Chapitre 6 : La rumeur
Fontainiers
Nedim s’efforça de dissimuler sa contrariété derrière un sourire poli.
Depuis ce qui paraissait une éternité, deux responsables du réseau fluvial de la ville occupaient son bureau et réfutaient chacune de ses remarques. L’homme et la femme devant lui représentaient l’influente corporation des fontainiers, chargée de l’entretien des canalisations et des fontaines et garante de l’approvisionnement en eau de tous les habitants.
Plusieurs centaines d’années auparavant, ils avaient construit un aqueduc de quelques milliers de long. Celui-ci puisait directement dans le Fleuve, bien en amont de la cité, traversait la vallée puis alimentait les fontaines de chaque quartier grâce à un système de tuyauterie complexe auquel Nedim ne comprenait rien. Leur utilisation offrait à la population l’accès à une eau propre, non souillée par les effluents nauséabonds déversés dans le Fleuve chaque jour par les habitants. Les propriétaires les plus aisés pouvaient même faire acheminer l’eau jusque chez eux, à la condition de s’acquitter d’une taxe annuelle de cent écailles, en guise de participation à l’entretien du réseau.
Le système fonctionnait parfaitement depuis de nombreuses années, pendant lesquelles les impôts collectés pour l’usage des fontaines privées étaient venus renforcer le financement demandé à chaque quartier et avaient permis de maintenir les canalisations en bon état. Cependant, sept ans auparavant, des pluies diluviennes s’étaient abattues sur la ville et les parties de l’aqueduc desservant les îles intérieures de la Cité avaient cédé. Les habitants de ces quartiers n’avaient à présent d’autre choix que de s’approvisionner en puisant dans des bassins creusés au bord du Fleuve, une solution qui ne leur convenait pas vraiment, mais qui durait depuis des années. Néanmoins, quelques sizaines plus tôt, les administrateurs Hocas étaient venus se plaindre de l’enlisement de la situation. Le jeune couple avait repris le quartier peu de temps auparavant et souhaitait envoyer un message d’espoir à ses habitants, qui ne bénéficiaient plus d’aqueducs depuis trop longtemps. Setim Hocas, pas autant apprécié que son père parmi la population, craignait une révolte populaire sans action de sa part et menaçait d’abandonner son propre quartier en cas d’insurrection.
Nedim soupira discrètement. L’administrateur Hocas s’avérait encore plus peureux que son prédécesseur et préférait déléguer ses soucis au dirigeant de la Cité plutôt qu’essayer de raisonner ses administrés. Mais le Gouverneur avait déjà abattu presque toutes ses cartes ; Oblin avait sollicité en vain une aide aux autres administrateurs et le Général refusait de mettre à disposition des bâtisseurs sans une réévaluation de leur solde.
Ce matin-là, les responsables de la corporation des fontainiers, dernier recours de Nedim, réclamaient une augmentation de la taxe sur l’eau d’au moins deux cents écailles par quartier et par an en échange de la reconstruction du réseau. Alors que c’était lui-même qui leur avait demandé de venir pour leur exposer sa proposition, Nedim n’avait quasiment pas eu l’occasion de prononcer un mot à ce sujet depuis qu’ils étaient entrés dans son bureau.
— Croyez-moi, je comprends votre point de vue, répéta-t-il après avoir écouté pour la troisième fois les revendications de ses deux hôtes. Cependant, cette solution, que vous proposez à chacune de nos rencontres, ne fera jamais l’unanimité dans la Cité. Les administrateurs des rives Sud et Nord refusent de payer pour la réfection des canalisations des insulaires, alors même que ces derniers ne s’acquittent plus de la taxe depuis sept ans. Nous sortons d’une période trouble, inutile d’enflammer encore les tensions entre les quartiers.
— Soit, répondit finalement Fidga, dirigeante de la corporation. Dans ce cas, je ne peux que répéter ce que nous martelons depuis des années : c’est aux bâtisseurs de reconstruire l’aqueduc. Nous sommes fontainiers, aucun d’entre nous n’a jamais bâti d’ouvrage aussi imposant !
Enroulée dans sa cape, la tête fière, la grande blonde le regardait d’un air condescendant.
Jusque là, aucun projet de reconstruction n’avait jamais abouti, le débat finissant inexorablement par s’abaisser à déterminer un coupable. Les insulaires accusaient le Haut Conseil de ne pas parvenir à forcer la corporation à mettre la main au porte-monnaie. Les fontainiers pointaient du doigt les bâtisseurs, pour ne pas avoir entretenu correctement les ouvrages. Ces derniers considéraient que la faute revenait à l’inégale répartition des réparations qui leur avaient été commandées, la majorité de leur travail ayant été requis pour la rénovation quasi exclusive de certains quartiers, dont les administrateurs ne voulaient en aucun cas financer l’installation hydraulique des insulaires, alors qu’ils avaient déjà dépensé bien trop d’écailles pour toute cette histoire de flotte.
