Chapitre 6 : La rumeur
22. Une histoire intéressante
Ilohaz tapotait le bout de son pied contre le sol de la salle d’études, attirant les regards agacés des personnes assises près de lui. L’intérieur était illuminé par les derniers rayons du soleil qui traversaient les vitres poussiéreuses de la tour de l’Observatoire. Chacune des vingt tables individuelles disposait également d’une bougie pour s’éclairer, que le Précepteur s’appliquait à allumer une par une à travers toute la pièce. À en juger par ses coups d’œil incessants en direction de la porte, le vieil homme s’impatientait lui aussi. Ilohaz soupira bruyamment pour manifester son irritation. Il avait d’autres plans en tête pour la soirée, qui impliquaient une bien meilleure compagnie, et n’avait pas l’intention de s’éterniser ici plus longtemps que nécessaire.
— Qu’est-ce qu’on attend exactement ? lui souffla la femme assise à la table à côté de la sienne.
Elle devait avoir le même âge que lui. Ses cheveux noirs étaient attachés en une queue de cheval et sa frange lui tombait presque sur les yeux. Involontairement, comme cela lui arrivait de plus en plus souvent ces derniers temps, l’image d’une autre brune, plus jeune, s’imposa dans l’esprit d’Ilohaz. Mais ce n’était ni le lieu ni le moment de se perdre dans ses sentiments. De toute façon, pour leur bien à tous les deux, il avait plutôt intérêt à l’oublier.
Il se concentra sur son interlocutrice, qui le regardait d’un air interrogateur. Il la connaissait, de vue uniquement, car elle faisait partie du corps des bâtisseurs. Ils ne s’étaient jamais adressé la parole auparavant et c’était la première fois qu’elle participait à l’une de ces réunions.
Le Précepteur, selon le sujet du jour, ne réunissait qu’un nombre restreint de membres ; les plus susceptibles d’avoir voix au chapitre, les plus compétents ou les plus intéressés. Une poignée seulement, pour ne pas se perdre en débats interminables. Ainsi le Commandant des éclaireurs n’avait-il encore jamais rencontré tous les sympathisants du Premier Cercle. La plupart n’étaient invités que lors des discussions purement théoriques, sans grande incidence. Ceux-là n’avaient rejoint le groupe que pour le côté secret et subversif de ces petits rendez-vous, qui constituaient souvent l’unique source d’excitation de leur quotidien morne. En tant qu’éclaireur, Ilohaz se trouvait au-dessus de tout cela et avait la chance de pouvoir participer aux séances qui comptaient vraiment, celles dont peu connaissaient l’existence.
— Le vieux forgeron, en retard, comme à chaque fois, répondit Ilohaz d’un ton las. Il sait pourtant que c’est dangereux de s’éterniser là. Si un jour on se fait surprendre…
Il ne finit même pas sa phrase, qu’il avait marmonnée plus pour lui-même que pour son interlocutrice. En vérité, il devait reconnaître qu’il était plus impatient qu’inquiet. Personne ne viendrait par hasard dans cette aile, complètement désertée à la tombée de la nuit ; quand bien même on les surprendrait, rien n’interdisait leur présence ici. Le Précepteur avait également pris soin de poser sur chaque table des livres qui ne pouvaient pas être sortis du bâtiment, afin de leur donner à tous une raison valable de se trouver là en cette fin de journée. Si quelqu’un entrait, il ne découvrirait qu’une dizaine de lecteurs absorbés.
Ilohaz leva la tête pour regarder autour de lui. Les individus présents ce soir n’avaient pas grand-chose en commun et c’était peut-être leur plus grande force. Qui pourrait les suspecter d’appartenir à la même organisation ? Il y avait une savante de l’Observatoire ; un conseiller des administrateurs Hocas, le quartier qui accueillait le Temple ; plusieurs artisans qui venaient de toute la ville ; un médecin et deux autres personnes qu’il avait déjà vues ici, mais dont il ne savait rien ; sa voisine brune, la bâtisseuse ; Souftir, toujours absent, qui faisait partie du groupe presque depuis sa création. Et puis, bien sûr, le Précepteur. Le vieil homme, au visage décharné et à la peau si fine qu’elle paraissait presque transparente, était le dernier fondateur du Premier Cercle encore en vie. Son travail avait consisté à former les élites politiques et militaires de la ville. En apparence retiré des affaires de la Cité, il ne s’occupait plus aujourd’hui que du mouvement secret qu’il avait créé une trentaine d’années plus tôt, dont il jaugeait, recrutait et introduisait les nouveaux membres.
