Ève, août
Tu pèses si lourd, mon cœur
quand tu ne sais plus trop comment battre
sans le poids qui t'étouffait depuis des années.
Tu es allégé et pourtant
si, si lourd.
Tu pèses si lourd, mon cœur
j'en oublie comment
respirer.
Cara, août
Elle avait été la dernière à quitter la scène. Ils avaient salué en affichant des sourires faux, puis le rideau s'était baissé et Ophélie, Léandre et Milo avaient rejoint les coulisses. Alors que Cara s'apprêtait à en faire autant, elle se retourna pour voir si Ève la suivait. Mais, toujours debout au centre de la scène, Ève semblait terrorisée. Ses jambes tremblaient, et elle semblait si fatiguée sans sa canne, si jeune, si innocente, si brisée. Alors Cara revint sur ses pas, guida son amie jusqu'aux coulisses, tira une chaise et aida Ève à s'y asseoir, comme elle aurait dû le faire dès le début. Mais Ève avait voulu être droite pour dire enfin la vérité, comme si la position dans laquelle elle le faisait importait.
Alors qu'elle pensait que les autres ne reviendraient pas, fuyant la grande discussion, Milo débarqua avec la canne d'Ève et un verre d'eau. Léandre suivit, fouillant dans le sac d'Ève à la recherche de ses médicaments. Derrière lui, Ophélie semblait hésiter, les bras serrés autour d'elle-même comme pour se rassurer. Ce qu'Ève avait sous-entendu n'était pas assez limpide pour qu'ils comprennent tout, mais Cara avait deviné qu'Ophélie avait perdu quelqu'un, probablement Florence. Elle ignorait juste comment. Qu'est-ce qui les a poussées à se quitter, elles qui s'aimaient tant ?
"Je suis désolée, souffla soudain Ève. Je n'aurais pas dû. Je suis désolée."
Et, alors que personne ne savait quoi répondre, Cara sentit la colère monter dans sa gorge. Ils n'avaient pas le droit de la laisser s'excuser ainsi. Ils n'en avaient pas le droit, parce qu'ils n'auraient jamais dû la laisser tout porter seule. Ils auraient dû lui demander, cinq ans plus tôt avant l'accident, lorsqu'elle pleurait sur la plage, ce qui n'allait pas. Ils auraient dû être là pour elle comme elle avait été là pour eux. Alors, non, la laisser pleurer ainsi, ils n'en avaient pas le droit.
Mais ce n'était pas de colère qu'Ève avait besoin, et Cara reprit ses esprits pour lancer :
"Ne t'en fais pas, Ève. Tu avais le droit. On ne t'en veut pas."
Puis elle observa les autres, et corrigea :
"Je ne t'en veux pas."
Ève ferma les yeux brièvement pour contenir les larmes qui menaçaient de s'en échapper, avant de répéter :
"Je suis désolée. J'ai tout gâché, comme à chaque fois. Avec ma tristesse et ma douleur, je gâche toujours tout. Je suis désolée."
Et, comme les autres ne réagissaient toujours pas, Cara arrêta d'attendre d'eux un peu de compassion, s'accroupit en face d'Ève, saisit ses mains et déclara :
"Ne t'excuse pas. Tu aurais peut-être été moins triste si tu n'avais pas été si seule. C'est moi qui suis désolée."
Ève la regarda, hésitante. Cara s'efforça de lui sourire, malgré la fureur qui courait dans ses veines. Elle en voulait affreusement aux autres de ne rien dire, de laisser Ève tirer le fil de ses regrets jusqu'à la moelle. Ils étaient un groupe. Ils étaient des amis. C'était dans ces moments-là, aussi, qu'ils étaient censés être là les uns pour les autres.
Dans les coulisses, un régisseur fit signe à un autre groupe de monter sur scène. Ophélie réagit enfin et passa un tissu sous de l'eau chaude, sachant que cela soulagerait leur amie. Quand elle l'appliqua sur le dos d'Ève, qui peinait à retenir ses larmes, Cara vit Léandre se tendre et reculer d'un pas par réflexe, comme s'il était responsable de cette souffrance. Comme eux tous, Cara savait que c'était Léandre qui conduisait lorsqu'Ève et lui avaient eu cet accident. Mais elle avait le pressentiment que ce n'était pas là toute la vérité.
Milo aida Ève à prendre ses médicaments, et comme ils ne disaient toujours rien, Cara ne put s'empêcher de jeter les mots qui lui brûlaient les lèvres.
"Ève n'a pas à s'excuser. C'est notre faute, et il est grand temps qu'on se dise toute la vérité. Milo, tu étais le premier à l'affirmer. Pourquoi es-tu si froid désormais ?
- Parce que c'est plus dur que je le croyais."
Il ne la regarda pas quand il dit cela. Personne ne regardait Ève. Comme s'ils avaient voulu qu'elle ne soit pas là pour leur rappeler l'ampleur de leurs erreurs. Mais il était temps de dire tout ce qu'ils n'avaient jamais eu le courage de formuler. Ce fut Cara qui prit la parole en premier.
"Avant toute chose, je tiens à préciser que je ne le fais pas pour moi. Je le fais pour vous, et surtout pour Ève, parce qu'elle n'a pas à porter ça seule."
Elle sentit Ève serrer sa main. C'était grâce à Ève qu'elle n'avait jamais été seule. Elle aurait aimé en faire de même en retour bien plus tôt.
"J'ai des troubles de l'alimentation, mais je fais tout ce que je peux pour aller mieux. En septembre, je commencerai une thérapie. Il est temps."
Elle haussa les épaules.
"Voilà. C'est ça que je n'ai confié qu'à Ève, et qu'elle a gardé pour elle, parce que je le lui ai demandé. Milo ?"
