Les révélations de Grand-Papa Hank se figent dans un recoin de mon esprit. Cela m’empêche de dormir, alors que je suis allongée dans mon lit. Le gérant de la Chambrée Syllabique ne m’a même pas vu rentrer dans ma chambre, alors que je l’ai salué, en passant dans le hall. J’ai voulu me coucher tout de suite mais, le sommeil ne vient pas jusqu’à moi.
Je ne parviens pas à me dire que j’ai rencontré le père de mon père. Un nouveau membre de la famille. J’ignore comment annoncer cela à ma mère. Est-ce que cela va lui faire plaisir ? Au contraire, va-t-elle en souffrir ? J’ai bien eu envie d’en parler à Selvina, dans une prochaine lettre. Même avec elle, j’ignore comment m’y prendre. Cette histoire me paraît tellement surréaliste. Comme si je m’étais réveillée d’un rêve plus que troublant. En même temps, maintenant que je sais, je vois une forte ressemblance entre Hank et mon père. Le regard, le menton, les chemises à carreaux. Je ne vois plus que cela.
La nuit défile et aucun de mes yeux ne se ferme.
Alors que je m’apprête à me lever, quelqu’un frappe à ma porte. J’ouvre, en espérant ne pas avoir la tête de quelqu’un qui n’a pas dormi de la nuit.
— J’ai reçu votre courrier par erreur, mademoiselle Véra. Je sais qu’il se fait tôt, cette fois...
Monsieur Juste. Ce n’est pas la première fois que mon courrier atterrit chez lui. Je prends la lettre et je le remercie chaleureusement de me l’avoir transmise. Il me sourit tout naturellement avant de retourner dans sa chambre.
C’est une lettre de Selvina. Elle dit qu’elle me sent soucieuse. Elle s’en inquiète. Elle a peur que je me sente seule, à la capitale. Sans Xander. Seule à m’occuper de Petit Robert. Elle trouve aussi que je parle très bien d’Adam. Pour la première fois, elle évoque ma mère. Elle sous-entend qu’elle a mal vécu mon départ. Sans aucune colère. Uniquement de la tristesse. Pendant des jours, Selvina ne l’a pas vue sortir de sa chambre. Cela fait deux ou trois jours que ma mère semble avoir repris un quotidien tout ce qu’il y a d’ordinaire. Je suis contente pour elle. J’espère ne pas tout chambouler quand je vais révéler avoir trouvé Grand-Papa Hank.
Je m’habille pour réveiller Petit Robert et retrouver Adam à la Syllabe Amicale. Je lui avais promis de boire un verre de jus de pommes betterave en sa compagnie. Même si je n’ai pas dormi de la nuit, je ne me vois pas lui faire faux bond. Je me surprends à penser que son regard pétillant saura me tenir en éveil.
En finissant d’enfiler ma robe bleue à pois jaunes, je jette un œil au petit miroir de la salle de bains. Je n’ai pas les traits du visage trop fatigués. Mes cheveux sont bien coiffés. Je suis prête. Petit Robert frappe à ma porte, à l’instant-même où je m’apprête à l’ouvrir.
Je sors de la chambre. Petit Robert et moi quittons l’auberge dans l’indifférence la plus totale. Je suis transparente, sauf quand il s’agit de payer la chambre.
J’y fais à peine attention, maintenant. Tout ce à quoi je pense, c’est à ce verre de jus qui m’attend. Pour me faire oublier la découverte de la veille.
— Jean-Kamel-Louis-Marcel m’a dit hier que celui qui gère notre auberge, il fait partie de la famille De Saint-Haxe, me confie le petit garçon. Les syllabistes le trouvent très... saint-haxique.
— Saint-haxique ?
— Un mot syllabiste pour causer des gens qui se donnent beaucoup d’importance. À l’Apostrophe Caniculaire, on dit que ces gens-là peuvent pas flatuler plus haut que leur fessier.
Encore des expressions qui m’échappent jusqu’à maintenant. Je suis rassurée de constater que je ne suis pas la seule à ne pas apprécier le caractère de cet aubergiste :
— Saint-haxique, c’est déjà plus charmant que tes histoires de flatulence. J’avais également remarqué à quel point il accordait de l’importance à sa personne, et uniquement à sa personne. C’est bien dommage pour lui…
Petit Robert hoche la tête en guise de contentement.
Nous sommes arrivés la Syllabe Amicale. Adam est déjà là et il nous a réservés une table :
— Je suis content de vous voir, dit-il en nous saluant à tour de rôle.