Des décennies plus tard, le Premier Cercle était resté fidèle à ses origines : un groupe d’intellectuels qui se rassemblaient afin de tenter de changer les mentalités dans la Cité et agir dans l’ombre pour le bien commun. Redonner un but à l’Humanité en la poussant à relancer les explorations au-delà de la vallée. Aujourd’hui, les moyens mis en œuvre avaient évolué et les paroles laissaient de plus en plus place à des actes, notamment depuis leur collaboration avec les contrebandiers et la tentative de creuser un tunnel dans la montagne.
La lourde démarche claudicante du chef de corporation se fit enfin entendre et la porte de la salle s’ouvrit.
— Nous sommes au complet, déclara le Précepteur après avoir salué le nouveau venu. Nous avons plusieurs sujets à voir ensemble, mais commençons par le plus important. Il faut trouver une solution pour relancer l’exploration à travers le canyon. Souftir, nous t’attendions, quelles sont les nouvelles ?
Le forgeron n’avait même pas pris la peine de s’asseoir. Il se tenait toujours sur l’estrade, à côté du vieil homme, un sourire au coin des lèvres, adossé au mur. Il ne mentionna pas son retard, comme si les autres n’avaient rien de plus important à faire que de patienter gentiment.
— Du côté des contrebandiers, il devient urgent d’agir. Lajos insiste : ils ont besoin de quelque chose à se mettre sous la dent.
Ilohaz ferma brièvement les yeux. Les images de l’éboulement, du mastodonte et du massacre qui avait résulté de tout ça lui revinrent aussitôt en mémoire.
— Nous ne leur devons rien, répliqua amèrement Ilohaz. Chacun a profité de la situation tant qu’elle a duré. Les contrebandiers sont autant responsables de l’effondrement que nous. Et il est encore trop tôt pour recommencer.
Un murmure d’approbation accueillit sa remarque. Sa voisine, en particulier, tourna la tête vers lui et sourit, découvrant une fossette sur sa joue gauche. Le Commandant des éclaireurs s’efforça de lui rendre son sourire, alors qu’une nouvelle fois ses pensées étaient envahies par le visage rieur d’une autre femme.
Face à lui, l’air suffisant de Souftir avait déjà remplacé la moue contrariée que les paroles d’Ilohaz avaient provoquée.
— Il est évident que nous devons prendre des précautions, la Garde n’a toujours pas abandonné ses recherches. Mais nous ne pouvons pas non plus compromettre notre lien avec eux, pas plus que toute la stabilité dont la Cité profite tant qu’ils sont tous sous la coupe d’un seul homme.
Ilohaz sentit la colère l’envahir. Tout ça pour enrichir encore plus Lajos Volbar. Avant de s’en être rendu compte, il s’était mis debout et avait plaqué si fort ses mains sur la table qu’elles lui faisaient mal.
— Si nous voulons recommencer les expéditions, il nous faut un plan. Nous ne pouvons pas prendre le risque d’un nouvel incident. C’est notre précipitation qui a failli coûter la vie à toute la Cité, ne répétons pas deux fois les mêmes erreurs !
— Et c’est pour cette raison que nous sommes réunis ce soir, conclut le Précepteur d’une voix calme. Souftir, qu’a dit la Grande Prêtresse ? Est-ce que partir par le gouffre est envisageable ?
Le vieux forgeron détacha son dos du mur contre lequel il était appuyé et se mit à marcher à pas lents à travers la pièce, avant de répondre.
— Elle n’est pas convaincue. Bien sûr, elle reste sensible à notre cause et aimerait savoir ce qui se trouve de l’autre côté du canyon. Elle nous aidera comme elle le pourra. Mais elle ne veut pas prendre le risque de nous accorder l’accès au gouffre, pas après notre échec dans la montagne et l’écroulement du Temple. Elle craint un scandale de plus.
— Se laissera-t-elle convaincre, avec le temps ? demanda une femme dans l’assemblée.