Ils étaient dans les coulisses, lors d'un festival auxquels ils n'avaient pas prévu de participer un mois plus tôt. C'était surréaliste. Qui eût cru que tout se révélerait là, si près de la scène ? Et pourtant, ç'avait toujours été au théâtre qu'ils avaient été le plus vrai. Le plus authentique. Le plus vivant. Dire la vérité, c'était ré-ouvrir le champ des possibles. Toute la vie les attendait derrière la porte. Il suffisait d'oser tourner la poignée.
"Vous savez déjà tout, affirma Milo. Burn-out militant, et puis j'étais amoureux d'Ophélie, voilà. Ah, si : j'ai couché avec Andreas."
Ils auraient lâché un "enfin" pour détendre l'atmosphère, si ce n'était pas déjà trop tendu pour ça. Milo se tourna vers Ophélie, qui secoua vivement la tête.
"Je ne peux pas. Je ne peux pas dire ça. Ève, tu le sais. Tu comprends."
Autour d'eux, les autres artistes semblaient perplexes, mais personne n'osait interrompre la scène. Ève acquiesça, tremblante sur sa chaise.
Alors ils se tournèrent tous vers Léandre, qui réagit à peine. Sa respiration était erratique, et Ève secoua doucement la tête, comme pour lui signifier qu'il était trop tôt pour avouer certaines choses. Léandre s'empressa de fuir les coulisses, marmonnant qu'il avait besoin de prendre l'air. Après un regard échangé avec Ève, Ophélie le suivit.
"Je veux rentrer, souffla soudain Ève. Je veux rentrer à la maison et tout oublier."
Cara acquiesça et l'aida à se changer, laissant ensuite Milo la porter jusqu'à la voiture. Tandis qu'elle rassemblait leurs affaires et défaisait sa coiffure, ôtant les pinces une à une comme les rubans qui avaient préservé son cœur, quelqu'un vint lui dire qu'ils avaient été magnifiques sur scène. Elle rit, d'un rire sans grâce.
Comme si ça comptait.
Incroyable. Et en même temps... Rah, ça me laisse un goût mi-amer, quand même. En fait... On le savait déjà. Ils l'avaient tous déjà remarqué, et le lecteur savait aussi, pour Milo comme pour Cara. D'accord, ce n'est pas pareil, de remarquer certaines choses et d'en parler à haute voix. mais la "grande révélation"... n'a pas eu lieu, en fait. Seul point nouveau, ajouté très subtilement : l'accident de Ève et Léandre est un accident de voiture, et c'est Léandre qui conduisait... Donc c'est lié.
Tu maintiens vraiment bien le suspense, bravo ! Et j'ai beaucoup aimé la poésie d'Ève, au début du chapitre. ça contre-balance mon commentaire suivant : dans ce chapitre, j'ai eu l'impression qu'Ève était en dehors de la bande... Ils ont tous fait des erreurs, et elle, pas ? J'ai vraiment senti un décalage par rapport aux autres chapitres, où elle me semblait avoir plus de "consistance".
Mais ça me plaît toujours autant, promis ! J'ai juste extrêmement hâte de lire la suite ! Je te donne mes impressions mais ce n'est vraiment pas pour te décourager, au contraire ! J'espère juste t'aider au mieux ;-)
Mes habituelles remarques (mais ce n'est vraiment pas grand chose) :
- Mais ce n'était pas de colère qu'Ève avait besoin --> Mais ce n'était pas de colère DONT Ève avait besoin.
- Il ne la regarda pas quand il dit cela. Personne ne regardait Ève. --> J'aurais inversé : "Il ne regarda pas Ève en disant cela. Personne ne la regardait." Parce que sinon, on a l'impression que qu'il ne regarde pas la personne qui parle (donc Cara).
Voilàààà ! J'y suis. À très bientôt =)
Merci beaucoup pour ton commentaire ! Je note ces remarques pour la réécriture, dans l'idée de, peut-être, faire durer le suspens moins longtemps, pour ne pas lasser.
(Mais la "grande révélation" arrive très vite !)
Je te remercie pour cette analyse du personnage d'Eve, avec un aspect auquel je n'avais pas du tout pensé. A mon sens, l'"erreur" d'Eve est, comme celle de tous les autres, de ne pas avoir cherché à reconstruire le groupe d'amis plus tôt, d'avoir lâché l'affaire. Et, comme tous les autres, elle avait des raisons de le faire, ce qui n'en fait pas tant une erreur qu'un choix, plus ou moins conscient. Mais c'est un point auquel je ferai attention à la réécriture, merci !
Loin de me décourager, tes commentaires me donnent toujours de nombreuses pistes d'amélioration pour ce roman, alors merci beaucoup.
(Concernant ta première remarque grammaticale, on m'a appris que la règle était comme suit : "c'est la cafetière dont il a besoin" / "c'est de la cafetière qu'il a besoin".)
Merci beaucoup. En te souhaitant une bonne journée !
Merci pour la précision grammaticale ! Tu as raison, en relisant, ça donne juste... Merci !
À la prochaine ;-)
<3
Bon tu l'auras compris, je veux la suite. Ce chapitre nécessaire est une révélation entre personnages, mais n'en contient aucune pour le lectorat. Pour moi, ça va, au sens où ce serait un livre pamier je tournerai tout de suite la page, mais peut-être que d'autres pourraient rouver à redire de cette redite justement. (C'est plus une analyse un peu froide que mon ressenti, bien sûr)
Merci pour le partage ! À bientôt <3
Ne t'inquiète pas, ça arrive très vite pour Léandre !
Je te remercie pour cette analyse ; il est peut-être nécessaire, en effet, de faire durer le suspens moins longtemps. Je le note pour la réécriture !
Merci beaucoup. En te souhaitant une belle journée !