en vrac :
- Ca ne l'avait pas rassurée. Au contraire. --> Ça (avec la cédille) (deuxième remarque, vraiment très personnel : je crois que j'aurais mis plutôt "... pas rassurée. Pas du tout." Mais c'est vraiment un choix de ma part, à toi de l'adopter OU PAS).
- Eve pourrait déclamer assise, --> Ève
- Depuis avant l'accident --> je dirais que c'est un pléonasme, il faudrait plutôt dire "depuis l'accident", dans cette situation... Mais à vérifier !
- regarda Eve droit dans les yeux --> idem
- Mais Eve acquiesça --> idem (je te les note car tu mets l'accent, d'habitude ;-)
- Eve se tint debout au centre de tout --> idem
Voilà voilà, hâte hâte hâte de pouvoir découvrir la suite !!!
À tout bientôt <3
Merci beaucoup pour ton commentaire !
En ce qui concerne le suspens et la lassitude, ça tombe bien, puisque les deux chapitres suivants font justement des révélations importantes. J'espère donc que la lassitude ne s'est pas trop installée. N'hésite pas à me dire, après la lecture des deux prochains chapitres, si le suspens était effectivement trop prolongé (auquel cas, je réarrangerai cela à la réécriture).
En effet, cette ellipse en particulier pose problème, merci de me l'avoir signalée !
Je te remercie pour tes remarques, que je garde précieusement.
(En effet, les accents sur "Eve" ont dû passer à la trappe lors de la relecture de ce chapitre, désolée...)
Merci beaucoup, et bonne soirée à toi.
Pour l'instant je ne suis pas lassée, mais je te redirai quand j'aurai un peu plus de recul ;-)
À bientôt <3
L'idée de l'épilogue est formidable, bien sûr. <3 J'ai pensé à une tentative de suicide qui dérape, on verra si j'ai raison...
Tu ménages bien ton suspense parce que je veux trop savoir <3 :)
À bientôt
Cette ellipse relève d'une volonté de ma part, mais elle peut en effet provoquer de l'incompréhension ; c'est pourquoi elle mérite réécriture, et je te remercie de m'avoir partagé ton avis, si précieux !
Je te remercie pour ta remarque sur le suspens. Je l'avoue, c'est la première fois que je fais durer le secret si longtemps dans un roman, et je crains toujours de passer à côté de l'équilibre ; que ça soit trop évident, ou que ça dure trop longtemps et que le lectorat se lasse.
En espérant que la suite te plaise, donc !