— Il ne faut pas y compter. Mais elle a dit autre chose.
Souftir marqua une courte pause, comme pour attendre une question, avant de reprendre de lui-même, car personne ne se manifestait.
— Elle pense que les fils Kegal sont au gouffre.
Il s’arrêta à nouveau, plus longtemps cette fois. Dans le silence de la salle d’études, Ilohaz entendit au loin les cloches du Temple sonner. Il ne parvenait pas à comprendre. Pourquoi des fils d’administrateurs se seraient-ils aventurés dans cet endroit ? Quel intérêt à risquer leur petite vie tranquille ? Et que pourraient-ils bien s’imaginer y trouver ? Soudain, il se rappela une discussion qu’il avait eue plus tôt dans la journée.
— Ils ne se sont pas présentés pour leur service de sentinelle aujourd’hui, révéla le Commandant des éclaireurs. Leur supérieur m’a prévenu, il voulait que j’en parle à leurs parents.
Ilohaz, tout comme le pauvre homme qui avait sollicité son aide, n’avait pas osé déranger les deux administrateurs. Pour un seul jour, il avait préféré passer l’éponge sur une petite rébellion de jeunesse qu’aller se disputer avec Ateb. Mais à présent, une visite au quartier Kegal semblait s’imposer.
— Leur absence pourrait s’expliquer de bien des manières. Pourquoi la Grande Prêtresse pense-t-elle qu’ils sont là-bas ? demanda le conseiller de la famille Hocas.
— La mère et la fille sont venues la voir hier, séparément. La première dans la matinée, pour s’enquérir du destin de ses fils et elle paraissait apparemment inquiète, comme si elle les croyait en danger. La deuxième, plus tard dans la journée, n’a pas mentionné explicitement ses frères, mais a parlé d’explorer le monde et de ce qui pourrait se trouver au-delà du gouffre. Maintenant que le Temple s’est effondré et que l’endroit n’est plus gardé… C’est un peu tiré par les cheveux, mais son raisonnement se tient.
Le raisonnement se tenait. Pour la première fois depuis qu’il était entré dans cette pièce, Ilohaz se souvint du sentiment d’appartenir à quelque chose de plus grand qui l’avait poussé à rejoindre le Premier Cercle deux ans auparavant.
— J’irai voir les Kegal, dit-il. Quelqu’un d’autre devrait également essayer de se renseigner auprès de leurs amis proches. Si Ateb est aussi inquiète, elle en aura sûrement parlé à quelqu’un, peut-être Nedim ou Oblin ?
— Excusez-moi, interrompit sa voisine d’une voix pleine de doute, mais qu’est-ce que ça change pour nous ?
Tous se tournèrent vers la bâtisseuse, qui baissa les yeux et se voûta légèrement, comme pour échapper à leurs regards. Calmement, le Précepteur enleva ses lunettes, les fourra dans sa poche et descendit de l’estrade pour se rapprocher d’elle.
— Ce que ça change pour nous ? répéta-t-il doucement. Tout. Notre petit groupe n’a pas les moyens techniques, humains ou financiers d’entreprendre discrètement des explorations de grande envergure. Mise à part la récente collaboration avec les contrebandiers, les actions menées au fil des années pour convaincre la population de tenter à nouveau d’explorer au-delà de la vallée ont rencontré une dure résistance. Par peur, par prudence, par manque de temps ou d’écailles. Mais aujourd’hui deux fils, dont l’héritier, d’une des plus puissantes familles de la Cité, partent risquer leur vie au gouffre. En cachette de tous, bravant les règles établies depuis des lustres, parce que le gouvernement leur interdit d’essayer de voir plus loin que ce qui se trouve sous leur nez. Voilà une histoire intéressante à raconter, non ?
Ils ont commencé si fort dans le premier chapitre que j’ai, je pense, trop vite accroché à eux pour laisser de la place aux autres personnages et intrigues. Je dois avouer que je lis moins attentivement les chapitres ne les concernant pas. Je n’arrive par exemple pas à retenir le nom et le rôle de tous ces gens, la fête du Vent est retombée comme un soufflé alors que je l’anticipais depuis le début du roman… Pour moi, la menace des rapaces et ce qu’il se passe en ville, ce n’est pas aussi engageant que l’idée d’aller explorer au-delà du gouffre !