Petit Robert semble surpris de cet accueil chaleureux.
— Tu es content de me voir ? Tu es sûr que tout va bien ? s’en étonne-t-il à haute voix.
— Même si on se chamaille beaucoup, je te vois comme un petit frère ou un grand fils, explique Adam. Quelque part, tu me rappelles peut-être l’enfant que j’aurais pu avoir avec Anna-Belle-Charline-Dorothée…
— Celle-là, elle te mérite pas. En partant avec un autre, elle sait pas ce qu’elle a perdu.
— C’est… gentil de ta part de me dire cela, Petit Robert.
C’est bien la première fois que je les vois échanger sans se disputer. Sans entrer dans un esprit de compétition enfantin. L’impression d’être dans un rêve refait surface. Je me surprends à rajouter :
— Le destin nous joue parfois de drôles de tours…
Adam et Petit Robert me fixent, interloqués :
— Véra, tout va bien ? me demande Petit Robert.
— Oui, tu as le regard si soucieux, tout à coup, s’affole Adam.
Je balaie mes inquiétudes d’un revers de main avant de leur répondre :
— Je n’ai pas passé la meilleure des nuits. Je n’ai plus un sou. Je ne peux plus payer l’auberge à partir de demain soir. Et puis, j’ai appris certaines choses… et… Je n’arrive pas à en parler…
— Je suis sans-sou, moi aussi, avoue Petit Robert.
Adam a l’air désolé pour nous. Ses yeux verdoyants se grisaillent quelque peu. Même accablé par ses déboires amoureux, il a encore de la place pour se préoccuper de nous. J’en suis touchée.
— Ne vous inquiétez pas, je suis là, si vous avez besoin de quoi que ce soit. On boit notre verre et après, je peux vous emmener à la Banque Syllabique. Véra, tu pourras ouvrir un compte. Je peux demander à Bouchet de t’embaucher dans sa charcuterie. Mais… Hank n’avait pas dit qu’il s’occupait de te payer la chambre ?
— Euh… C’est… c’est compliqué… Je ne sais pas…
Je me retiens de pleurer. Adam l’a remarqué, de son magnifique regard pétillant. Petit Robert me tend un mouchoir. Je l’en remercie.
— Bon, hier soir, j’ai appris que Hank était mon grand-papa. C’est le père de mon père…
Adam en reste bouche bée. Ses beaux yeux manquent de s’échapper de leur orbite :
— Hank est le père de Tristan l’explorateur ?
Je confirme en marmonnant. Je n’ai pas la force de tout expliquer. Je me contente de l’essentiel :
— C’est ce qu’il m’a avoué hier soir.
Petit Robert n’a pas dit un mot. Il se contente d’écouter, d’observer comment je vis la nouvelle. Il a dû voir que cette découverte m’a bouleversée :
— Ce doit pas être simple à encaisser. Y a un truc à pas oublier… Hank a l’air d’être un gentil monsieur. Avec une façade rustre et sévère, c’est vrai. Ta famille s’agrandit, c’est une bonne nouvelle !
Émue, je le prends dans mes bras. Je me rends compte qu’une part de lui doit souffrir de demeurer orphelin. Je n’ai pas envie de me plaindre d’avoir trouvé par hasard de la famille. Au fond, je ne pense pas que la révélation de Hank soit une mauvaise chose. C’est l’effet de surprise qui est difficile à digérer. Bien plus difficile à digérer qu’une tartine de beurre rance. C’était soudain, inattendu.
— Attention, Véra ! Je te dis pas ça parce que je suis orphelin. J’ai pas de famille, ça c’est mon histoire. Toi, tu as ton histoire à toi. Je suis pas du tout jaloux ou envieux. Au contraire, je suis heureux si ça te rend heureuse. Je suis pas là pour t’interdire de te plaindre parce que je juge ma situation pire que la tienne…
Sa réponse me laisse sans voix, quelques instants. Madame Epistole en profite pour nous servir les verres de jus de pommes betterave.
Avant la dégustation, je n’oublie pas de le complimenter à la hauteur de ce qu’il mérite :
— Ta maturité m’étonnera toujours, Petit Robert.
Je le vois essayer de cacher les rougissements de son visage. Adam lève son verre en notre honneur. Petit Robert et moi en faisons de même pour vanter les mérites d’Adam. Toujours aucune discorde entre mon ami et le petit garçon.
— Vous donnez à voir l’image d’une belle famille, tous les trois, commente Madame Epistole.