— Voici ce que je peux vous proposer, dit Nedim alors que ses interlocuteurs s’étaient enfin tus. Prenez à vos frais les travaux de reconstruction ; en échange, je m’engage à mettre à votre disposition l’ancien bâtiment du grand marché.
— C’est non, répondit sèchement Fidga, les fonds que vous nous réclamez représentent au bas mot deux fois plus que cette vieille bâtisse. Nous avons besoin d’écailles, pas de locaux.
— Si vous n’avez pas de meilleure alternative à nous proposer, pourquoi nous avoir fait venir à nouveau ? ajouta son acolyte.
Nedim ferma les yeux et se pinça l’arête du nez pour éviter de leur répliquer qu’il n’avait jamais demandé à être mêlé à toute cette histoire. Comme si répéter inlassablement à chacun d’effectuer un petit effort l’amusait ! Il était pris depuis des années entre le marteau et l’enclume et ne voyait aucune solution à ce conflit, à part payer de sa poche les réparations pour être enfin tranquille. Tranquillité qui ne lui serait même pas accordée puisque tous viendraient alors lui réclamer une aide financière pour autre chose.
Il soupira. S’il avait été plus charismatique, ou si la Cité se trouvait vraiment au bord du précipice, il aurait sûrement pu forcer l’une ou l’autre des parties à céder. Mais il n’avait jamais eu ce courage et en souhaitait beaucoup à son successeur. Lui en avait assez de se trouver face à des impasses.
Avant qu’il n’eût le temps de protester, quelqu’un frappa à la porte.
— Entrez ! s’exclama Nedim avec un soulagement qu’il ne parvint pas à cacher.
Oblin passa la tête par l’entrebâillement et s’adressa au Gouverneur après avoir salué ses interlocuteurs.
— Il y a du nouveau à propos de l’affaire dont nous parlions hier, dit-il d’un air conspirateur.
Le Gouverneur fit signe aux deux fontainiers de prendre congé, ravi d’échapper à une conversation longue et inutile qui promettait de s’éterniser jusqu’à midi. Il décida, pour sa propre santé mentale, de ne plus essayer d’arranger cette situation qui stagnait depuis beaucoup trop de temps. Ce serait vu dans la Cité comme un échec de sa part, tant pis. De toute façon, il n’y pouvait rien. Les administrateurs du quartier Hocas trouveraient eux-mêmes une solution à leur problème.
Dès qu’ils furent partis, son conseiller referma la porte du bureau et s’avança vers lui de sa démarche un peu gauche.
— La nouvelle de leur départ s’est répandue partout en ville, annonça Oblin après s’être assis dans un fauteuil. Je ne sais pas comment. En tout cas, des écailles sont apparemment mises en jeu sur leur possibilité de survie.
Nedim fronça les sourcils. Comment le peuple pouvait-il être déjà au courant ? Les garçons avaient disparu seulement deux jours et lui-même n’avait appris la vérité que la veille. Il n’en avait touché mot à personne, à part l’homme qui se tenait devant lui et en qui il avait toute confiance. Les Kegal n’avaient pas non plus dû se vanter des agissements de leurs fils. Alors qui ?
Au grand dam du Gouverneur, la notoriété soudaine de Subor les avait éloignés ces derniers jours. Il aurait aimé connaître l’avis de son ami sur le projet suicidaire de Bann et Mevanor, mais l’administrateur se noyait dans le travail pour échapper à sa popularité nouvelle et à la foule qui campait devant sa maison depuis son acte héroïque pour sauver la Cité des rapaces.
— Les gens n’ont rien de mieux à faire que ces paris sordides, grommela-t-il pour lui-même.
Devant le regard à la fois étonné et affolé d’Oblin, Nedim se reprit.
— Pardonne-moi, la fatigue parle à ma place, s’excusa-t-il avec un petit sourire contrit.
Avec Subor, au moins, il pouvait se laisser aller à la lassitude, alors que son rôle lui imposait de faire bonne figure même devant son premier conseiller. Cette situation le contrariait d’autant plus que son ami lui manquait. Faute de se débarrasser de ses autres soucis, il était résolu à traiter le sujet des fils Kegal avec discrétion et à étouffer l’affaire. Pour le moment, ce n’étaient rien de plus que des bruits de taverne. Il n’y avait pas encore de quoi s’affoler. Si les deux garçons revenaient rapidement et faisaient profil bas, tout le monde aurait oublié d’ici quelques jours.
Il remercia Oblin, le congédia, et s’efforça de chasser à la fois les aqueducs et les Kegal de ses préoccupations.