Mais avec le Cercle qui commence à mieux se définir, peut-être que les intrigues prendront mieux forme et sens à mes yeux bientôt ^^
Merci pour ton commentaire ! Je suis très contente que tu aies eu envie de lire jusque là :D
A vrai dire, tu n'es pas la première (le premier ?) à moins aimer les parties où Bann et Mevanor ne sont pas présents. Je pense que c'est de notre faute de part le construction du premier chapitre, qui comme tu le dis a commencé très fort avec eux, et les autres intrigues qui s'installent en parallèle peuvent sembler arriver comme un cheveu sur la soupe. Avant tout, on ne voulait justement pas perdre le lecteur en installant tous les personnages dès le premier chapitre, et les faire apparaître au fur et à mesure que l'histoire avance. Mais les autres personnages sont aussi importants et chacun a son utilité pour faire avancer (ou au contraire, empêcher) la quête de Mevanor et Bann ! Je crois que sur la totalité des chapitres, les deux garçons ne sont présents que dans un peu plus d'un tiers (et dans un autre tiers, s'ils ne sont pas là, on parle d'eux ^^).
Tout ça pour dire que ces parties où ils sont absents sont incontournables pour la progression de l'histoire (et pour expliquer des choses qui se passent dans la ville qu'ils ne peuvent pas savoir). Donc, selon toi, comment pourrait-on faire pour les rendre plus intéressantes ? En quoi Bann et Mevanor sont-ils plus attachants que les autres personnages ? Est-ce que les autres manquent d'enjeu ? De profondeur ? Je suis preneuse de toute idée car c'est vraiment un sujet qui me préoccupe ! On savait qu'en multipliant les points de vue et les intrigues on risquait de perdre l'intérêt des lecteurs, alors comment peut-on faire pour rendre les intrigues "secondaires" aussi intéressantes à tes yeux que l'intrigue principale ? Par exemple, pour nous, la politique de la ville est super importante, car l'aventure de Bann et Mevanor s'inscrit dans un contexte particulier et c'est celui-ci qui d'une part les pousse à partir et d'autre part leur permettra d'autres choses dans l'avenir. Comment est-ce qu'on pourrait faire pour rendre cet aspect intéressant pour toi ?
Désolée pour ce flot de questions, je suis avide de toute remarque qui pourrait nous aider à améliorer le récit ! Merci d'avance pour ton aide :)
J'espère que la suite continuera de te plaire, sachant qu'on ne va pas revoir les garçons tout de suite !
Ca fait beaucoup de questions oui hahaha, mais surtout je ne sais pas si je suis vraiment équipée pour pouvoir y répondre et t’aiguiller efficacement ^^;
Je m’excuse, je ne voulais pas dire que les intrigues hors de Bann et Mevanor sont dispensables, au contraire, mais sur la longueur elles alourdissent la progression de l’histoire ? Je sais pas comment expliquer… Pour moi, elles participent à la mise en place de l’univers, c’est essentiel, mais la façon dont c'est amené, j'ai l'impression qu'on s’y attarde trop (20+ chapitres “d’exposition” avant de rentrer dans le vif du sujet, avant de revenir enfin sur le Cercle évoqué longtemps au début, et avant d’approcher le gouffre). Peut-être est-il possible de regrouper certaines actions clefs sur moins de personnages (est-ce que par exemple, la fille du meunier est essentielle ?), et d’accélérer le rythme/réduire la taille des chapitres (ce qui permettrait aussi de renforcer le sentiment d’urgence qui pour moi devrait être là -- car fenêtre de temps limitée pour aller au gouffre, menace des bêtes de l’ombre pesante, etc -- mais qui ne s’en ressent pas assez)?
Merci pour ces précisions :) Je vais réfléchir à un moyen de rationnaliser les premiers chapitres (on avait déjà pas mal taillé, au début c'était encore plus long...) et appuyer sur la notion d'urgence. Mais c'est vrai que toute "l'introduction" ralentit la progression de l'histoire. Honnêtement, j'en ai conscience mais je ne sais pas comment résoudre le problème ^^
Pour répondre à ta question : oui, la fille du meunier est essentielle ;)
J'espère que certaines choses qui te paraissent superflues prendront plus de sens dans la suite ;)