Je manque de m’étouffer. Cette remarque résonne en moi étrangement. Je ne sais pas si j’en suis gênée, contrariée, amusée ou si je suis habitée par une autre émotion qui m’est encore inconnue.
Il est vrai que je considère Petit Robert comme le fils que je peux avoir un jour. J’ai ce besoin de prendre soin de lui, de le protéger. De lui rendre la vie heureuse, de renverser le mauvais sort qui s’est abattu sur lui. À Bescherelle-sur-Mer, il est possible d’adopter un enfant dès l’âge adulte, à vingt ans. Dans quelques mois, je suis en âge de pouvoir le faire. Avec Petit Robert ? Je n’en sais rien. J’ignore si je serai une mère digne de ce nom, ni même si ce petit garçon a envie d’appartenir à ma famille. N’étant pas adulte, la question ne se pose pas. Quant à Adam, je vois bien que son regard pétillant me trouble. Mais, je suis incapable de déterminer pour sûr si je suis à la recherche de l’amour. Madame Brillance s’est trompée avec Ornikar. J’ai donc arrêté de chercher. Je ne sais même pas à quoi ressemble le sentiment amoureux. De plus, Adam sort d’une relation compliquée qui le fait encore souffrir. Là aussi, la question ne se pose pas. Adam, Petit Robert et moi, nous ne sommes pas une famille. Simplement trois connaissances qui boivent un verre de jus.
— Je suis désolée, je n’aurais pas dû dire cela, se défend la propriétaire de l’établissement. Vous étiez là, adorables comme tout, tous les trois. J’avais plaisir à vous regarder ! Pardon si j’ai été trop indiscrète.
Nous lui pardonnons tous les trois. Petit Robert plaisante même en disant qu’il oubliera plus vite l’incident avec un second verre de jus, gratuite cette fois-ci. Madame Epistole joue le jeu et nous offre à chacun un verre de jus banane-kiwi. Avant de s’éloigner, elle m’interpelle :
— Mademoiselle Véra, si vous cherchez Monsieur Hank… Il a téléphoné, tout à l’heure. Il ne viendra pas aujourd’hui.
J’en ai presque oublié le fait que je peux le croiser ici. Presque oublié que c’était sa deuxième maison. Presque oublié qu’il est mon grand-papa.
— Merci de m’avoir informée, Madame Epistole.
Petit Robert et Adam sont gênés pour moi. Je leur dis que ce n’est rien. Hank a peut-être besoin de temps pour se reposer, se remettre de ses émotions. Ses aveux l’ont beaucoup éprouvé.
— Allez ! On finit ce verre et direction la Banque Syllabique ! s’enthousiasme Adam.
En jetant un œil à mon ami, au-delà de son regard vert pétillant, je décèle aussi une envie de se détacher de ses ennuis. Il a envie de mettre de côté l’arrivée imminente d’Anna-Belle-Charline-Dorothée et de son Ornikar. Je le comprends… Je fais la même chose quant à l’absence de nouvelles concernant Xander et mes nouveaux liens avec Hank. De toute manière, je dois régler mes soucis d’argent. La distraction à la Banque reste une distraction utile.
Petit Robert engloutit très vite son verre de jus de banane-kiwi. Adam et moi finissons notre verre peu de temps après. Je me lève de table, suivie de près par le petit orphelin, quand mon ami annonce payer l’addition. Je n’ai pas le temps de protester, gagnée par la gêne. Adam me tapote l’épaule. Tout le temps du tapotement, je ressens comme des bourdonnements dans le ventre. J’ai pensé à une mauvaise digestion des verres de jus. Seulement, ces bourdonnements me font du bien. Ils sont très agréables. Je ne remarque pas tout de suite qu’Adam s’est éloigné pour payer nos consommations. Par contre, sa voix me ramène à la réalité. Je l’entends dire :
— Non, je ne pars pas pour Envers. Je n’ai plus d’ancienne fiancée à retrouver. C’est fini. Je pars simplement avec deux sans-sous. Mes deux sans-sous préférés qui ne resteront pas longtemps sans un sou.
Je fais partie de ses personnes préférés. J’en suis très flattée. Je m’efforce de ne pas rougir. La drôle de sensation au niveau du ventre me reprend. J’en reste sans voix. Je profite pleinement de cette sensation, sans dire un mot, pendant tout le trajet jusqu’à la Banque Syllabique.
Content de t'intriguer ! C'est chouette d'avoir un lecteur à jour dans l'histoire. Je ne m'y attendais vraiment pas. Je suis très touché.
A bientôt pour la suite ! :)